I.4.3011L’acte antisocial et la question de la culpabilité
Une logique du rien à gagner, rien à perdre

Ainsi, le passage du subjectif à l’objectif impliquerait l’existence d’un objet qui ait pu répondre de façon suffisamment satisfaisante à la série des besoins internes et externes indifférenciés du moi, si l’on admet qu’au stade de l’indifférenciation primaire le fonctionnement psychique minimum est organisé par l’incorporation du satisfaisant/bon et l’expulsion de l’insatisfaisant/mauvais.

D. Winnicott136 utilise aussi le concept de mère suffisamment bonne pour exprimer le mouvement de soutien continu qu’elle apporte en réponse à la pulsion spontanée (“le geste”) du nourrisson et qui contribue dans un premier temps à la constitution de l’omnipotence infantile, ‘“’ ‘au stade de fusion de la motricité’ ‘ et des éléments érotiques’” : “‘La mère suffisamment bonne répond à l’omnipotence du nourrisson et dans une certaine mesure elle lui donne une signification et ce maintes et maintes fois’”.

La mère s’adapte aux besoins indifférenciés de l’enfant tant qu’il ne peut, de lui-même, faire ce trajet de la réalisation à la représentation, la continuité de ses soins permettant que l’excès de tension provenant du délai (dans la réalisation) n’annule pas la trace significative qui peut ainsi se constituer en trame potentiellement représentative.137

Et si l’objet ne renvoie rien ou ne renvoie pas, au bon moment, ce qui est attendu, la possibilité de transformer la tension engendrée par un besoin physiologique et/ou un désir psychique, à un moment où le moi n’est pas encore en mesure de créer l’objet-objectif,138 la constitution même de l’objet-subjectif interne, représentant cette fonction pare-excitante, risque d’être en faillite ou portera les traces des manques ou des tensions qui n’ont pu trouver, d’une manière ou d’une autre, d’issues satisfaisantes.139 Nous percevons bien comment le principe de plaisir se dissocie du principe de satisfaction , et nous verrons dans le deuxième partie de ce travail, comment S. Freud le précise dès L’esquisse.

Ainsi, l’hypothèse du “suffisamment tolérable”, organisé par l’environnement se confirme, à chaque étape du développement, selon les nouvelles capacités du moi à organiser la réalité. Ces capacités du moi sont étayées sur l’organisation pulsionnelle liée au fonctionnement des zones corporelles découvertes et investies, en fonction des ruptures, ou de la continuité, qui sont associées à chacun de ces stades. Cet équilibre quantitatif et qualitatif permettra, ou ne permettra pas, de rendre l’expérience acceptable et donc assimilable pour le sujet sans provoquer de perturbations économiques intolérables et une déliaison pulsionnelle trop désorganisatrice.

En 1915 notamment, dans l’article sur Le refoulement, S. Freud fait référence au facteur quantitatif (alors qu’en 1924 dans l’article sur le masochisme il spécifiera plus précisément un facteur qualitatif, repris de L’esquisse, en réintroduisant la problématique du rythme , présente dès ce texte de 1895), et indique qu’une tension interne trop forte n’est pas propre à engendrer le refoulement : “‘Le cas du refoulement n’est donc assurément pas donné quand la tension consécutive à la non satisfaction d’une motion pulsionnelle devient insupportablement grande’”.140

Mais comment concilier cette position avec celle énoncée en 1926, dans Inhibition, symptôme, angoisse, texte dans lequel S. Freud déclare à propos du refoulement originaire, noyau inconscient fonctionnant comme pôle d’attraction à l’égard des éléments à refouler : “ ‘il est tout à fait plausible que des facteurs quantitatifs comme une trop grande force de l’excitation et l’effraction du pare-excitation’ ‘ soient les premières occasions où se produisent les refoulements originaires’”.141

Qu’en est-il alors de ce refoulement originaire, quelle peut-être sa nature, quelle peut-être sa fonction ? L’hypothèse qui se propose, en référence à ces deux textes, concernant l’échec du refoulement de la pulsion agressive dans les actes de violence, parfois extrêmes, des adolescents délinquants serait celle-ci :

L’expérience d’une violence excessive (dans la non-reconnaissance des besoins/désirs psychiques de la part de l’environnement primaire, confusionnant en conséquence le rapport du besoin au désir et le rapport du désir de l’objet au désir du sujet), engendre un taux d’excitation impossible à lier (aspect qualitatif), car/et aussi impossible à décharger (aspect quantitatif), et resterait en dépôt, clivé de la conscience.

Cet excès, n’ayant pas autorisé de refoulement, de “processus d’intégration“ dirait D. Winnicott, constitutif de la limite interne Pcs - Cs/Ics suffisamment organisée, reviendrait en effraction des contre-investissements, révélant une symbolisation des événements primaires en souffrance d’élaboration.

