II – 4011ANTISOCIALITÉ ET BLESSURE NARCISSIQUE DÉSHUMANISANTE
La perte de l’illusion

Nous sommes ici au coeur des hypothèses qui ont été soulevées au cours de notre réflexion, dans un cadre théorique qui questionne la relation de dépendance du nourrisson où le facteur externe, la qualité des soins de l’objet environnement, se dialectise avec le facteur interne du processus, les tensions intra-psychiques “‘fondées sur les pulsions du ça’”172. Cette dialectique conditionne l’évolution d’un surmoi personnel qui dépend lui-même de l’évolution chez l’enfant de l’idéal du moi au cours de l’édification du self “‘comme projection’ ‘ de l’état de bonté qui fait partie de son expérience de la vie’”.173

Dans ce sens, R. Roussillon174 relève la nécessité d’une certaine homomorphie entre réalité interne et réalité externe, liée à la qualité de l’objet vivant indestructible qui assure les conditions de celle-ci. En effet, si “‘L’enfant créé ce qu’il trouve’”, ce postulat fonde les conditions de représentation du réel. Or, “Il y a une hétérogénéité entre le réel lui-même et le réel tel qu’il est pensé. Et il est intéressant de souligner que “‘Les théoriciens actuels de la pensée [...] proposent une issue qui permet de dépasser le paradoxe’ ‘. [...] L’hypothèse d’une homomorphie entre l’objet réel et l’objet pensé, le concept, surgit de la rencontre d’une préconception interne et d’une réalisation, mais cette rencontre n’est possible que si une certaine homomorphie préexiste aux deux champs hétérogènes. [...] C’est le rôle de l’environnement premier, de la ’ ‘“’ ‘séduction’ ‘“’ ‘ par les soins maternels lors de la préoccupation maternelle primaire’ ‘ que d’assurer les conditions complètes de cette homomorphie moi/monde par le jeu ’ ‘du fonctionnement concret de l’illusion’  ”.

Ainsi, pour ce qui concerne les phénomènes antisociaux à l’adolescence, nous sommes alors fondés à faire l’hypothèse d’une blessure narcissique sur fond de déprivation ayant creusé, en négatif, l’absence d’expériences suffisamment humanisantes.

Effectivement, pour D. Winnicott, cette absence entraîne “‘les formations terrifiantes du surmoi’ ‘, liées à la pulsion et au fantasme’ ‘ qui accompagnent le fonctionnement corporel et les excitations primitives où l’instinct est impliqué’”175, ce qui empêche une régulation interne organisée par des formations idéales suffisamment sécurisantes dont le versant persécuteur modifie en profondeur chez le sujet ses capacité et ses modalités d’investissement ultérieures.

ParaIlèlement, il est important de noter que cette blessure narcissique est en rapport avec une pathologie des modes de présence de l’objet dans l’adaptation aux besoins psychiques de l’enfant : “‘La pathologie se situe d’abord dans l’environnement et secondairement dans la réaction de l’enfant’”176. Nous retrouvons chez R. Roussillon une analyse semblable concernant, par exemple, les effets “d’un déficit objectif” de l’environnement. Celui-ci, devenu “inutilisable”, peut engendrer une défense par retournement : le sujet “créant” lui-même un déficit, lui permettant, en l’organisant, de maîtriser activement ce qui lui fait défaut, pour se protéger des effets de ce qui a été vécu passivement, antérieurement.177

La réflexion de D. Winnicott est centrée sur le rôle de l’environnement dans le processus identificatoire qui précède l’édification du surmoi. Ainsi, l’idée de bonté est reliée à l’image d’un parent sécurisant. L’idéal du moi se présente, en tant que “Dieu personnel”, comme un substitut des soins maternels et l’édification du sens moral se construit à partir de la qualité des soins de l’environnement premier :

‘“L’éducation morale n’est pas un substitut de l’amour ; au commencement l’amour ne peut s’exprimer effectivement qu’en soins donnés au nourrisson et à l’enfant, ce qui représente pour nous un environnement suffisamment bon, favorable, tandis que pour le nourrisson ces soins lui assurent la possibilité d’évoluer d’une façon personnelle selon la progression régulière des processus de maturation ”.178

Cette hypothèse vient en contradiction avec les développements de A. Green dans son article concernant la problématique de la destructivité, Pourquoi le mal, où la notion de morale est définie par la relation à l’interdit et au désir de jouir de sa transgression, tandis que le mal sans jouissance pose le problème de la destructivité pure. A. Green la réfère à la fonction désobjectalisante de la pulsion de mort. et la différencie de la jouissance sadique car dit-il, dans ce cas, “‘l’objet perd sa qualité de semblable humain’”. 179

En effet, il distingue, à la suite de S. Freud,180 deux formes d’expression de la pulsion de mort, l’une liée, rattachable au surmoi, dans une problématique de culpabilité “alimentant le besoin d’autopunition”, l’autre libre, “sans raison”, indépendante de la relation d’objet (semblable à la résistance au changement dans la cure). Il va ainsi opposer deux formes de relation au mal, l’une économique, l’autre échappant à toute compréhension : “Le mal est sans pourquoi”.

