I - 1011SENTIMENT ET CONSCIENCE DE CULPABILITÉ

I.1.1011Représenter - Subjectiver

SchuldgefühlSchuldbewusstsein –, il semblerait que l’hésitation constante dans l’emploi de ces deux termes chez S. Freud (comme nous le verrons plus loin jusqu’en 1929253) entre le sentiment de culpabilité et la conscience de culpabilité rende compte de la difficulté que nous éprouvons nous-mêmes à clarifier la question de la subjectivation de cet affect d’angoisse. Nous ressentons donc le besoin de comprendre ce qui différencie les processus qui alimentent les sentiments diffus pouvant étreindre le sujet jusqu’à un sentiment de remords intense dont il ne peut saisir l’origine (comme par exemple dans la névrose obsessionnelle ou plus radicalement encore dans l’accès mélancolique et les auto-reproches qu’il alimente) de ceux qui sous-tendent la représentation, en terme de responsabilité, d’une action coupable au regard de la conscience morale et qui rendent possible une perlaboration de cet affect.

Un autre aspect de la clinique complexifie encore la question. Lorsque nous sommes confrontés, et nous le sommes régulièrement, à des organisations psychiques pour lesquelles l’élaboration subjective de la culpabilité ne se fonde pas, en apparence, sur la levée du refoulement des pulsions agressives, dans la mesure où précisément le refoulement ne s’est pas constitué pour contenir la haine qui se manifeste pleinement dans une visée revendicatrice adressée à des objets focalisant, encore dans l’actuel, une compulsion destructrice.

Paradoxalement, c’est la pulsion libidinale qui semble être refoulée et le refoulement de la haine pourra se constituer comme processus élaboratif à partir du moment où ces patients réussiront à se donner une théorie de leurs mouvements pulsionnels agressifs, en se donnant d’abord une représentation des réponses énigmatiques auxquelles ils ont été confrontés, leur permettant de les distinguer de leur propre révolte vis-à-vis des objets qui ont été trop insatisfaisants : nous retrouvons le travail de tri qui s’est figuré dans les jeux de Mathurin.

Ce travail leur permettant, au mieux, de se dégager progressivement d’une culpabilité inconsciente radicale à leur égard : les mouvements de haine et la culpabilité qui leur est liée pouvant alors trouver une représentation acceptable par le moi conscient, et donc une issue subjective, si un lien libidinal peut suffisamment se reconstituer, au moins dans le sentiment d’estime de soi que le sujet peut reconnaître.

Nous pourrions rapprocher cet échec de la libidinisation à l’hypothèse de ce débordement de la violence primitive, dans l’analyse du mythe d’OEdipe que J. Bergeret propose en 1984 dans La violence fondamentale, puisque ce mythe serait pour lui la représentation de la violence sous son aspect universel, cette hubris non contenue par des parents qui sont restés eux-mêmes soumis à l’idéal du moi et qui ne peuvent humaniser les affects relatifs au conflit qui se transforme en lutte à mort entre les générations.254

Ceci nous invite à penser, à la suite de S. Freud, que la condition de l’appropriation subjective suppose une mise en représentation “du représentant affect de la pulsion”, que celui-ci se rapporte à la pulsion libidinale ou agressive. Clivé ou refoulé l’affect, pour devenir conscient, doit se relier à une “‘représentation de substitut’ ‘ dont la nature détermine son caractère qualitatif’”, comme S. Freud le décrit notamment en 1915 dans Sentiments inconscients.255

“‘Cette nouvelle vicariance dans le système conscient’” peut procéder, particulièrement lors du processus thérapeutique, et en l’occurrence dans le transfert, d’une transformation de sentiments inconscients refoulés n’ayant pas encore rencontré de possibilité de symbolisation, c’est-à-dire interdits de représentation par un sentiment de culpabilité inconscient sous-jacent à la question de la satisfaction : puisque se représenter c’est aussi originairement désirer, satisfaire à la perception hallucinatoire du plaisir qui s’affronte au principe de réalité.

