I.4.2011L’acte antisocial
Entre blessure et cicatrice  : le paradoxe de la destructivité

D’un point de vue métapsychologique, il semble que nous soyons là au moment d’articulation des deux topiques freudiennes, moment qui fonde la construction du narcissisme au point de rencontre du pulsionnel et de l’étayage, dans le rapport de l’investissement narcissique/objectal lié aux caractéristiques de l’objet. Il se constitue comme support de la relation : et c’est, pour le sujet, l’expérience de la relation à l’objet qui fonde les conditions de subjectivation et d’objectivation, du subjectivable et de l’objectivable. Cette position “méta” permet peut-être de suspendre la question de savoir si à l’origine la pulsion libidinale est narcissique ou objectale, comme S. Freud se résout en partie à l’admettre en 1914120,et de déplacer cette question à la problématique des investissements, de la qualité libidinale ou agressive de ces investissements, liée à la qualité d’étayage des objets qui les sous-tendent.

Je m’appuie également ici sur le travail de B. Brusset de 1989,121 qui envisage les enjeux des théories objectales en rupture avec le modèle classique de l’étayage de la pulsion sexuelle sur la satisfaction des besoins, travail dans lequel l’auteur analyse les conditions d’émergence des théories de la relation d’objet, qui trouvent leurs fondements théoriques chez S. Freud, lors du passage à la deuxième topique, entre la deuxième et la troisième théorie des pulsions122.

Or, ce qui apparaît à partir de 1920, c’est l’importance des conséquences du déplacement du conflit psychique que S. Freud situe en 1914 “entre le moi et l’investissement d’objet libidinal”.

Pour la suite de ce travail je m’étayerai plus particulièrement sur la pensée de D. Winnicott en contrepoint de certains textes de S. Freud ce qui va nous permettre de développer une théorie du lien à l’objet tenant compte à la fois, de la qualité du lien de la “mère environnement” dans sa fonction de pare-excitation qui consiste à offrir à l’enfant ce qu’il est en mesure de créer, incluant le travail pulsionnel d’investissement de la “mère-objet“, support des inscriptions symboliques des expériences corporelles du nourrisson.Il est intéressant, par exemple, de constater comment en 1938, dans l’Abrégé, S. Freud, précise les contours d’un modèle de l’étayage dont, D. Winnicott123 s’est sans doute emparé en proposant de “séparer théoriquement” la mère environnement et la mère objet :

Celle-ci ne se contente pas de nourrir, elle soigne l’enfant et éveille ainsi en lui maintes autres sensations physiques agréables ou désagréables. Grâce aux soins qu’elle lui prodigue, elle devient sa première séductrice. Par ces deux sortes de relations , la mère acquiert une importance unique, incomparable, inaltérable et permanente et devient pour les deux sexes l’objet du premier et du plus puissant des amours, prototype de toutes les relations amoureuses ultérieures”.124

D. Winnicott attribue ainsi une double fonction à l’objet maternel, qui ne peut être scindée sans perdre l’essence même de ce qu’elle veut signifier : les besoins du moi, relatifs à l’auto conservation, sont à référer à l’auto conservation psychique du nourrisson Nous pouvons noter avec intérêt que nous retrouvons un fondement similaire, mais sur un versant qui vient questionner la passivité originaire du sujet dans sa relation à l’objet, dans la conception métapsychologique de l’emprise que nous propose Paul Denis (à partir d’une proposition de J Gillibert pour qui la pulsion d’emprise est la pulsionnalité même, “pulsion de la pulsion”).

Paul Denis décompose la pulsion en deux forces d’investissement libidinales, l’une reposant sur les moyens dont dispose le nourrisson pour agir sur son environnement. Ce qui caractérise l’emprise qu’il peut exercer sur cet environnement, impliquant directement les soins maternels pour cette épreuve de réalité. L’autre impliquant la réalisation du but sexuel par les actions sur les zones érogènes qui conduiront à la satisfaction, “‘la satisfaction étant le résultat d’une activité où l’emprise joue un rôle majeur’” :

‘“Nous considérerons que la pulsion est un premier résultat dans la construction du psychisme, corrélatif de l’investissement , par la libido, de l’objet, des moyens de la relation avec lui et des zones érogènes, et nous proposerons d’envisager qu’elle est formée de deux composantes libidinales, liées entre elles, que la pulsion est une résultante que l’on peut décomposer comme une force en deux vecteurs distincts : l’investissement en emprise et l’investissement en satisfaction . Le corollaire de cette proposition est que l’objet sera objet d’emprise et objet de satisfaction”.125

Ces deux aspects des soins infantiles que nous venons de souligner, mère objet et mère environnement, repris “du point de vue du nourrisson” dans l’article de D. Winnicott de 1963 : Elaboration de la capacité de sollicitude,126 ne sont pas sans nous rappeler la description des deux couches de l’appareil psychique perceptif que Freud distingue dans l’article : Note sur le bloc note magique 127, l’une fondant la capacité de conscience et l’autre la capacité de mémoire :

D. Anzieu s’appuie lui-même sur le texte de 1925 pour préciser sa propre conception de l’organisation interne de la psyché “en double feuillet”, la construction de ces deux enveloppes – l’une externe (pare-excitation) et l’autre interne (surface d’inscription des traces mnésiques) – étant corrélative de la construction du moi, “au contact de l’objet primordial qui assure la consensualité et fournit un sens commun externe puis interne [...] en rassemblant les expériences psychiques juxtaposées128. Sa description fait tout à fait écho aux deux fonctions maternantes de “l’objet winnicotien”, la création de l’objet interne, en mémoire, trouvant un sens dans les satisfactions psychiques des besoins et des désirs du nourrisson.