A. Green se réfère en particulier au texte de 1925, La négation, dans lequel S. Freud réorganise ses conceptions de 1911/1915 concernant les conditions de découverte de la réalité extérieure et le jeu pulsionnel qui s’y rattache. Mais l’opposition qu’il souligne, entre les deux périodes, semble reposer sur un point de confusion entre ce qui est subjectivement créé et ce qui est objectivement trouvé, dans l’interprétation qu’il fait de l’épreuve de réalité telle que S. Freud la propose en 1925 : “‘En 1915 c’est l’objet mauvais qui était mis au dehors. En 1925 ce qui est mauvais, et doit donc être expulsé, n’est pas encore un objet ; c’est quelque chose qui n’a pas de nom et qui en reçoit un peut-être après l’expulsion’” (A. Green - 1988 - p. 373). Nous pouvons rattacher cette confusion à la problématique du narcissisme et la difficulté qu’il y a de penser un stade anobjectal, lorsque la pulsion s’organise à l’intérieur du sujet par rapport à un objet qui ne peut pas encore être différencié dans son système de représentation : “‘L’opposition entre subjectif et objectif n’existe pas dès le début. Elle s’établit seulement par le fait que la pensée possède la capacité de rendre à nouveau présent ce qui a été une fois perçu, par reproduction dans la représentation, sans que l’objet ait besoin d’être encore présent au dehors’”. (S. Freud 1925 - La négation - opus cité - p.p. 137-138)

En effet, A. Green, reprenant les énoncés de 1915, remarque que S. Freud postule, dans Pulsions et destins de pulsions, une organisation narcissique auto-érotique du bébé pour lequel le monde extérieur n’a pas d’existence séparée de ses propres expériences instinctuelles : “‘Le monde extérieur, à ce moment-là, n’est pas investi par l’intérêt (dans le sens général du terme) ’ ‘il est indifférent pour ce qui est de la satisfaction’ ‘. A cette époque, le moi sujet coïncide avec ce qui est plaisant, le monde extérieur avec ce qui est indifférent (’ ‘éventuellement avec ce qui, comme source d’excitation, est déplaisant’ ‘)’”181. Mais nous pouvons remarquer que ceci n’empêche pas S. Freud d’affirmer, simultanément, que le moi, sous la domination du principe de plaisir, “‘prend en lui, ’ ‘dans la mesure où ils sont sources de plaisir’ ‘, les objets qui se présentent, il les introjecte (selon l’expression de Ferenczi’ ‘) et, d’un autre côté’ ‘, ’ ‘expulse hors’ ‘ ’ ‘de lui ce qui, à l’intérieur de lui-même, provoque du déplaisir’ ‘”’ ‘.[...] ’ ‘Après que le stade purement narcissique a été relayé par le stade de l’objet, plaisir et déplaisir signifient relations du moi à l’objet’”.

Nous devons donc comprendre, comme le fait d’ailleurs A. Green, (et comme l’a théorisé D. Winnicott autour du concept de transitionnalité) que “‘l’organisation narcissique auto-érotique du bébé, capable de satisfaire ses pulsions, repose sur ’ ‘l’illusion’ ‘ ’ ‘qu’il est lui-même le dispensateur de son bien, alors que celui-ci provient de la mère’”182 : il créé en lui ce qu’il trouve au dehors ; ce moment précède et introduit la découverte de l’objet à l’extérieur, comme objet objectif d’une réalité qui ne recouvre plus l’intégralité de son expérience subjective interne. Et c’est ce dont il est question en 1925 : comment retrouver au dehors ce qui a été intériorisé sur ce mode auto-érotique, comment la représentation secondaire peut-elle s’étayer sur la représentation primaire.

Nous comprenons aussi, comme A. Green le reconnaît lui-même à partir des éléments théoriques de 1915, que la découverte de l’extériorité de l’objet entraîne la prise de conscience des affects (d’amour et de haine) concernant l’objet :

‘“La haine apparaît avec la découverte de l’objet qui lui est consubstantiellement lié : l’objet est découvert dans la haine. La prise de conscience que l’objet n’est pas une partie du moi et n’est donc pas à sa disposition – son statut indépendant va de pair avec son indisponibilité – engendre tout naturellement la haine. On voit ici que la haine, ou encore que l’affect qui accompagne le mauvais objet sont pour Freud seconds et tardifs puisqu’il faut attendre la différenciation moi-objet pour prendre celle-ci en considération” (A. Green 1988 – p. 372).’

