I.1.2-1011L’homme au sable : Nathanaël et la culpabilité primaire

Or, nous nous souvenons que le sentiment d’inquiétante étrangeté repose, pour S. Freud, sur un paradoxe :

‘“Cette sorte de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps et de tout temps familières266

Nous nous souvenons aussi que S. Freud met en parallèle cette transformation dans l’éprouvé avec le glissement de sens qui s’opère entre les deux groupes de représentations condensées dans le terme heimlich . Ce terme, qui signifie familier confortable, peut aussi bien renvoyer à une représentation de ce qui peut être caché, dissimulé, à partir de la représentation intermédiaire – entre deux – de l’intime, qui va retourner la représentation primitive en son contraire en la faisant basculer du côté caché, secret, donc inquiétant sinon dangereux si ce secret est dévoilé : “‘Unheimlich serait tout ce qui aurait dû rester caché, secret, mais qui se manifeste’”, et nous voyons bien comment la connexion va pouvoir s’établir avec le sentiment de culpabilité éprouvé dans ce rapport au dévoilement qui concerne toute expérience de connaissance (confère, par exemple, l’histoire mythique d’Adam et Eve).

C’est à partir de cette analyse que S. Freud infléchit l’interprétation de l’inquiétante étrangeté dans l’Homme au sable du côté du refoulement sur la base du complexe de castration.

‘“L’inquiétante étrangeté prend naissance dans la vie réelle lorsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés par quelque impression extérieure ou bien lorsque de primitives convictions surmontées semblent de nouveau être confirmées”.’

S. Freud souligne ainsi un vacillement dans le moi soumis au retour du refoulé, soit qu’il soit confronté au dévoilement de l’altérité en lui, du fait de la levée du refoulement, soit qu’il soit confronté à l’impuissance actuelle à surmonter les anciens modes de penser du temps animique de l’enfance. Dans les deux cas l’épreuve de réalité psychique repose sur l’épreuve de réalité objective qui vient révéler un point de confusion topique qui peut être entretenu par un point de confusion temporelle.

Or, dans l’analyse de L’homme au sable, tiré des contes fantastiques d’Hoffmann, si nous choisissons “la focale” du double narcissique que Freud met à notre disposition pour tenter de comprendre encore autrement la compulsion au délire du jeune étudiant Nathanaël, que découvrons nous :

D’une part la figure clivée – heimlich/unheimlich – du maternel primaire qui entretient la confusion de l’halluciné et du perçu chez l’enfant, lorsque la mère soutient que l’homme au sable n’existe que dans son imagination alors que la bonne des enfants exploite à son profit l’horreur de l’histoire qu’elle leur raconte pour les faire tenir tranquilles le soir avant d’aller dormir : l’histoire de cet homme qui viendrait le soir “‘jeter du sable dans les yeux des méchants enfants qui ne veulent pas dormir, leur arrache les yeux et les porte dans la lune en pâture à ses petits’”, entretenant ainsi dans le moi une difficulté à saisir la différence entre le registre perceptif et celui de la représentation psychique.

D’autre part, le conte métaphorise cette séduction mortifère des représentants maternels, aussi bien que des représentants paternels, alors que père et mère se montrent insensibles au monde fantasmatique du petit Nathanaël, qui ne peut recevoir de réponse apaisante et brûle du désir de savoir ce qui se passe entre son père et cet homme méchant qui vient “réellement”, à la tombée de la nuit, faire des choses si terribles, qui font si peur à sa mère et qui sont si dangereuses, que son père en meurt lors d’une explosion dans son cabinet de travail, précisément là où il les avait observé en cachette, lui et l’homme au sable.

La compulsion au délire qui saisit Nathanaël chaque fois que dans sa vie de jeune homme il ne peut se saisir de l’identification au père pour accéder à un autre savoir, à une autre vision du monde, rend bien compte de l’impasse de ses processus secondaires de symbolisation alors même qu’il tente de s’approprier à l’aide de sa création délirante – la belle automate Olympia – dans le monde illusoire et froid de l’idéale perfection, un roman oedipien.

Mais sous-jacente, il s’agit bien d’une symbolisation primaire en souffrance, dans le rapport inconscient qui le lie à des imagos de mère froide insensible n’ayant pu l’aider à faire la part des choses entre le réel et l’imaginaire, entre ce qui lui appartient et ce dont il ne peut être tenu pour responsable.

Et la fin tragique de ce Pygmalion malheureux est exemplaire d’un mouvement de culpabilité primaire inconscient qui le pousse au suicide dans une impossible tentative d’appropriation subjective. Il est remarquable de voir comment le jeune homme est atteint de folie meurtrière à la vision de sa jeune fiancée à travers la lorgnette achetée à “l’homme au sable”267. Alors que quelque temps auparavant une rage paroxystique l’avait déjà saisi provoquée par l’incompréhension de la jeune fille, autre figure insensible du maternel primaire, lui soutenant que “‘toutes les fantasmagories dont il souffrait n’existaient que dans sa tête’”, lui faisant porter la culpabilité de l’indifférence narcissique meurtrière des imagos parentales.

Tragique d’un mouvement qui peut être saisi du côté de la toute-puissance narcissique : “ce qui m’arrive c’est moi seul qui le crée”, alors qu’il s’agirait plus pour Nathanaël, pris dans une confusion identitaire exacerbée par la position des objets qui méconnaissent son effort de différenciation, d’une impuissance à s’approprier l’origine des mouvements pulsionnels qui le déchirent.

