CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE
DÉLINQUANCE ET CRÉATIVITÉ : Jérôme

Afin de rassembler les éléments de réflexion que la clinique nous a permis de redéployer, je voudrais présenter une dernière situation (l’une des seules qui a pu se travailler avec une continuité suffisante pour qu’elle soit significative de l’imbrication des éléments épars qui ont pu me faire signe pour les autres adolescents dont j’ai parlé), qui semble bien montrer comment la question de la délinquance à l’adolescence, qui se recentre autour d’une faille narcissique des parents, peut se comprendre comme une défaillance de la transitionnalité.

Elle se manifeste dans l’actuel en écho de l’histoire, et réactive une problématique de dépendance qui maintient indifférenciés les pôles narcissique et objectal de l’investissement pulsionnel, dans une emprise mutuelle du sujet et de l’objet, qui ne peuvent l’un et l’autre accéder sans rupture à une séparation.

Cette période de maturation psychique de l’adolescent ravive ou renforce les traces de cette défaillance chez les parents, qui n’ont pu eux-mêmes, dans leurs propres identifications, atteindre à un statut de sujet suffisamment différencié, témoignant d’une intégration suffisante de leurs mouvements pulsionnels leur permettant, à leur tour, d’étayer ce travail de maturation chez leurs jeunes.

Il s’agit de la situation d’un adolescent de 16 ans, qui a fait l’objet d’une demande de consultation par le juge des enfants à la suite de son placement au centre de jour de la P.J.J. Il doit bâtir un projet de formation en vue d’une entrée rapide dans la vie active qu’il souhaite vivement.

Une demande de renseignement a été adressée, il y a un an, par le procureur au service éducatif auprès du tribunal pour enfants de la juridiction, pour un vol de mobylette, dans lequel Jérôme a été impliqué.

A la suite de cette affaire, l’assistante sociale chargée du dossier a proposé aux parents de les rencontrer à nouveau, lorsqu’ils le jugeraient utile, car elle pressentait une difficulté relationnelle dans cette famille, se manifestant dans l’attitude particulièrement rigide du père.

Et en effet, six mois plus tard, les parents la contactent en raison de difficultés importantes dans la famille pour ce jeune et l’effondrement de sa scolarité. Au cours d’un entretien, elle leur fait la proposition du Centre de jour, sans hébergement, pour prendre le temps de comprendre la situation et étudier la reprise d’une formation. Ceci est bien accepté par les parents et par Jérôme lui-même qui semble adhérer au projet.

Dans les deux jours qui suivent son arrivée à l’institution se produit le premier incident violent dans la famille : Jérôme frappe son père qui l’avait giflé alors qu’une dispute l’opposait à son frère. Ces échanges de coups sont à l’origine d’une intervention téléphonique de la mère qui veut tenir au courant le Service, “‘pensant que Jérôme n’aura pas osé parler de l’incident et pour donner sa version des faits’”. Entre temps, l’adolescent a effectivement trouvé une autre explication, plausible, pour “justifier” l’hématome qu’il a sur le nez.

Le premier entretien que j’ai avec Jérôme et ses parents fait suite à ces incidents. La mère exprime immédiatement ‘“’ ‘son inquiétude concernant les relations de Jérôme et son père’”, regrettant qu’ils ne puissent s’entendre et expliquant qu’elle essaie à tout prix de faire ce lien entre eux deux, mais sans succès.

Elle fait alors directement référence à l’histoire intime de la famille, donnant elle-même comme cause explicative des événements actuels les rapports particuliers qui se sont noués dès le plus jeune âge, entre son propre père et Jérôme. De son point de vue, “‘c’est comme si le grand-père maternel avait exclu le père de Jérôme de son rôle, lui ôtant l’autorité paternelle’”. Elle pense que “‘son propre père a idolâtré ce petit-fils, pour compenser l’affection qu’il n’a pu exprimer à son propre fils’”. Elle a appris l’existence de ce frère cinq ans auparavant, lors du décès de son père. Elle apprend aussi, “‘que l’enfant a été abandonné par celui-ci’”. Elle ne nous dira pas comment elle a appris ce “secret de famille”, ni ce que ce frère est devenu.