Ces différents points de vue vont nous permettre de dialectiser la problématique de l’agressivité dans son rapport à l’amour et à la haine pour l’objet, sans nécessairement la rabattre sur la pulsion de mort postulée par S. Freud au fondement de l’économie psychique à partir 1920129, alors qu’il tente de rendre compte de fonctionnements s’exerçant “hors du principe de plaisir ”.

Nous pourrons ainsi faire travailler l’hypothèse du “paradoxe de la destructivité” conceptualisé par R. Roussillon130 (à partir du concept de D. Winnicott, caractérisant la haine primaire liée à la découverte de l’extériorité de l’objet, que ce dernier a lui-même travaillé sur la base des conceptions de M. Klein)131 : la destructivité fondant l’épreuve de réalité si l’objet trouvé-créé/détruit résiste à l’angoisse du sujet, face à la perte potentielle, et peut, dès lors, être construit.

En effet, D. Winnicott travaille le concept de la pulsion de mort132 en la référant à la destructivité, “‘témoin de l’échec de la fusion des pulsions libidinales et des pulsions agressives’”, cette compulsion à lier l’expérience étant directement articulée à la motricité lors de la découverte de l’extériorité de l’objet : “‘la destructivité reste une sauvegarde dans le sens où elle est la base de relations objectales qui sont éprouvées comme réelles’”133, et, en ce sens, cela constitue un espoir.

Comme nous l’avons déjà souligné, si l’épreuve de réalité, décrite dans La négation en 1925 par S. Freud, consiste en une sorte de retrouvailles représentatives qui suppose la constitution d’un objet interne représentable : “‘La fin première et immédiate de l’épreuve de réalité n’est donc pas de trouver dans la perception’ ‘ réelle un objet correspondant au représenté mais de le retrouver et de se convaincre qu’il est encore présent’” (p. 138 opus cité), elle s’exerce sur des expériences sensorielles primordiales qui se sont différenciées sur la base de l’efficacité de l’acte de décharge (cf. 1895 : l’action spécifique de L’esquisse).

Ceci pose implicitement, mais impérativement, la question de la réponse de l’objet qui donne accès à la construction d’un dedans et d’un dehors : “‘La différenciation entre excitation et pulsion’ ‘ [...] d’un être vivant en détresse presque totale [...] se fait par le résultat de l’acte de décharge’ ‘ [...] la substance perceptive de l’être vivant aura ainsi acquis dans ’ ‘l’efficacité de son activité musculaire’ ‘ un point d’appui pour ’ ‘séparer un dedans d’un dehors’”134

Et nous retrouvons chez D. Winnicott l’idée semblable que les processus de maturation du moi se rattachent à la motricité et aux fonctions corporelles. Processus dans lesquels la peau joue un rôle de premier ordre en tant que membrane-frontière entre le moi et le non-moi, celle-ci se structurant à partir des soins maternels. Et D. Winnicott le précisera, elle se construit notamment à partir du holding, terme qui signifie à la fois l’action de tenir, de contenir qui peut dériver sur une notion d’emprise, et le handling, façon de manipuler, qui concerne plus directement l’action de la mère au cours des soins à l’enfant et les interactions psychiques qui vont s’en dégager.

Or, dans La négation, S. Freud indique aussi la nécessité, pour la mise en place de cette épreuve de réalité que “‘des objets aient été perdus qui autrefois avaient apporté une satisfaction réelle’”.

Nous retrouvons dans le concept de double limite de A. Green135 l’idée que le moi perd une première fois l’objet dans le travail psychique que nous avons décrit, ce qui l’amène à se distinguer de cet objet et à modifier son économie interne en installant un processus de refoulement pour maîtriser les expériences douloureuses en lieu et place du mécanisme de projection /expulsion du mauvais.

S’appuyant sur ce texte de 1925, A. Green développe le concept de double limite, comme organisateur intrapsychique et intersubjectif. Sur la limite trouvée-créée du dedans/dehors (constituée sur la discontinuité originaire qui contraint le moi-réalité primitif au mouvement expulsif et conduit le moi-plaisir, confondu à l’origine avec “la mère objet source de satisfaction”, à construire un bon objet interne assurant la continuité interne en l’absence de l’objet externe) s’inscrivent les premières représentations-choses permettant le délai, l’attente, et donnant à l’hallucination du désir l’occasion de s’exercer.

