I.1.1-1011Jade ou le meunier qui dort

Jade, jolie fillette blonde de dix ans, m’est amenée par sa mère pour des troubles du sommeil qui se manifestent depuis quelques mois au moment de l’endormissement et qui semblent s’installer de manière répétitive.

Elle ne trouve pas le sommeil et éprouve, par exemple, le besoin de redescendre se blottir entre ses deux parents lorsqu’ils regardent la télévision pour un long câlin, interrompu le plus souvent par l’énervement du père qui ne supporte plus les empiètements de sa fille sur ses soirées.

La mère a plus tendance à comprendre les allées et venues de Jade en terme d’angoisse, elle-même “‘ayant vécu quelque-chose de semblable au même âge’”. Elle cherche donc à lui venir en aide tout en reconnaissant que les rituels imposés par l’enfant, qui consistent par exemple à demander de laisser toutes les portes des chambres ouvertes, y compris celle de sa petite soeur âgée de sept ans, et de ne plus faire aucun bruit lorsqu’elle veut s’endormir, deviennent de plus en plus envahissants.

Nous avons d’abord pu explorer la thématique oedipienne qui s’exposait avec une telle évidence que cela laissait bien prévoir “qu’un arbre cachait la forêt”, d’autant plus que Jade venait récemment d’être confrontée au travail de deuil convoqué par le décès d’une petite camarade de classe à laquelle elle était très liée, tuée dans un accident de voiture dans des circonstances où les parents (conduite en état d’ivresse) pouvaient être considérés par l’enfant comme particulièrement défaillants.

Prendre soin a alors organisé le travail autour de la problématique de Jade, ce qui a permis dans un premier temps de repréciser les contours éducatifs débordés par l’angoisse de l’enfant, les parents craignant moins de fermer leur propre chambre et hésitant moins à vivre plus tranquillement leur vie d’adulte.

La mère était en même temps partagée entre l’envie de “lui donner le sirop pour les nerfs” préconisé par le médecin de famille pour la calmer, et dans ce cas la fillette s’endormait sans difficulté, et la crainte de la dépendance au médicament qui “risquait de s’installer” et à laquelle elle ne voulait pas céder. Jade organisait alors elle-même la dépendance par retournement de la situation en se rendant particulièrement tyrannique avec ses parents.

En dehors de ces troubles liés à l’endormissement, Jade, tout en étant assez réservée, se présentait comme une fillette très agréable à vivre, sans difficulté particulière d’adaptation, s’apprivoisant rapidement dans l’espace thérapeutique. Le transfert positif a permis de travailler l’angoisse relative à la jalousie refoulée concernant sa petite soeur et qui renvoyait, sur un certain versant, à l’angoisse de castration que les associations de l’enfant, tissées à celles de la mère lorsqu’elle était présente, permettaient d’élaborer.

Cependant, la persistance épisodique des symptômes semblait renvoyer à une autre énigme pour laquelle l’enfant a pu offrir un nouvel axe de travail.

Enfant très sage et très studieuse, elle s’est d’abord appliquée à présenter d’elle une image bien cadrée dans ce qui semblait être attendue par son entourage, notamment son père : “qu’elle s’adapte et réussisse”.

Par exemple, à la demande que j’avais faite qu’elle m’apporte un petit caillou ou un dessin de son choix pour payer symboliquement sa séance, elle avait entrepris de m’offrir en cadeau les travaux manuels qu’elle aimait beaucoup réaliser avec sa mère, cherchant à chaque fois à me présenter ce qu’il y avait de mieux réussi, épuisant vite sa réelle capacité créatrice dans son désir de me combler.

Vint le moment où elle ne m’apporta plus rien et la possibilité pour nous d’en parler lorsque sa mère pu la relayer dans le besoin de me dire la déception que l’enfant ressentait à ne plus savoir quoi faire pour me faire plaisir. Et ceci précisément le jour où nous avons évoqué comment elle avait fait pour se passer de sa sucette d’enfant : “‘A sept ans, parce-que j’avais l’âge de raison’”.

La mère fut très surprise et vraisemblablement émue par ce souvenir, et sur le fond de ces affects elle fit un travail de remémoration concernant les conditions dans lesquelles l’enfant avait dû consentir à ce “décret”, qui dépassait la capacité de celle-ci à transformer pour elle-même l’effort qui lui était demandé ; cela donnant également l’occasion à la mère de comparer son attitude envers Jade à ce moment-là avec celle, très permissive, qu’elle a actuellement envers la petite soeur arrivant au même âge.

En effet, le père de Jade, qui à l’époque fumait beaucoup, avait proposé un marché à sa fille, qui n’avait pu se soustraire à la séduction dans laquelle il précipitait son désir de grandir : “‘Il arrêterait de fumer quand elle aurait cesser de prendre sa sucette pour dormi’ r”. Or Jade s’est arrêtée du jour au lendemain, elle n’a jamais sucé son pouce, elle a des troubles du sommeil, et son père n’a pas pu tenir sa promesse : “Il fume, lui !” dit Jade, soulignant ainsi comme une injustice, de son point de vue.