Son mari est entièrement d’accord avec cette version des faits et il explique à son tour “‘qu’il était impossible de se soustraire à cette ingérence des grands-parents maternels sans le risque d’une rupture définitive avec eux’”. Une dépendance financière semblait, à l’époque, compliquer la situation.

La mère ajoute alors que son mari, “‘de classe sociale inférieure à la sienne, n’a jamais été accepté par sa famille’”. Cette relation de dépendance objective à ses parents, “‘renforcée par son statut de fille unique’”, s’est brutalement interrompue au décès de son père, suivi dans les trois mois du suicide de sa mère qui a été découvert par Jérôme (il avait 11 ans). Cependant, le vécu de dépendance subjective semble être un élément essentiel du puzzle familial.

Actuellement, les difficultés rencontrées dans la famille se situent en particulier au niveau de l’emploi du temps de Jérôme : “‘il rentre et il sort quand il veut’”. Plus que de l’inquiétude, cette attitude suscite apparemment chez les parents de l’agacement et une revendication par rapport à ce que eux-mêmes n’ont pas pu vivre, et notamment cette liberté de sortir “‘dont Jérôme s’arroge le droit et qu’ils n’ont pas connue’”.

Ce qui n’empêche pas sa mère de déclarer, sans qu’elle entende sa propre contradiction, “‘qu’elle voudrait tant que son fils ne connaisse pas ce qu’elle a vécu’”, sans en dire plus. Ce qui laisse supposer, non sans une certaine ambiguïté qu’elle désire qu’il soit plus libre qu’elle ne l’a été, sans pouvoir en même temps l’imaginer et le mettre en oeuvre dans ses principes éducatifs.

Le père, quant à lui, ne tolère pas ce comportement “qui brave son autorité”. A la question : “‘Quand Jérôme rentre tard le soir, vous êtes inquiet ?’”, il répond ‘: ’ ‘“’ ‘Oh non, je ferme la porte !’”.

Par rapport à ces sorties, au cours desquelles Jérôme retrouve son amie, ils expriment l’un et l’autre comme un constat de faillite dans leur capacité à se faire aimer de leur fils, rabattant ces problèmes de sorties à une seule certitude : “‘S’il n’est pas chez lui, c’est qu’il se trouve mieux ailleurs’”.

Les associations de Jérôme, en entretien seul, éludant la question de sa responsabilité dans le vol (“c’est pas moi, c’est l’autre”) vont partir de l’histoire familiale qui s’est déroulée devant lui. Elles renvoient à des figures identifiantes qui semblent agir comme en répétition à plusieurs niveaux dans le système d’interactions familiales.

Du côté paternel, nous retrouvons des principes éducatifs stricts et incontestables lorsqu’il évoque son grand-père qui tenait son père “au doigt et à l’oeil”. Sa grand-mère paternelle lui a souvent raconté comment ce fils à l’âge de 16 ans (précisément) s’est dégagé de cette férule à la mort de son père : il s’est alors mis à courir les bals, avec son frère épileptique “et ils rentraient quand ils y pensaient, à quatre pattes”. La grand-mère les attendait, dans l’angoisse, “pour pas que le frère avale sa langue”. Il fera ensuite allusion au frère aîné du père qui s’est noyé à l’âge de 16 ans (précisément).

Nous pouvons comprendre ici, comment vient jouer le contre-investissement de la pulsion agressive chez le père de Jérôme qui l’empêche de rentrer au contact des émois de son fils au même âge. Nous pouvons comprendre comment s’associe “liberté”, “mort du sujet”, “meurtre de l’objet” ; comment “sortir” peut signifier “ne pas aimer”, “haïr”, puisque, pour lui, l’accès à la liberté n’a pu se signifier qu’en rapport avec la mort de son propre père, représentation sous-tendue par un affect de haine irreprésentable, plus clivé que refoulé, mais d’autant plus redoutable dans ses effets aliénants.

