II - 6011TENDANCE ANTISOCIALE ET CONSTRUCTION PRIMAIRE
011Le paradoxe de la tendance destructrice au service de la pulsion de vie

Ces difficultés de théorisation concernant les racines de la tendance agressive et les liens qu’elle entretient avec la pulsion libidinale se retrouvent dans la question posée par la destructivité des adolescents délinquants. Et en particulier lorsque la déliaison atteint un tel degré que nous avons le sentiment qu’il n’y a plus d’espoir, sauf encore à pouvoir se représenter l’espoir qui les animent à tenter de nous faire ressentir ce qu’eux-mêmes ont vécu.

Dans l’article de 1963, consacré à l’étude des troubles du caractère,192 D. Winnicott nous laisse envisager la présence d’une tendance antisociale au sein de la personnalité de l’enfant consubstantielle à son développement ; elle se manifesterait en troubles du caractère plus ou moins socialisés, et les degrés de distorsion observables seraient en rapport avec les stades de maturation du moi auxquels les défenses ont été sollicité pour supporter une déprivation effective débordant les capacités du moi à l’intégrer dans son expérience : “‘Le trouble du caractère, selon ma manière de voir, correspond donc d’une manière très significative à une distorsion de la personnalité intacte qui résulte des éléments antisociaux qu’elle porte en elle’”.

Or, nous arrivons ici à un point de difficulté dans la pensée de D. Winnicott, dans la mesure où, à la fois, la tendance antisociale intéresse un temps second de la symbolisation des premières expériences, (dans le passage de la dépendance totale à la dépendance relative), et qu’elle renvoie aussi, implicitement, à un temps premier d’expérience de faillite de l’environnement pouvant atteindre la structure du moi, installant, au sein du moi, des noyaux traumatiques, sans que l’on puisse parler d’un état psychotique franc :

‘“Compte-tenu de tous ces éléments, on peut dire qu’il y a deux extrêmes dans la distorsion et que ceux-ci ont un rapport avec les stades de maturation de l’individu où se situe la faillite de l’environnement lorsque la capacité du moi d’organiser des défenses a vraiment été dépassée : à l’un des extrêmes, le moi cache des formations de symptômes psychonévrotiques (établies par rapport à l’angoisse relevant du complexe d’OEdipe). Dans ce cas, la maladie cachée est affaire de conflit dans l’inconscient personnel de l’individu. A l’autre extrême, le moi dissimule des formations de symptômes psychotiques (clivage , dissociations, glissement hors de la réalité, dépersonnalisation, régression et dépendances omnipotentes etc.). Là, la maladie cachée se situe dans la structure du moi”.’

Nous trouvons confirmation de ces vues dans un autre article, paru la même année, L’état de dépendance dans le cadre des soins maternels et infantiles et dans la situation analytique,193 dans lequel il va par exemple écrire : “‘Il est nécessaire que les soins de l’environnement soient assurés ’ ‘au moins pour une’ ‘ ’ ‘ration de base’ ‘ car ils favorisent les très importants développements maturationnels ’ ‘des toutes première semaines et des premiers mois’ ‘. Au début, toute faillite de l’adaptation constitue un facteur traumatique qui entrave les processus d’intégration’ ‘ conduisant à l’établissement, chez l’individu, d’un self’ ‘ dont le continuum de vie n’est pas interrompu, qui parvient à une existence psychosomatique et qui élabore une capacité d’établir des relations objectales’”.

D. Winnicott ne laisse-t-il pas, encore, subtilement entendre ici que la “préoccupation maternelle primaire  ” a ses limites ; que la “dévotion maternelle194 s’inscrit toujours dans un processus d’adaptation actif de la mère aux capacités de son bébé à construire la réalité. Ceci intègre le fait qu’elle ne pourra jamais assurer la réalisation pleine et entière du principe de plaisir : la déprivation, du point de vue du nourrisson, est incontournable, elle est inhérente au processus même qui pousse le sujet à utiliser l’objet pour se construire, et aussi loin que nous pouvons remonter dans le déroulement de ce processus nous sommes contraints à essayer de théoriser ce qui rend l’objet utilisable 195 par le sujet, à chaque étape de son développement.

