III.1.2011Espace potentiel et psychés parentales

III.1.2-1011Laurent

La première observation concerne la problématique de la reconnaissance, par l’objet, de la blessure narcissique qui pourrait être à l’origine d’un acte antisocial. Il s’agit d’un jeune adolescent de 16 ans, aîné d’une fratrie de cinq enfants, pour lequel nous avons pu observer, au cours d’un entretien avec la famille, à quel moment et comment la violence extrême a pu revenir à un degré tolérable entre une mère rejetante et son fils attaquant le lien familial (notamment par des injures, des coups et des agressions physiques répétées sur les plus jeunes), lorsque cette mère a pu se représenter les comportements de ce garçon en les identifiant à ceux de son plus jeune fils en disant : “ ‘il fait cela, peut-être parce qu’il est malheureux’”.

Ce garçon était né d’un viol, que nous vivions dans le contre-transfert sur un mode incestueux (le père de la mère). Il avait été élevé par sa grand-mère maternelle puis placé en institution à l’âge de 5 ans car, revenu au foyer maternel, enrichi entre-temps d’un beau-père et de plusieurs enfants, il ne cessait de faire des fugues pour retourner chez sa grand-mère.

L’élaboration de la mère concernant Laurent semblait avoir été rendue possible, dans l’entretien, par la fonction réflexive, la fonction tierce, que nous avions aussi représentée, à côté de la fonction déflexive, lui permettant d’exprimer sa propre violence vis-à-vis de son fils ; ceci renvoyait à la question de l’articulation des fonctions maternelle et paternelle pour contenir la violence, qui a été éclairée d’une autre manière par une expérience faite à l’occasion d’un travail de psychodrame.

Cette deuxième observation a attiré mon attention sur la nécessité de pouvoir penser la violence des adolescents délinquants en relation avec une défaillance de cette fonction tierce. Pendant toute la session de psychodrame s’étalant sur cinq jours, la question de la fonction maternelle avait tenu, dans ce groupe, le devant de la scène sollicitant dans les jeux la monitrice, figure grand-maternelle sécurisante ; l’ensemble du groupe semblait y trouver du réconfort, cependant que le moniteur était exclu et rejeté de plus en plus violemment par ce groupe qui vivait de plus en plus mal cette situation ; jusqu’au dernier jour de la session où l’un des membres du groupe, comme un porte-parole, reprenant les associations échangées pendant la semaine, suggérait, par ses représentations, qu’il s’agissait peut-être de pouvoir se représenter un père défaillant. Le moniteur a pu alors se proposer pour jouer une scène extrêmement émouvante avec une jeune femme qui a pu exprimer, vis-à-vis d’un père, son avidité primaire.

Ces deux observations m’ont amenée à interroger, pour cette problématique de violence à l’adolescence, l’environnement parental plutôt que l’environnement maternel, en tenant compte des deux constituants qui l’organisent : la fonction maternelle et la fonction paternelle, portées par chacun des deux parents dans la mesure où un refoulement individuel est suffisamment organisé comme le montre par exemple Piera Aulagnier, dans La violence de l’interprétation :

‘“La mère assure les conditions de représentabilité des objets qu’elle rend métabolisable par la psyché de l’infans dans son fonctionnement originaire et primaire en dotant les objets d’un indice libidinal. [...] Il y a pour l’infans, une prise en soi d’un objet façonné par le refoulement maternel, indice du travail du principe de réalité et que l’enfant refaçonne par son principe de plaisir . [...] Le souhait introduit un enfant comme objet de désir , mais la mère assure que l’enfant existant n’est pas la réalisation du voeux passé. [...] Il n’est pas cet objet oedipien. [...] Elle signifie un interdit qui anticipe sur son propre désir”.210

Ces observations ont attiré mon attention sur les mécanismes identifiants possibles, à partir de ces refoulements individuels, qui semblent permettre que chacun puisse trouver une place dans le système familial, à suffisamment bonne distance.

Cette distance, à l’intérieur des familles de jeunes adolescents antisociaux, présente des défaillances dans sa régulation, parfois extrêmes, et nous pouvons les mettre en relation avec ce que nous décrit Piera Aulagnier en terme de violence secondaire, impliquée dans le discours parental, infiltrant les choix éducatifs et prenant un relief particulier à l’adolescence.

Elle montre en effet comment la présence du père est la première personne tierce entre la mère et le nourrisson, représentant des autres et en cela “garant de l’ordre”. Il peut assurer ce rôle s’il ne se présente pas “comme un législateur tout puissant”, ce qui équivaut à imposer une loi inique, une violence secondaire, alors que la violence primaire du discours maternel est légitimée dans l’appel à la vie qu’elle produit si elle ne tombe pas elle-même dans l’excès.

Si l’excès nuisible du discours paternel impose un modèle qui s’oppose à tout changement (p. 39), le père n’est plus porteur d’une identification possible pour l’enfant, comme sujet se soumettant lui aussi à cet ordre social (p. 138). Il ne laisse alors d’autre choix au jeune que de rompre le contrat narcissique qui le relie au groupe familial.

Je me réfère ici au concept de contrat narcissique que Piera Aulagnier développe aux pages 184 à 188 de son livre, contrat narcissique qui représente l’ensemble des énoncés définissant l’idéal d’un groupe qui permet au sujet de se projeter à la place d’un sujet idéal. Le discours parental se situe donc à l’intérieur du discours social qui définit les fondements de ce contrat narcissique, pour l’ensemble. Ainsi, la confrontation hors-famille introduit un espace de différenciation pour le Je et aussi un espace de dégagement du contrat narcissique intra-familial (qui peut se révéler aussi comme un facteur de vacillation pour les psychés parentales).

Nous supposons donc, pour les adolescents antisociaux, que les parents ont perdu une part de cette fonction identifiante et que l’attaque dont ils sont la cible, soit active dans le milieu familial, soit déplacée sur le socius, est aussi en relation avec cette perte inacceptable pour la désidéalisation brutale qu’elle peut impliquer.

D’autres hypothèses peuvent être évoquées comme celle par exemple que nous propose F. Dussour211 concernant l’antisocialité, en rapport avec les systèmes de régulation intra-familiale.

L’auteur, s’appuyant sur les travaux de Rutter (1974), qui formule l’hypothèse que la délinquance chez l’adolescent est liée à la désagrégation du couple (statistiquement) conduisant à la séparation des parents. Il retient quant à lui cet élément de dislocation de la famille qui en résulte. En contrepoint de la pensée de D. Winnicott, il propose que ce serait cet effondrement de la cohésion, plus que l’expérience directe de la séparation d’avec le père ou la mère, qui représenterait, une perte subie par l’enfant en lien avec une faillite de la fonction paternelle qui ne peut plus s’exercer. La tendance antisociale signifierait aussi, dans ce contexte, une recherche active du père et des limites qu’il peut poser pour protéger l’enfant de ses mouvements de destructivité envers la mère (contre la perte qu’elle a fait subir) et soutenir son désir de réparation.

Notes
210.

P. Aulagnier - 1975 - La violence de l’interprétation - opus cité - p. 175

211.

F. Dussour 1988 - Père passe et manque - D’une genèse de la personnalité antisociale in Journées des cliniciens de l’Education surveillée