Et ce grand-père paternel peut nous faire associer sur ce que S. Freud dit du père de la horde primitive : il n’aurait peut-être pas subi le sort que lui ont réservé ses fils s’il n’avait pas lui-même suscité la haine, dont les fils se sont ensuite attribué inconsciemment toute la culpabilité.230

Du côté maternel, Jérôme se souvient avec nostalgie des rapports qu’il avait avec son grand-père, qui était son parrain (sa grand-mère étant aussi sa marraine) ; il pense “‘que son père était jaloux de cet homme, car ils faisaient plein de choses ensemble’”.

A la mort des grand-parents maternels, il s’est rapproché de sa grand-mère paternelle avec laquelle il entretient, dit-il, de bons rapports.

Il parle très peu de sa relation à sa mère et revient au sentiment “‘que son père est jaloux de lui car il peut faire des choses que lui ne faisait pas’”. Il s’entend mal avec lui car, “‘à part faire la morale, il n’a rien à lui dire d’autre que : démerdes-toi, c’est ton problème’.” Et “‘chaque fois qu’il lui demande quelque chose, il faut qu’il y ait quelque chose en retour’” ; et il ajoute : “‘maintenant je ne lui demande plus rien, je me démerde’”.

Le deuxième incident a lieu quelques semaines après le début de cette prise en charge. Jérôme, “une fois de plus” en opposition face à son père pour un problème concernant son attitude à la maison, se retourne contre lui, le blessant sérieusement au nez ; “‘il aurait même sorti un couteau dont il l’aurait menacé’”, rapportent les éducateurs.

La juge est à nouveau saisie. Elle décide un placement à temps complet de Jérôme au foyer, lui imposant devant son père et sa mère un horaire de sortie strict qui l’empêche de rencontrer son amie en dehors du week-end, passé chez les parents. Et elle lui indique également de façon très ferme qu’il vaut mieux pour lui ne pas se remettre dans une telle situation : “‘Il ne sera pas tolérable, ni toléré, qu’il récidive un tel geste envers son père’”.

Il apparaît que la décision de la juge, qui a été perçue par le père comme une sanction juste, le réhabilitant dans sa fonction de père, a permis de temporiser puis de voir une nouvelle régulation se mettre en place dans les rapports de Jérôme à son père, lorsque ce placement a pris fin avant les vacances d’été : le père a notamment fait participer son fils à un déménagement “‘où l’un et l’autre avaient été satisfaits de travailler ensemble’”.

Ce coup d’arrêt apporté par la juge, qui n’épuise cependant pas le travail de reprise qui devrait pouvoir se mettre en oeuvre dans cette famille, opère dans ses effets comme une castration salutaire où les rôles de chacun se redistribuent selon un ordre et une loi générationnels, et semble rendre au père le pouvoir dont il était privé dans l’organisation inconsciente des liens familiaux.

Il semble pouvoir s’identifier lui-même à une figure paternelle, portée par la parole de cette femme-juge, le dégageant et du même coup dégageant son fils de cette position de rivalité faussement oedipienne dans laquelle le désir incestueux inconscient, où la mère semble être maintenue, les précipitait l’un et l’autre.

Ce coup d’arrêt n’éclaire-t-il pas, dans l’après-coup, l’acte délictueux (le vol de mobylette) et son déplacement sur l’attaque du lien, comme une figuration possible de l’effort inconscient du jeune à rendre mobile une problématique familiale enkystée dans un pacte dénégatif, dont nous voyons se profiler la trame dans la richesse du matériel évoqué par chaque membre de cette famille ?

