III.2.2011Le clivage culturel
Malik

L’autre particularité de la pratique institutionnelle à la P.J.J., ayant contribué à l’élaboration des hypothèses, est que nous sommes aussi au contact d’adolescents immigrés de la deuxième génération.

Je voudrais particulièrement souligner l’importance de cette situation de clivage culturel, ressortant du vécu de ces familles d’adolescents antisociaux, qui semble entraîner un processus de rupture du contrat narcissique. La conséquence en serait une difficulté pour le père, en particulier, à pouvoir se constituer comme garant de la loi en regard d’un groupe qui n’est plus repérable comme référent culturel.

Je me réfère notamment aux travaux de R. Kaës228 qui, s’appuyant sur les textes de S. Freud (particulièrement Pour introduire le narcissisme : “‘L’individu effectivement mène une double’ ‘ existence, en tant qu’il poursuit sa propre fin et en tant qu’il est membre d’une chaîne à laquelle il est assujetti’”), développe le concept d’appareil psychique groupal “‘qui permet de penser l’agencement de la réalité psychique’ ‘ individuelle dans le rapport du sujet singulier à l’ensemble intersubjectif’”.

Dans ce contexte théorique, la construction du psychisme individuel repose sur les étayages multiples à l’intérieur du groupe. Ces étayages se construisent dans la relation à l’objet, dépendante du vécu du groupe. En contrepoint de la pensée de D. Winnicott, R. Kaës, rejoignant les conceptions de P. Aulagnier, développe l’idée que l’espace transitionnel ne se limiterait pas aux premières expériences duelles. Il y aurait extension de l’espace potentiel au culturel qui assure la continuité au-delà de l’expérience de ruptures multiples : “‘La culture articule le code personnel (imaginaire) au code social (symbolique), régulateur des conduites’”. 229

Nous avons pu être attentif à une problématique de ce type, notamment lors d’un entretien dans le cadre d’une consultation pénale, pour un rapport psychologique demandé par le juge sous ordonnance 45, concernant un jeune Algérien de quinze ans, Malik, ayant participé à “un rodéo en mobylette”, avec un adolescent majeur, français, connu pour ses comportements antisociaux. Le jeu consistait à tirer avec un pistolet à plomb sur les personnes du quartier, au cours duquel une dame âgée avait été sérieusement blessée : “on tirait, comme sur des poteaux”.

Nous avions en face de nous une famille “dépassée par les événements” : un père, installé en France depuis 1965, “dont l’insertion sociale était réussie”; une mère restée beaucoup plus traditionaliste, s’occupant de ses neuf enfants “sans problème particulier”; un adolescent n’ayant pas “le profil d’un délinquant”, aux dires des parents, regrettant son geste qui pouvait se comprendre, dans un premier temps, comme un besoin intense d’identification à un leader, dans une recherche d’appui identificatoire à l’extérieur de la famille, dont il restait à la fois très dépendant : “je voulais être un crac, et tout le monde me croit fou”.

Ce qui a attiré notre attention, ce fut cette petite phrase du père, concernant les difficultés d’éducation des jeunes en France, alors qu’il n’avait pas connu ce type de problèmes en Algérie pour ses plus grands, dont une fille aînée mariée à un Français et travaillant en France : “‘Ici, ce n’est pas le même esprit, il faut les laisser libres. Ils m’échappen’ t”.

Cet événement fut le révélateur d’une fragilité latente et, en bouleversant l’équilibre familial, donnait l’occasion au père de saisir son impuissance à représenter un point d’appui identificatoire pour son fils. Cela avait notamment provoqué chez lui un “réflexe” inconscient de renforcement de son autorité devenue excessive (et dans laquelle son fils ne se reconnaissait plus) pour tenter de colmater la brèche narcissique à laquelle il était confronté.

D’autres entretiens nous ont fait entendre comment la violence effective du père sur ce fils venait en redoublement d’une violence primaire, au sens de Piera Aulagnier. Et dans le cadre que nous évoquons, nous pouvions manifestement rattacher celle-ci à la problématique du décalage culturel.

Ces éléments viennent complexifier le processus de la délinquance à l’adolescence sans la détacher de la problématique narcissique intra et inter-subjective – effectivement pourquoi cet enfant là, parmi les neuf autres ? – pour ces personnes appartenant à des groupes minoritaires, souvent placées dans une situation de dépendance sociale et souvent soumises aux projections dévalorisantes du groupe majoritaire.

Notes
228.

R. Kaës 1987 - L’institution, les institutions - opus cité - p. 13

229.

R. Kaës 1979 - Crise, rupture et dépassement - opus cité - p. 25