Si, comme je l’ai déjà souligné, ‘“’ ‘la représentation de l’objet s’accompagne d’une attente toujours déçue’”, et que, de ce point de vue, “‘dans une certaine mesure, l’enfant éprouve une déprivation’ ”196, il nous faut bien alors postuler, comme je l’ai déjà proposé, un fond originaire à la destructivité. Il serait d’origine processuelle, lié directement au travail pulsionnel qui sous-tend le processus de mise en représentation de l’objet. Les destins de la destructivité étant eux-mêmes directement liés aux modes de symbolisation que l’objet actualise dans ses modes de présence au sujet. Ainsi, les racines de la tendance antisociale pourraient déjà se constituer, comme noyau traumatique potentiel, dans les premiers échanges de la dyade mère-nourrisson, et s’activer, secondairement, dans la découverte de l’altérité.

Nous avons vu précédemment comment l’étape de d’adolescence remettait en jeu les constructions primaires de la psyché. Pour Winnicott, le travail de l’adolescence consiste, à cette phase de socialisation, à pouvoir s’identifier aux figures parentales et à la société “‘sans trop sacrifier le désir’ ‘ personnel, c’est-à-dire, être soi’ ‘-même sans avoir besoin d’être antisocial’”197. Il laisse ainsi entendre que l’antisocialité pourrait être un mode de protection du self à cette période tumultueuse où : “‘Une attitude de provocation, qui s’allie à une dépendance quelquefois extrême, fait que le tableau de l’adolescence peut paraître fou et confus’”. Nous pouvons alors relier les difficultés actuelles d’élaboration de la dépendance du jeune adolescent à l’échec de l’élaboration de son “environnement interne primaire”.

Et si, comme l’affirme D. Winnicott, la tendance agressive donne à l’adolescent “le sentiment d’être réel198, ce qui rappelle “‘le travail de la pulsion’ ‘ spontanée du nourrisson par rapport au ça ou de la pulsion agressive par rapport au moi dans la découverte et la construction de l’objet du développement primaire’”199, ceci nous interroge sur les modalités relationnelles des adolescents délinquants aux objets parentaux présents, qui manquent à pouvoir actuellement les aider à transformer ce processus élaboratif issu d’un autre temps : lorsque la tendance antisociale de l’adolescent s’organise en délinquance, quand l’agressivité se fait compulsion dans des passages à l’acte répétitifs de vols ou d’agressions, associés à une revendication provocante de son indépendance alternant avec des comportements de dépendance totale.

D. Winnicott, précisément, relie la tendance antisociale organisée en délinquance à l’adolescence “à une faillite de l’environnement qui n’a pas été reconnue200. L’acte agressif semble alors bien revêtir cette fonction de protection du self à l’intérieur d’un espace relationnel qui manque à pouvoir trouver-créer une relation suffisamment sécurisante, aussi bien pour les parents débordés, “détruits”, que pour les jeunes dont l’opposition peut se faire meurtrière. Et nous touchons là au paradoxe de la tendance destructrice au service de la pulsion de vie , de survie psychique.201

Nous serions donc bien confrontés à l’adolescence, selon de nouvelles modalités, au paradoxe de l’espace potentiel, qui organise la séparation du sujet et de l’objet, si l’objet peut en même temps répondre au besoin de dépendance et fournir l’opportunité de l’autonomie 202 : autre forme que peut prendre la transitionnalité à un moment où l’adolescent, confronté “au fantasme inconscient du meurtre contenu dans l’acte de grandir” de prendre sa place, a plus que jamais besoin d’un environnement facilitant qui puisse supporter suffisamment ses actes impulsifs, sa destructivité potentiellement créatrice :

‘“Les parents ne peuvent qu’apporter une aide minime. Ce qu’ils ont de mieux à faire, c’est de survivre, survivre intacts, sans changer la couleur et sans renoncer aux principes importants”.203

Ce sont ces éléments que nous nous proposons d’interroger, dans la confrontation à la clinique, autour de la problématique de ces familles dont l’un des jeunes, ou plusieurs jeunes de la fratrie, s’engagent dans un processus de délinquance, soit de façon brutale, “inexpliquée”, soit dans la continuité d’une enfance difficile.