Si, comme R. Kaës231, nous rapprochons cette “‘négativation de la violence, de la division, et de la différence, [générée par le pacte dénégatif’ ‘ pour conserver la cohésion du lien familial], comme accord tacite sur un dire divisant qui est et doit demeurer inconscient’” du concept de communauté de déni théorisé par M. Fain, nous pouvons alors comprendre la destructivité libérée dans l’attaque du lien, déplacée ou non sur le socius, comme l’effort inconscient du sujet pour se libérer de l’emprise que les identifications parentales font peser sur lui.

La communauté de déni “‘rend compte d’une modalité de l’identification de l’enfant à sa mère lorsque celle-ci ne parvenant pas à se dégager de lui pour désigner en un autre lieu que l’enfant un objet de désir’ ‘, le déni de l’existence du désir du père est à la fois le fait de l’enfant et celui de la mère’”. 232

Ainsi, les modalités de cet effort de dégagement des identifications parentales, qui rentrent dans le processus de maturation psychique à l’adolescence, portent la trace, pour les adolescents délinquants que nous avons rencontrés, des défaillances des objets parentaux dont l’organisation psychique a elle-même manqué à pouvoir se construire sur une dynamique identificatoire secondaire organisé autour du conflit oedipien : les blessures primaires des psychés parentales semblent compromettre l’organisation topique et l’élaboration secondaire dans la psyché de leurs adolescents.

En effet, Jérôme ne semblait pouvoir éprouver aucun sentiment de culpabilité, en lien avec une quelconque représentation de sa responsabilité à l’égard de ses actes, lorsque nous évoquions ensemble les évènements qui l’avait amené à être placé dans l’institution.

Après ce détour par la clinique, qui n’est pas représentative de l’ensemble des phénomènes de délinquance et qui laisse en suspens le questionnement qu’elle a suggéré quant aux particularités de ces phénomènes puisque j’ai plutôt chercher à dégager un processus, il semble se dessiner que le travail de la destructivité, méconnu dans les actes de délinquance, est en lien avec un dysfonctionnement des psychés parentales.

Les objets parentaux, du fait de leurs propres souffrances narcissiques, semblent ne pas avoir pu se présenter comme suffisamment fiables et semblent avoir empêché le premier travail de désidentification primaire qui introduit au travail de la secondarité. La confrontation à la loi oedipienne, qui permet au sujet de s’intégrer dans la chaîne générationnelle, lui est barré, comme si, dès lors, il donnait le sentiment “de ne poursuivre que sa propre fin”.233

Ce qui semble par ailleurs se dessiner, c’est la conjoncture d’une souffrance narcissique repérable chez les deux parents, que nous pouvons mettre en lien avec les phénomènes de délinquance les plus graves, ceux du moins pour lesquels une conscience de la responsabilité des actes n’arrive pas à se construire. Cette configuration semble récurrente, est-elle suffisante au sens où régulièrement nous aurions l’organisation d’une tendance antisociale seulement dans ces situations-là ? Une telle hypothèse me semble envisageable dans le contexte théorico-clinique auquel je me réfère, dans la mesure où elle ne consiste pas à chercher à construire un effet prédictif des conduites, mais à mettre en lien, au moment où ils se présentent, des faits cliniques avec une approche théorique qui nous permet de les penser.

Ces éléments de réflexion nous permettent d’interroger à nouveau “le complexe de privation” que D. Winnicott théorise à la base de la tendance antisociale et nous permettent de proposer de l’étendre à toute expérience qui priverait le sujet de pouvoir supporter et de donner sens à l’expérience de la séparation.234

L’expérience de la destructivité n’ayant pu avoir lieu au bon moment pour séparer puis conserver au dedans l’expérience supportable de la séparation – et c’est peut être là le sens que l’on pourrait donner au concept de mère suffisamment bonne – viendrait alors, au moment de l’adolescence, comme une seconde chance, se répéter dans cette tentative de subjectivation par l’acte, qui est rarement reconnu en son principe élaboratif, en raison même de la violence qu’il fait vivre puisqu’il s’agit d’un enjeu de vie ou de mort psychique, comme un processus de créativité.