Nous pouvons par ailleurs nous demander si “cette trahison” n’a pas évité le pire à l’enfant. Si elle ne lui a pas aussi permis de se saisir de sa pulsion agressive et de travailler la question de la culpabilité primaire inconsciente qui la maintenait dans l’impossibilité de dépasser le modèle imposé par le père, relayé par la mère, au risque de perdre l’investissement des parents qui la maintenait dans le désir de les combler. Et cela malgré la torsion qu’elle devait encore lui faire subir, afin de rendre acceptable le conflit exacerbé par la problématique inconsciente du père qui ne peut différencier ses propres mouvements pulsionnels de ceux de l’enfant.

De son côté, la mère n’a pas pu se représenter l’enjeu de la demande du père, qui identifiait sans doute trop l’enfant au désir de la mère de ne plus le voir fumer, ce qui ne simplifiait pas pour Jade le jeu complexe des identifications oedipiennes dans lesquelles elle s’épuisait à satisfaire au désir parental.

Cette mère, pour qui “sucer n’avait pas d’importance , elle n’y prêtait pas attention”, n’avait pas pu aider autrement l’enfant à faire le deuil de cette relation orale primaire qui avait perdurée sur ce mode auto-érotique devenu brusquement insupportable pour le père, et de ce fait pour les deux parents aux yeux de l’enfant.

Nous pouvons donc penser que l’angoisse de castration et la culpabilité qui en ressortit semble bien s’organiser pour Jade autour d’une problématique du lien primaire, non seulement du côté de l’objet maternel, mais aussi du côté de l’objet paternel qui ne peut être saisi comme tiers, butée organisatrice de la relation oedipienne, car trop désorganisé par ce que lui fait vivre, en écho, les auto-érotismes en souffrance de symbolisation chez l’enfant.

Du côté de Jade, tout semblait alors se passer comme si l’enfant travaillait la question du lien oedipien sur le mode des empiètements primaires, sur fond de dépendance, qu’elle rejouait dans la relation tyrannique qu’elle entretenait avec ses parents, empiètements réactualisés par l’injonction éducative du père privant sa fille de pouvoir se constituer un mode de renoncement pulsionnel différencié de ses propres deuils d’objets, restés vraisemblablement eux aussi en souffrance d’élaboration. Mais l’enfant rejouait l’expérience au détriment de sa propre auto-conservation.

Quelque-chose de cet ordre a pu suffisamment s’entendre chez la mère qui a accepté de proposer à l’enfant de reprendre à son compte la question de la transformation du renoncement auto-érotique dans les soins qu’elle s’est autorisée à lui déléguer.

Constatant en effet que, plus que le médicament en soi, c’était le geste maternel qui entourait l’enfant qui avait la capacité à la calmer pour s’endormir, elle avait peu à peu remplacé le sirop par des gélules de plantes calmantes (faisant partie de ces produits référencés en pharmacie sous la rubrique “auto-médication familiale”). Elle pouvait lui en donner jusqu’à trois gélules le soir une demi-heure avant de se coucher, mais elle hésitait encore, pensant “‘qu’il valait mieux n’en prendre que deux pour ne pas s’habituer’”.

Cette problématique de dépendance, qui se retrouvait dans la crainte du père qu’elle ne fasse “une addiction” sur ma propre personne (ayant été confronté à une soeur dépressive suivie en thérapie pendant plus de dix ans), a trouvé à s’élaborer dans la proposition que j’ai faite à la mère de confier à l’enfant la troisième gélule qu’elle pourrait prendre si elle en ressentait le besoin. Puis, dans l’idée que l’enfant pourrait elle-même gérer sa prise de gélules, trois, deux, ou une, suggérée par la fillette elle-même, cherchant à retrouver, dans cette maîtrise du médicament, la possibilité de lâcher prise sans se sentir dépossédée.

L’enfant a pu alors retrouver le désir de créer, après avoir renoncer à me combler inconditionnellement, et changer l’équation de ses investissements, en amenant seulement une part d’elle-même dans le paiement symbolique de sa séance : en apportant un petit tableau de papier collé sur un support en carton plus solide, qu’elle a pu imaginer sans l’aide de sa mère, formé à l’aide de cercles légers découpés et collés en relief, représentant un meunier bien dodu et bien repu, dormant, bercé par le rythme des ailes de son moulin.

Image qui, semblant condenser la ré-appropriation des auto-érotismes, indispensables à son intimité psychique, et la mise en latence de la pulsion libidinale concernant ses investissements objectaux, sans qu’ils soient pour autant déconnectés de la pulsion agressive, sublimée partiellement dans le désir d’apprendre qui ne s’est pas démenti, signe chez l’enfant une reprise de la mobilité fantasmatique qui va accompagner la levée des symptômes.