Comme si l’excès de violence de la part de l’objet (l’impossibilité dans laquelle l’objet se trouve d’aider à la métabolisation de la pulsion agressive du sujet constituerait un excès de violence) empêchait qu’il ne se présente comme support de l’idéalisation, puis des identifications : le sujet ne pouvant dès lors pas se représenter ce qu’il est nécessaire de préserver de l’objet (ce qui équivaut pour lui à une perte narcissique), pour se préserver soi-même et se constituer une vie psychique (renoncement qu’il ne peut se représenter comme un gain narcissique/objectal), organisée par la position dépressive permettant l’accès à un sentiment conscient de culpabilité.142

Précisément, l’organisation pulsionnelle des adolescents délinquants présente une déliaison caractérisée essentiellement, dans leur mode relationnel, par le manque de préoccupation à l’égard de l’objet qui supporte ses attaques, et dans leur mode défensif, par une indifférence plus ou moins affichée des conséquences qu’ils devront supporter de leurs actes agressifs et/ou destructeurs.

Comme si, pour ces adolescents, un sentiment de culpabilité manquait à se structurer autour d’une angoisse concernant le risque de perdre le lien à autrui. Ils se situent dans “une logique du rien à gagner, rien à perdre”, pour ce qui concerne leur relation à l’autre qui semble avoir perdu sa qualité de semblable, sans cependant donner le sentiment d’une perte de la réalité caractérisant un mode psychotique d’organisation psychique (sauf cas exceptionnel, dans le cadre où j’intervenais).143

Nous sommes alors amenés à nous interroger sur l’échec du refoulement de la tendance agressive qui se manifeste au frais de la relation au réel, processus se présentant, dans la théorisation de la tendance antisociale comme une alternative au désespoir provoqué par une faillite de l’environnement “‘qui n’a pas su s’adapter aux besoins absolus du nourrisson à une époque de dépendance relative’ ‘.’”144

Dans une prochaine section, nous chercherons à préciser dans quelles mesures ce modèle nous permet de comprendre les comportements antisociaux des adolescents délinquants, pour essayer de les saisir comme autant de modes d’investissements pervertis par une blessure narcissique dont nous aimerions pouvoir ébaucher les particularités, suivant la ligne théorique que nous avons commencée à tracer.

En retenant l’hypothèse d’une désorganisation primaire des processus de maturation du moi, s’actualisant dans une faillite des processus intégratifs au moment de l’adolescence, caractérisée notamment par une désorganisation de la topique qui se manifeste dans l’absence d’un sentiment conscient de culpabilité.145

Notes
136.

D. Winnicott 1960 - Distorsion du moi en fonction du vrai et du faux self in Processus de maturation chez l’enfant - opus cité - p. 122

137.

D. Winnicott 1955 - Position dépressive dans le développement affectif normal in De la pédiatrie à la psychanalyse - opus cité - p. 155

138.

R. Roussillon - Document interne S.P.P. : ’L’expérience du sujet dépend des conditions de la rencontre avec l’objet à une époque où celui-ci n’est pas encore découvert comme objet extérieur.

139.

R. Roussillon - opus cité : ’Il semblerait bien [...]que la satisfaction dont il est question ne concerne pas simplement le besoin corporel mais plutôt, à l’occasion de la satisfaction du besoin corporel, la satisfaction de toute une série de besoins psychiques ou de désirs psychiques. Lorsque ceux-ci ne sont pas satisfaits, la satisfaction des besoins corporels ne produit pas de traces mnésiques satisfaisantes’. Cette hypothèse porte la théorisation du principe de plaisir à un autre niveau, elle nous permet de retrouver au principe même de la théorie pulsionnelle ce que la biologie nous enseigne au principe même de la sexualité : une dynamique d’échange dans le lien (cf. Langaney - Le sexe et l’innovation).

140.

S. Freud 1915 - Le refoulement in Métapsychologie - O.C. - Volume XIII - PUF 1987 - p. 190

141.

S. Freud 1926 - Inhibition, symptôme, angoisse - PUF 1990 - 9e édition - p. 10

142.

D. Winnicott 1960 - Agressivité, culpabilité et réparation in Conversations ordinaires - opus cité :’C’est ici que le mot intégration intervient, car si l’on peut concevoir une personne parfaitement intégrée, cela veut dire que cette personne doit pouvoir entièrement assumer la responsabilité de tous les sentiments et de toutes pensées qui sont propres à l’individu humain. A l’inverse, il y a défaut d’intégration, lorsque la personne a besoin de trouver au dehors d’elle les choses qu’elle désapprouve - le prix à payer étant qu’elle perd la destructivité qui en réalité, est en elle.’

143.

S. Freud 1924 - La perte de la réalité dans la névrose et la psychose in Névrose, psychose et perversion - PUF 1973

144.

D. Winnicott 1963 - De la communication et de la non communication in Processus de maturation chez l’enfant- opus cité - pp. 151 à 158

145.

S. Freud 1937 - Analyse avec fin et analyse sans fin in R.I.P. - Tome 2 - opus cité - p. 242 : ’Tous les refoulements se produisent pendant la première enfance, ce sont des mesures de défenses primitives du moi immature et faible et p. 244 : ’[...] à tout moment des fragments de l’organisation antérieure subsistent à côté de la plus récente et même dans le développement normal la transformation ne se fait jamais complètement, de sorte que des restes de fixations antérieures peuvent être maintenus dans la configuration définitive.’