L’organisation de l’économie familiale semble régulièrement porter la trace de graves perturbations qui se manifestent particulièrement par des “empiétements”, de l’intra et de l’inter subjectif, qui caractérisent, pour D. Winnicott une défaillance de la transitionnalité.

Comme le souligne aussi R. Cahn, il semblerait que les adolescents doivent non seulement se dégager des imagos internes, mais aussi des pathologies dont elles sont porteuses. Dans ce travail d’élaboration psychique, l’hypothèse que nous pouvons formuler intéresse particulièrement ces défaillances de la transitionnalité qui se manifestent actuellement, mais qui s’originent dans la propre histoire des parents.

Selon quelles modalités les actes antisociaux des adolescents délinquants viennent interroger ces défaillances, et comment pouvons-nous les mettre en lien avec leur propre défaillance à organiser une économie psychique régulée par un sentiment conscient de culpabilité, alors que nous avons souligné que dans ce travail psychique à l’adolescence, il ne s’agit pas seulement d’une problématique relative aux énoncés du surmoi organisée par l’angoisse de castration, mais que ce sont aussi les premières expériences du lien primaire à l’objet qui sont convoquées, infiltrées de la destructivité qui n’a pas trouvé à se symboliser ?

Notes
192.

D. Winnicott 1963 - Psychothérapie des troubles du caractère in Processus de maturation chez l’enfant - opus cité - pp. 181 à 197

193.

D. Winnicott 1963 in Processus de maturation chez l’enfant - opus cité

194.

D. Winnicott 1952 - Psychose et soins maternels in Psychanalyse et pédiatrie - opus cité - p. 99

195.

D. Winnicott 1971 - L’utilisation de l’objet in Jeu et réalité - Gallimard 1975

196.

D. Winnicott 1959 - Compte-rendu et critique d’Envie et Gratitude chez Mélanie Klein - opus cité

197.

D. Winnicott 1963 - Soins hospitaliers en complément d’une psychothérapie intensive à l’adolescence in Processus de maturation chez l’enfant - opus cité - pp. 233 à 241

198.

D. Winnicott, 1963 - opus cité supra

199.

D. Winnicott 1950 - 55 - L’agressivité et ses rapports avec le développent affectif in De la pédiatrie à la psychanalyse - opus cité - pp. 80 à 97

200.

D. Winnicott 1959 - Contribution de la psychanalyse à la classification psychiatrique in Processus de maturation chez l’enfant - opus cité : Dans cet article D. Winnicott, précise le terme de psychopathie : un état adulte qui est une délinquance non guérie, la délinquance étant elle-même définie comme l’état d’un jeune antisocial non guéri, jeune qui a subi une privation affective à un moment où il était capable de comprendre que l’environnement lui devait quelque chose. ’A l’époque de la privation, la croissance et l’organisation de l’individu étaient suffisantes pour que cette privation soit perçue comme un traumatisme.’ C’est peut-être dans la mesure où il n’est pas représentable dans la psyché que le traumatisme est d’autant plus redoutable et qu’il alimente d’autant plus la compulsion à la répétition.

201.

D. Winnicott 1963 - Psychologie des troubles du caractère in Processus de maturation chez l’enfant - opus cité - p. 187 :’Derrière toute mauvaise adaptation de l’enfant, il y a toujours une faillite de l’environnement qui n’a pas su ou pu s’adapter aux besoins absolus à une époque de dépendance relative (il s’agit initialement d’une carence des soins au nourrisson).La famille n’a pas su soigner les conséquences de cette faillite, et on peut y ajouter la faillite de la société quand elle prend la place de la famille’. Nous pouvons noter ici l’emploi du terme carence réservé habituellement par Winnicott aux faillites de l’environnement concernant le temps de la double dépendance et donnant lieu à des troubles psychotiques : cette hésitation dans la formulation pourrait bien être un indice de la difficulté que nous avons souligné plus haut quant à situer l’origine et les particularités du traumatisme.

202.

D. Winnicott 1971 - Concepts actuels du développement de l’adolescent in Jeu et Réalité - opus cité

203.

D. Winnicott 1971 - Jeu et réalité - p. 200