Dans un autre registre d’expression symptomatique – celui de la psychosomatose qui traduit, dans le corps, l’échec du processus de symbolisation primaire et la destructivité qui s’y rattache – Joyce Mac Dougall défend bien cette même idée que la problématique de l’appropriation subjective semble dépendre directement de la qualité de la préoccupation maternelle primaire : lorsque la mère peut tout à la fois présenter à l’enfant la possibilité de construire l’illusion du trouver-créer, en réalisant le minimum de fusion indispensable à cette création personnelle du nourrisson ; et soutenir les conditions d’émergence de la fusion primitive, en pouvant penser dans le même temps ce qui la sépare de celui-ci :

‘“Si la mère n’arrive pas à créer pour son bébé l’illusion que la réalité extérieure et la réalité intérieure sont une seule et même chose, si elle n’est pas capable d’entendre, tour à tour, les désirs de fusion, de différenciation et d’individuation de son enfant , elle risque de créer les conditions qui pourront le mener à la psychose ou à la psychosomatose. Cela empêche alors l’enfant de s’approprier psychiquement son corps, ses émotion s et sa capacité de penser ou de relier pensées et sentiments 235 [...] Lorsqu’il y a peu d’espace psychique potentiel entre mère et enfant (comme cela peut être le cas quand la mère ressent le besoin angoissé de contrôler les pensées, les émois, les fantasmes de sa progéniture), alors l’enfant, à qui manque cet espace vital tout au long de son enfance, peut avoir quelque difficulté à organiser sa propre réalité psychique , à se protéger des situations qui le menacent, à se soulager dans des moments de douleur psychique, bref, à accomplir pour lui les fonctions maternantes”.236

L’actualisation de la destructivité à l’adolescence, liée au travail de transformation psychique de soi à soi – ce qui implique le lien de soi à l’autre – convoque donc au sein de l’inconscient des adolescents et de l’inconscient des parents les issues respectives de la symbolisation des expériences primaires du lien à l’objet et les met en perspective, pour les deux parties, avec les expériences du lien actuel en contrepoint de la question de la découverte de l’altérité de l’objet. Ce travail de l’adolescence convoque donc les “scénarios narcissiques de la parentalité”, au sens de Francisco Palacio-Espada237, qui vont dépendre essentiellement de la façon dont les parents ont pu vivre leurs propres affects concernant leurs expériences infantiles de séparation.

Cette perspective évoque “‘la crise identificatoire parentale en écho à l’OEdipe de l’enfant’”, qui s’inscrit, pour J.L Donnet238, dans une problématique de transmission, à partir des identifications de l’enfant au surmoi des parents. Il adosse sa propre théorisation à l’examen critique de la 31° conférence de S. Freud, et plus précisément ici du passage concernant l’autorité et la sévérité de l’éducation, pour lequel il propose l’analyse suivante :