Ainsi, lorsqu’en 1938 S. Freud note que “‘La conscience de culpabilité’ ‘ se développe aussi à partir de l’amour insatisfait. Comme la haine’”, n’est-ce-pas, comme nous avons déjà pu le souligner notamment dans l’étude de cas du jeune Amar256, une manière d’affirmer que l’ensemble des mouvements pulsionnels est concerné par le processus : l’amour et la haine doivent être également élaborées.

Comme nous l’avons déjà souligné, nous nous référons à la proposition de R. Roussillon : “‘En 1938, dans l’une de ses petites notes écrites lors de son exil à Londres, S. Freud indique une autre voie d’exploration du sentiment de culpabilité qui en infléchit l’analyse ou en souligne une autre forme ou une autre genèse. Il relève l’existence d’un sentiment de culpabilité lié à ’ ‘l’existence d’un amour ou’ ‘ ’ ‘d’une haine inassouvie’ ‘, c’est-à-dire’ ‘ ’ ‘l’existence d’un mouvement pulsionnel qui n’a pas pu s’accomplir’ ‘. Le sentiment de culpabilité résulterait alors de ’ ‘l’échec de l’intégration du mouvement pulsionnel’ ‘, de l’échec de ’ ‘son accomplissement fantasmatique, de son déploiement intrapsychique’ ‘. Le sujet est coupable eu égard à l’impératif surmoïque d’intégration formulé par le célèbre prescriptif Wo es war, soll ich werden : ’ ‘ce qui n’a pas été symbolisé et approprié par le moi et la subjectivité se présente dans le jeu intrapsychique sous forme d’une prescription surmoïque’”.257

Nous aurons l’occasion d’approfondir la problématique de l’affect et de sa représentation dans la suite de ce travail, mais je voudrais présenter une vignette clinique, dans laquelle nous pourrons voir comment le réinvestissement des auto-érotismes a pu se produire après une mise en représentation d’un aspect de la pulsion agressive chez une fillette de dix ans, lui permettant de se libérer d’un sentiment de culpabilité primaire. Vignette qui semble être assez représentative de ce que je tente de comprendre ici :

Notes
253.

S. Freud 1929 - Malaise dans la civilisation - PUF 1986 - p. 96

254.

Jean Bergeret 1984 - La violence fondamentale - Dunod 2000 : ’Le parricide et l’inceste ne constituent pas l’origine première du drame. La source la plus profonde et la plus primitive du drame se retrouve dans le premier oracle et dans l’attitude de violence préventive exercée par les parents à l’encontre d’OEdipe qui n’aurait pas dû naître et qui ne saurait vivre.’ (p. 58)

255.

S. Freud 1915 in Métapsychologie - section III du chapitre L’inconscient - O. C. XIII - pp. 216 à 219 : ’L’importance du système Cs (Pcs) pour les accès à la déliaison d’affect et à l’action, nous rend intelligible aussi le rôle qui échoit, dans la configuration de la maladie, à la représentation de substitut. Il est possible que le développement d’affect procède directement du système Ics, auquel cas il a toujours le caractère de l’angoisse, contre laquelle sont échangés tous les affects refoulés. Mais, fréquemment, il faut que la motion pulsionnelle attende d’avoir trouvé une représentation de substitut dans le système Cs. Alors le développement d’affect est rendu possible à partir de ce substitut conscient, et le caractère qualitatif de l’affect est déterminé par la nature de ce substitut. Nous avons affirmé que, lors du refoulement, a lieu une séparation de l’affect d’avec sa représentation, sur quoi tous deux s’en vont vers leurs destins séparés. Cela est incontestable du point de vue descriptif ; mais le processus effectif, c’est, en règle générale, qu’un affect ne survient pas tant que n’a pas réussi la percée vers une nouvelle vicariance dans le système Cs’.

256.

Amar – p. 110

257.

R. Roussillon 1999 - Agonie, clivage et symbolisation - PUF 1999 - p. 89