Mais il est plus difficile de le suivre lorsqu’il écrit ensuite : “‘Dix ans plus tard ’ ‘c’est d’emblée que l’enfant prendrait conscience du mal’ ‘ ’ ‘puisque le bon est incorporé et le mauvais excorporé’ ‘. On se souvient de la coïncidence postulée par Freud entre l’extérieur, l’étranger, le haï et le mauvais. Autrement dit, dans cette dernière hypothèse la distinction bon-mauvais précède celle entre le moi et l’objet’” (p. 372).

Car ce n’est pas parce que le satisfaisant/insatisfaisant, qui préside à l’intégration pulsionnelle, précède l’organisation de la différenciation soi/autre, que le moi est en mesure d’avoir conscience, de se représenter ce qui l’affecte en terme de bon/mauvais, catégories qui se construisent à partir de valeurs intégrées au surmoi.

Il est déjà établi en 1915 que, du point de vue subjectif, la haine s’organise autour de ce qui ne peut être assimilé au moi et conservé à l’intérieur et sera donc expulsé au dehors comme mauvais en fonction précisément de ce qui n’apporte pas de satisfaction, ou même ce qui provoque des excitations supplémentaires :

Comme nous l’avons déjà vu, c’est d’abord par les pulsions d’auto-conservation que l’objet est apporté du monde extérieur au moi, et l’on ne peut contester que le sens originaire de la haine désigne aussi la relation au monde extérieur étranger qui apporte les excitations . L’indifférence se range comme un cas spécial de la haine , de l’aversion, après être apparue d’abord comme le précurseur de celles-ci . L’extérieur, l’objet, le haï seraient, tout au début, identiques . Au moment où, plus tard, l’objet se révèle être une source de plaisir, il est aimé, mais aussi incorporé au moi, de sorte que, pour le moi-plaisir-purifié, l’objet coïncide à nouveau avec l’étranger, le haï”(S. Freud 1915 – p. 38).

Et sur ce point, à mon sens, S. Freud ne dit pas autre chose dans La négation, lorsqu’il donne le primat au jugement d’attribution sur le jugement d’existence :

‘“La fonction de jugement doit pour l’essentiel aboutir à deux décisions. Elle doit prononcer qu’une propriété est ou n’est pas à une chose, et elle doit concéder ou contester à un représentation l’existence dans la réalité. La propriété dont il doit être décidé pourrait originellement avoir été bonne ou mauvaise, utile ou nuisible. Exprimé dans le langage des motions pulsionnelles les plus anciennes, les motions orales : cela je veux le manger ou bien je veux le cracher, et en poussant plus avant dans le transfert [de sens] : cela je veux l’introduire en moi, et cela l’exclure hors de moi . Donc : ça doit être en moi ou bien en dehors de moi. Le moi-plaisir originel, comme je l’ai exposé ailleurs, veut s’introjecter tout le bon et jeter hors lui tout le mauvais. Le mauvais, l’étranger au moi, ce qui se trouve au-dehors est pour lui tout d’abord identique . L’autre décision que doit prendre la fonction de jugement, celle qui porte sur l’existence réelle d’une chose représentée , est un intérêt du moi-réel définitif qui se développe à partir du moi-plaisir initial (épreuve de réalité ). Maintenant il ne s’agit plus de savoir si quelque-chose de perçu (une chose) doit être admis ou non dans le moi, mais si quelque-chose de présent dans le moi comme représentation peut aussi être retrouvé dans la perception (réalité)” (S. Freud 1925 – p. 136/137).’

Nous approfondirons, dans la deuxième partie de ce travail, l’enjeu sur lequel repose ce nouveau type d’épreuve de réalité en 1925, autour de la problématique de la mélancolie et du meurtre de l’objet.

Pour le moment nous soulignons l’ambiguïté sur laquelle repose l’argumentation proposée par A. Green qui retient surtout l’idée (dans ce contexte de 1925 où le statut de l’objet est rendu obscur du fait de l’introduction de la pulsion de mort dans la théorie) d’un processus de régulation organisé par le principe de plaisir/déplaisir où les “prototypes de la haine ne proviennent pas de la vie sexuelle mais de la lutte du moi pour sa conservation et son affirmation”. Or S. Freud le déclare également en 1915, mais de façon nuancée, lorsqu’il précise le rôle significatif de l’objet dans ce processus :

‘“Quand l’objet devient source de sensation de plaisir apparaît une tendance motrice qui veut le rapprocher du moi, l’incorporer dans le moi ; nous parlons aussi, dans ce cas, de l’attrait exercé par l’objet dispensateur de plaisir, et nous disons que nous aimons l’objet. Inversement, quand l’objet est source de sensations de déplaisir, une tendance s’efforce d’accroître la distance entre lui et le moi, de répéter à son propos la tentative originaire de fuite devant le monde extérieur , émetteur d’excitations . Nous ressentons “la répulsion” de l’objet et nous le haïssons ; cette haine peut ensuite aller jusqu’à une propension à l’agression contre l’objet, une intention de l’anéantir” (S. Freud 1915 – p. 38/39).’