A. Green fait alors l’hypothèse que la seconde limite interne, structurant le dedans (limite des systèmes Cs-Pcs et Ics) est instituée par l’hallucination négative de la mère (représentation de l’absence de représentation), qui rompt le lien à la représentation-chose de l’objet et entraîne un travail de liaison par la pensée pour combler le blanc qui n’aura pu l’être par l’expérience de satisfaction. Perte seconde, structurante, de l’objet dans le travail de représentation.

Nous serons amenés à nous questionner, dans la deuxième partie de cette recherche, sur les implications cliniques des modes de présence de l’objet et des effets de son absence, en nous appuyant plus particulièrement sur les reprises théoriques récentes de cette problématique.

Notes
120.

S. Freud 1914 - Pour introduire le narcissisme - opus cité - p. 84 : S. Freud ressent une difficulté à pouvoir trancher dans la question de la distinction des pulsions libidinales des pulsions du moi. Nous pouvons relier cette difficulté à la superposition de deux points de vue : Rien en effet n’empêche de penser que, objectivement, ’C’est seulement avec l’investissement d’objet qu’il devient possible de distinguer une énergie sexuelle, la libido, d’une énergie des pulsions du moi’, alors que, subjectivement,’dans l’état du narcissisme elles se trouvent réunies, indiscernables’ - pour le sujet qui ’investit l’objet avant qu’il soit perçu’ comme le soutient S. Lebovici. La position objectale primaire rencontre la question de la position anobjectale, du point de vue du bébé encore indifférencié de la mère, lorsque ce qui l’affecte contient toute la représentation qu’il peut avoir du monde.

121.

B. Brusset 1989 - Psychanalyse du lien - La relation d’objet - Le Centurion 1989

122.

S. Freud 1920 - Au-delà du principe de plaisir in O.C. - XV - pp. 324, 325, 326 : Dans ce passage, S. Freud nous donne ’[...] une vue d’ensemble sur le lent développement de notre théorie de la libido’, et indique clairement les trois étapes par lesquelles il est passé pour situer le conflit psychique : D’abord dans ’l’opposition entre pulsions sexuelles et pulsions du moi [...] Parmi celles-ci durent être reconnues en premier des pulsions qui servent à l’auto conservation du moi’. A ce type d’opposition succède l’opposition libido narcissique/libido objectale de Pour introduire le narcissisme : ’La névrose de transfert en particulier, le véritable objet d’étude de la psychanalyse, reste le résultat d’un conflit entre le moi et l’investissement d’objet libidinal’. Le constat qu’il fait alors de pulsions sexuelles et pulsions du moi appartenant toutes au registre libidinal, l’amène, pour conserver le dualisme pulsionnel, à proposer une opposition entre pulsions de vie et pulsions de mort : ’notre conception était dès le début dualiste et elle l’est aujourd’hui de façon plus tranchée qu’auparavant, depuis que nous dénommons les opposés non plus pulsions du moi et pulsions sexuelles, mais pulsions de vie et pulsions de mort’.

123.

D. Winnicott 1945 - Le développement affectif primaire in Psychanalyse et pédiatrie - opus cité

124.

S. Freud 1938 - Un exemple de travail psychanalytique in Abrégé de psychanalyse - PUF 1985 - p. 59

125.

P. Denis 1992 - R.F.P. Spécial congrès : De l’emprise à la perversion - p. 1318

126.

D. Winnicott 1963 - Elaboration de la capacité de sollicitude in Processus de maturation chez l’enfant - opus cité

127.

S. Freud 1925 - Note sur le bloc-notes magique in R.I.P. - Tome II - opus cité - p. 119

128.

D. Anzieu 1990 - Epiderme nomade et peau psychique – Apsygée

129.

S. Freud 1920 - Dualisme des instincts de vie et instincts de mort in Au-delà du principe de plaisir et Freud 1923 - Les deux variétés d’instinct - Le moi et le ça in Essais de psychanalyse - P.B.P. 1980

130.

R. Roussillon 1991 - Le paradoxe de la destructivité in Paradoxes et situations limites de la psychanalyse - opus cité

131.

D. Winnicott 1954 - La position dépressive dans le développement affectif primaire in De la pédiatrie à la psychanalyse - opus cité

132.

D. Winnicott 1959/1964 - Contribution de la psychanalyse à la classification psychiatrique in Processus de maturation chez l’enfant - opus cité - p. 93

133.

D. Winnicott 1963 - De la communication et de la non communication in Processus de maturation chez l’enfant - opus cité - p. 166 : ’pour le nourrisson vivre s’établit à partir d’une non existence, la communication naît du silence, la vie ne peut pas avoir la mort pour opposée.

134.

S. Freud 1915 - Pulsions et destins des pulsions in Métapsychologie – Gallimard 1968 - p. 15

135.

A. Green 1990 - La double limite in La folie privée - Gallimard 1990 - pp. 293 à 316