‘“[si] on prend aussi en compte la dimension structurelle du conflit Moi-Surmoi chez les parents, et le résultat historico-aléatoire de l’ arrangement , [...] le texte de S. Freud prend une autre perspective. Ne suggère-t-il pas une crise identificatoire parentale en écho à l’OEdipe de l’enfant ? Pourquoi les parents auront-ils tendance à se montrer sévères et exigeants avec l’enfant ? Parce que la fonction parentale, semble-t-il, suscite inévitablement une réactivation des enjeux oedipiens de l’enfance, pérennisés, précisément, par le clivage Moi-Surmoi . Quand Freud écrit que : les parents ont oublié les difficultés de leur enfance , il désigne un refoulement menacé par la présence de l’enfant réel ; et quand il affirme : ils sont satisfaits de pouvoir maintenant s’identifier pleinement à leurs propres parents, qui, en leur temps, leur ont imposé ces lourdes restrictions , il suggère une revanche sur le caractère partiel de l’identification de jadis , avec une dimension régressive d’identification à l’agresseur . Il apparaîtrait que dans l’espèce humaine, la fonction parentale passe par une mise en acte contra-oedipienne (répétition agie) sous la forme d’une identification temporaire du Moi au Surmoi. Cette mise en acte traduirait la précarité de cette fonction , menacée par la séduction incestueuse (qui pousserait à une identification massivement narcissique) et par le désir meurtrier devant ce que représente l’enfant  : l’équivalence entre la reproduction de l’espèce et la mort de l’individu. La mise en oeuvre de la fonction parentale s’inscrit donc, nécessairement, dans et comme un après-coup de l’implantation du Surmoi : c’est d’ailleurs l’enjeu de l’adolescence au sens large : elle dira si le Surmoi, en fonction du déploiement centrifuge de la lignée identificatoire idéale d’une part, du travail du Moi d’autre part, est devenu suffisamment post oedipien (p. 38) [...] C’est peu dire que de rappeler que l’après-coup , seul, dira si le Surmoi était post oedipien devant l’épreuve de l’adolescence : ne faut-il pas affirmer que l’espace Moi-surmoi est la condition de possibilités d’après-coups non traumatiques, symbolisants ? (p. 30).’

L’acte antisocial à l’adolescence est alors sans doute à considérer comme le signe à la fois d’une défaillance particulière de ces processus et de l’effort du sujet pour trouver une alternative au traumatisme primaire239. Il serait aux limites des capacités de symbolisation du sujet, directement liées, comme nous avons pu le souligner tout au long de ce travail, au mode de présence de l’objet primaire.

Comme le souligne R. Roussillon240 en 1995, “‘La symbolisation fondée sur l’absence, la restriction perceptivo-motrice, n’est qu’une forme secondaire du processus de symbolisation. Avant celle-ci, et pour qu’elle puisse avoir lieu, avant la retenue perceptivo-motrice et afin de rendre celle-ci possible, le processus de symbolisation doit pouvoir, à l’aide d’un étayage’ ‘ perceptivo-moteur et de la présence active des objets, réaliser toute une série de liaisons nécessaire pour ’ ‘absenter l’hallucination automatique’ ‘ de l’expérience antérieure’”.

Position qui sous-tend le développement des hypothèses de son dernier ouvrage241, dans lequel l’auteur montre comment “‘le concept de trace mnésique perceptive ou sensitivo-perceptivo-motrice, tente de cerner l’existence de trace non représentative, c’est-à-dire de trace qui signale une absence de trace subjectivement repérée comme telle’” ; et comment, à partir d’une sémiologie de ces traces non représentatives dans la clinique, qui “‘sont des indices de l’activation de la zone traumatique primaire du sujet’”, la question de la compulsion de répétition entretient un lien avec un retour hallucinatoire d’expériences traumatiques qui ne peut être confondu avec la réalisation hallucinatoire du désir, “‘caractérisée par l’action du principe de plaisir’ ‘/déplaisir’”.

Comme l’auteur le souligne, cette approche théorique a pour conséquence directe d’introduire dans l’évaluation contre-transférentielle de l’écoute un mode interprétatif sous le primat du principe de plaisir, doublé d’un autre mode, sous le primat de l’automatisme de répétition, l’un des modes n’étant pas exclusif de l’autre, position qui permet de moduler l’interprétation en fonction du registre de symbolisation auquel elle s’adresse :

‘“Ainsi, par exemple, l’écoute et l’interprétation éventuellement donnée ne seront pas les mêmes si nous théorisons l’analysant à partir du primat du principe du plaisir ou si nous le comprenons comme soumis à une contrainte de répétition. Notre position interne quant à la part de son activité subjective ou de sa féminité passive d’être ne sera pas la même. [...] Tantôt il sera plus dynamique d’interpréter dans la première direction, tantôt, au contraire, il serait souhaitable de choisir la seconde”.(p. 32 – opus cité)’

Nous verrons notamment, au cours de la deuxième partie de ce travail, comment cette position théorique permet d’introduire une conception de l’hallucination négative de l’objet, telle qu’André Green a pu la développer, qui peut être retenue, en tant que “structure encadrante de la symbolisation“, comme l’un des processus particulièrement repérables dans l’élaboration de la représentation d’un sentiment conscient de culpabilité.