Ce qui est tout à fait proche du concept “d’enfant impitoyable” théorisé par D. Winnicott “‘au stade des réalisations instinctuelles pures plaçant l’objet en dehors du self’  ” 183 . Mais A. Green réorganise la question indépendamment des conditions d’expérience qui entourent la création subjective et objective de l’objet, processus concernant la construction de la réalité, interne et externe, dessaisi des particularités de la relation qui fonde précisément cette réalité.

C’est ainsi que dans le texte de 1988 A. Green se réfère à cette pulsion désobjectalisante dont qu’il a proposé l’hypothèse en 1983184, antérieure au travail de la pulsion repérable en ces termes par le nourrisson, s’objectivant dans la destructivité comme une pure décharge de tensions – mais provoquées par qui et par quoi ?– , qui ignore l’objet dans son principe d’auto affirmation et rend particulièrement complexe la problématique du passage de cet état narcissique pur à la reconnaissance et à l’investissement de l’objet (travail de la pulsion objectalisante).

Notes
172.

D. Winnicott 1963 - L’état de dépendance du nourrisson dans le cadre des soins maternels et infantiles et dans la situation analytique in Processus de maturation chez l’enfant - opus cité - p. 246 : ’Je m’efforce d’évaluer le facteur externe - qu’on me permette de le faire sans imaginer pour autant que je reviens sur ce que la psychanalyse a défendu pendant les 40 dernières années en matière de psychiatrie infantile ; le facteur personnel, les mécanismes en jeu dans la croissance affective de l’individu, les tensions internes et externes et le stress qui conduisent à une organisation défensive de l’individu et aussi l’idée que la maladie psycho névrotique est la preuve d’une tension intra-psychique fondée sur les pulsions du ça qui menacent le moi individuel. Ici nous revenons à la vulnérabilité du moi et donc à la dépendance.’

173.

D. Winnicott 1963 - Morale et éducation in Processus de maturation chez l’enfant - opus cité p. 57

174.

R. Roussillon 1991 - Paradoxes et situations limites de la psychanalyse - opus cité - p. 41

175.

D. Winnicott 1963 - Morale et Education in Processus de maturation chez l’enfant - opus cité - pp. 65 et 66 : ’Vos règles morales adultes sont nécessaires car elles humanisent ce qui n’est pas tout à fait humain pour l’enfant. Le nourrisson a peur du talion. Dans l’excitation d’une expérience liée à un bon objet, il arrive par exemple que l’enfant morde : l’objet sera alors ressenti comme un objet qui mord. Il arrive aussi qu’il tire une jouissance d’une profusion d’excrément : le monde s’emplira d’eau qui noie, de saleté qui ensevelit. Ces peurs brutes s’humanisent principalement au travers des expériences de chaque enfant, par rapport aux parents qui désapprouvent et qui sont en colère, mais qui ne mordent pas, ne noient pas, ne brûlent pas l’enfant dans un châtiment correspondant exactement à sa pulsion ou à son fantasme.’

176.

D. Winnicott - Contribution de la psychanalyse à la classification psychiatrique in Processus de maturation chez l’enfant - opus cité - p. 107

177.

R. Roussillon - Les paradoxes du déficit - Psychologie médicale 1991 - 23/11 - pp. 1305 à 1308

178.

D. Winnicott 1963 - Morale et éducation in Processus de maturation chez l’enfant - opus cité - p. 65

179.

A. Green 1988 - Pourquoi le mal in La folie privée - opus cité - pp. 369 à 401

180.

S. Freud 1937 - Analyse sans fin et analyse avec fin in R.I.P. - Tome II - opus cité

181.

S. Freud 1915 - Métapsychologie - Gallimard 1968 - p. 37

182.

A. Green 1988 in La folie privée - opus cité p. 371

183.

D. Winnicott 1955 - Le stade de l’inquiétude primitive in Position dépressive dans le développent affectif normal in De la pédiatrie à la psychanalyse - opus cité - p. 153

184.

A. Green 1983 - Narcissisme de vie, narcissisme de mort - opus cité