Or lorsque S. Freud, en 1914 dans Pour introduire le narcissisme, constate que certaines personnes bénéficient d’une mobilité psychique qui les amènent à ne pas repousser systématiquement leurs motions pulsionnelles alors que d’autres ne peuvent les élaborer consciemment, il nous permet d’envisager dans le processus du refoulement qu’il rattache à l’instance surmoïque dont il isole l’élément primaire sous la forme d’idéal du moi, deux modalités de ce processus : l’un défensif, l’autre perlaboratif. Quant à l’expression de ces modalités, elle semble dépendre de la possibilité pour le moi de s’approprier subjectivement le sentiment de culpabilité sous-jacent au processus, puisqu’il relève directement de la présence en soi de cette instance idéale issues des introjections et des identifications primaires à l’objet :

‘“Les mêmes impressions, expériences, impulsions, motions de désir auxquels tel homme laisse libre cours en lui ou que du moins il élabore consciemment, sont repoussées par tel autre avec la plus grande indignation, ou sont déjà étouffées avant d’avoir pu devenir conscientes. Mais la différence entre ces deux sujets, qui contient la condition du refoulement , peut s’exprimer facilement en des termes qui permettent de la soumettre à la théorie de la libido. Nous pouvons dire que l’un a établi en lui un idéal auquel il mesure son moi actuel, tandis que chez l’autre une telle formation d’idéal est absente. La formation d’idéal serait du côté du moi la condition du refoulement”.’

De même, à la fin de L’abrégé en 1938, alors qu’il commente le mythe d’OEdipe, S.  Freud souligne l’excessive rigueur de la conscience morale du héros, faisant correspondre la force de la culpabilité qu’il ressent, pour avoir mis en acte des intentions qui n’étaient pas consciemment les siennes, à l’intensité de la lutte défensive organisée, au-delà de l’angoisse de castration, par le conflit issu de l’ambivalence primaire : “‘Les tourments que cause le remords correspondent exactement à l’angoisse de perte d’amour’ ‘, menace remplacée par l’instance morale’”.258

Il nous suggère ainsi de rattacher les destins de la culpabilité à la problématique de la subjectivité, qu’il souligne particulièrement à la fin de son livre en se référant à Goethe : ‘“’ ‘ Ce que tes aïeux t’ont laissé en héritage, si tu veux le posséder, gagne-le’”.259

Et le commentaire de 1938, concernant le destin inéluctable d’OEdipe, renvoie à celui de Totem et Tabou en 1913, lorsque S. Freud, s’interrogeant sur la prohibition morale du Tabou, observe que les restrictions qu’il impose dans les sociétés primitives s’organisent sur le mode de la névrose de contrainte, comme défense pour lutter contre un sentiment d’angoisse dont la source est inconsciente 260. Il remarque alors “[qu’]‘il est intéressant de mettre en parallèle le fait que la conscience de la faute dans le tabou ne se trouve nullement diminuée parce que la transgression a été accomplie inconsciemment et le fait que, dans le mythe grec, la faute d’OEdipe reste une faute grave bien qu’elle ait été accomplie à son insu et en dehors de la volonté de son auteur’”.261

Ainsi, au-delà du complexe de castration que le mythe métaphorise, nous pouvons reconnaître dans ce destin inéluctable, qui désigne OEdipe coupable avant même qu’il soit en mesure de se le représenter, un fond de culpabilité dont la source est inconsciente, et qui alimente dans le moi un sentiment de culpabilité dont il ne peut se déprendre et qu’il ne peut subjectiver.262

Nous commençons à mieux percevoir les linéaments d’un tel processus, poursuivons le repérage théorique afin de le préciser.

Notes
258.

S. Freud 1938 - L’abrégé de psychanalyse - PUF 1985 - p. 83

259.

Qui rentre particulièrement en écho, pour ce qui est des processus d’appropriation subjective avec la célèbre formule : ’Là où était le ça, le moi doit advenir’.

260.

S. Freud 1913 - Totem et tabou - PUF 1992 - p. 49 : ’Le sujet possède la certitude intérieure, la conscience, que la violation de la prohibition sera suivie d’un malheur terrible’.

261.

S. Freud 1913 - opus cité - p.107

262.

Nous voyons comment S. Freud a pu buter sur la question de l’appropriation subjective tout en laissant la possibilité de la penser : D. Winnicott l’a laissée aller librement dans sa théorie et R. Roussillon souligne l’importance ’de la prise en compte métapsychologique de la subjectivité, sans pour autant lâcher la pertinence d’une description objective’, car ’notre pratique requiert une théorie des processus d’appropriation subjective que le concept d’identification, malgré ses variantes, ne peut intégralement traiter’ - R. Roussillon 1995 - Métapsychologie des processus et transitionnalité - R.F.P. - opus cité - p. 1392