Notes
230.

Freud 1913 - Totem et tabou - P.B.P. 1965 - p. 216 : Une des particularités du système totémique est le système de protection qu’il instaure par rapport à l’animal totem. Freud en extrait ’un essai de justification : si le père, pensaient sans doute les fils, nous avait traités comme nous traitons le totem, nous n’aurions jamais été tentés de le tuer.’

231.

R. Kaës 1987 - L’institution, les institutions - opus cité - p. 32 :’J’appelle pacte dénégatif la formation intermédiaire générique qui, dans tout lien, - qu’il s’agisse d’un couple, d’un groupe, d’une famille ou d’une institution - voue au destin du refoulement , de déni ou de désaveu, ou encore maintient dans l’irreprésentabilité et dans l’imperceptible, ce qui viendrait mettre en cause la formation et le maintien de ce lien et des investissements dont il est l’objet... Il s’agit d’un pacte inconscient, d’un accord entre les sujets concernés par l’établissement d’un consensus destiné à assurer la continuité des investissements et des bénéfices liés à la structure du lien.’

232.

In R. Kaës, opus cité - p. 33

233.

S. Freud 1914 - Pour introduire le narcissisme in La vie sexuelle - opus cité p. 85 : ’L’individu mène en effet une double existence : en tant qu’il est à lui-même sa propre fin, et en tant que maillon d’une chaîne à laquelle il est assujetti contre sa volonté ou du moins sans l’intervention de celle-ci... la distinction des pulsions sexuelles et des pulsions du moi ne ferait que refléter cette double fonction de l’individu’.

234.

D. Winnicott 1959 : comme je l’ai déjà suggéré dans l’introduction (p. 26) :’Tout enfant éprouve dans une certaine mesure une déprivation’, déprivation intrinsèque au processus de désillusion primaire qui ne doit pas dépasser, sans risque pour la construction de la psyché, les capacités du moi à en supporter les effets.

235.

J. Mac Dougall 1989 - Théâtre du corps - opus cité - p. 63

236.

J. Mac Dougall 1989 - Théâtre du corps - opus cité - p. 103

237.

F. Palacio-Espada 2001 – Retentissement des conflits de la parentalité sur l’organisation psychique de l’enfant in Naître et grandir autrement – opus cité – p. 166 : ’Lorsque les sentiments de perte que les parents ont abrités dans leur passé sont difficilement reconnaissables et, qui plus est, quand ces parents ne réussissent pas à accepter que ces expériences infantiles soient irrenouvelables et donc irrécupérables, ils vont inconsciemment engager leur enfant dans leur processus de modification fantasmatique de l’inéluctable.’

238.

J. L. Donnet 1995 - La décomposition de la personnalité psychique in Surmoi I - opus cité - p. 37

239.

Traumatisme au sens que lui donne S. Freud en 1920 : ’Nous appelons traumatiques les excitations extérieures assez fortes pour rompre la barrière représentée par le moyen de protection’ - Les mécanismes de défense contre les excitations extérieures et leur échec - La tendance à la répétition in Au-delà du Principe de plaisir - opus cité - p. 36

240.

R. Roussillon 1995 - La métapsychologie des processus et la transitionnalité in R.F.P spécial congrès 1995 - PUF - p. 1480

241.

R. Roussillon 2001 - Le plaisir et la répétition - Théorie du Processus psychique - Dunod - 13