La compulsion à l’acte, qui l’amène à retourner contre lui le mouvement meurtrier, ne serait-elle pas à comprendre, selon le modèle que nous avons pu proposer pour la compulsion à détruire des adolescents délinquants, comme une ultime tentative pour symboliser l’expérience insoutenable du poids de la culpabilité primaire ? Sentiment inconscient qui garde l’empreinte de l’impossible mise en représentation par l’objet des affects ambivalents du sujet, qui sont autant d’efforts perdus, car méconnus, à l’investir268.

Ainsi, cette impulsion sous l’effet d’un sentiment inconscient de culpabilité serait à rattacher, comme nous l’avons déjà proposé à la permanence dans le moi d’affects d’amour et de haine inassouvis, c’est-à-dire non reconnus, non accueillis et transformés par l’objet. Et lorsque S. Freud semble nous indiquer en 1938 que l’amour insatisfait, comme la haine, font le lit de la culpabilité, c’est sans doute à ce sentiment inconscient, entretenant la compulsion de répétition, qu’il fait référence, déterminant le travail de la pulsion autour des expériences insuffisamment symbolisées. Travail qui peut se donner comme effet d’une pulsion de mort pour certaines configurations traumatiques venant estomper, effacer, les tentatives du travail de liaison, organisé par le principe de plaisir, intrinsèque au travail de la pulsion. C’est en se sens que nous pouvons distinguer la contrainte à répéter le traumatisme, qui caractériserait plus l’échec de la symbolisation, de l’automatisme de répétition représentant plus la recherche de l’état antérieur qui appartient au fonctionnement du principe de plaisir, comme les récents travaux d’A. Ciccone269, en particulier, nous permettent de le penser.

S. Freud souligne bien cette difficulté qui tourne autour de la question du caractère conservateur de la répétition et la confusion des registres qui peut en résulter, lorsqu’il énonce en 1920 le paradoxe d’un principe de plaisir au service de la pulsion de mort 270. Or, nous pouvons nous demander, comme S. Freud le fait lui-même à propos du Clivage du moi en 1938, si ce qu’il veut nous communiquer “‘doit être considéré comme connu depuis longtemps et allant de soi’ ‘, ou comme tout à fait nouveau et déconcertant’”.271

En effet, dans le Manuscrit K ou Conte de Noël du 1er janvier 1896272, S. Freud établit un processus organisateur commun au “trois névroses de défenses, hystérie, névrose de contrainte et paranoïa“, qui articule le refoulement autour “‘d’un incident primaire teinté de déplaisir, c’est-à-dire de type passif’”. Le retour du refoulé se donne déjà comme une répétition active d’une expérience primaire qui a confronté le moi à l’impuissance, ce point de vue nous permettant de relier la problématique de l’insatisfaction à l’échec de la symbolisation. Ainsi, le processus défensif auquel le moi a recours pour lutter contre cet échec peut se décrire selon trois modes caractéristiques de l’économie pulsionnelle pour chacune des organisations isolées par S. Freud : sentiment de culpabilité primaire pour la névrose de contrainte, mécanisme psychique de la projection pour la paranoïa et lacune dans le psychisme pour l’hystérie.

Et la compulsion de répétition serait à rattacher à cette lutte engagée par le moi pour trouver une issue symbolique à l’expérience, comme semble le confirmer S. Freud dans la suite du manuscrit, lorsqu’il introduit l’idée que les symptômes relatifs à ces névroses de défense sont des déviations pathologiques d’états affectifs psychiques normaux : ils diffèrent, dit-il, des affects en question – conflits pour l’hystérie, auto-reproches pour la névrose obsessionnelle, rancune pour la paranoïa, deuil pour le délire hallucinatoire aigu – “‘en ce qu’ils n’ont pas été liquidés mais qu’au contraire ils ont entraîné une ’ ‘altération permanente du moi’” 273.

Cette position de S. Freud, dès les débuts de la théorisation organisée autour du primat du principe de plaisir, se confirme donc en 1938. Ceci nous permet d’envisager, d’une part, que le processus de refoulement primaire du déplaisir, relié directement à la nécessité de contenir la pulsion, ne permet pas, sous son seul aspect défensif, de résoudre à lui seul la question de la symbolisation de l’insatisfaction pulsionnelle pour le moi. D’autre part, il semble nécessaire d’introduire un autre processus, comme processus perlaboratif, pour que l’insatisfaction résiduelle intrinsèque au fonctionnement psychique, originaire, et/ou l’insatisfaction réelle, inévitable pour le moi, inhérente non plus seulement à la découverte de l’altérité mais “au roc de ce qui se constitue pour lui comme objet objectif“ dans la réalité de la rencontre, puissent s’élaborer, “se liquider”.

Je m’appuie ici sur la conception proposée en 1993 par R. Roussillon, que j’ai déjà indiquée dans mon introduction et que l’auteur précise à nouveau dans son ouvrage de 1999274, dans lequel il définit l’originaire comme une “‘catégorie structurale, qui se fonde sur la construction fantasmatique d’une reprise représentative du premier ou du primaire’ ‘”’ ‘, ’ ‘“’ ‘témoin de l’intégration subjective du primaire’”. En ce sens, un niveau de la culpabilité et du masochisme, peut-être rapportée à cette catégorie de l’originaire à laquelle les rattache le fonctionnement du principe de plaisir dans la nécessité qu’il implique de tolérer une part de déplaisir pour son accomplissement, comme j’aurais l’occasion de le préciser à propos de la question du masochisme. Il me semble que cette position s’inscrit dans la perspective de la séduction originaire, telle qu’elle nous est proposée dans le texte auquel je fais référence. Ainsi, je me rattacherais volontiers à l’idée que “‘la question moderne de la séduction passe-t-elle par la discrimination des modalités de la séduction, elle ne s’arrête plus à l’opposition d’une séduction à une non-séduction, mais elle cherche à ’ ‘spécifier comment la séduction originelle doit être structurée pour qu’elle contienne la possibilité de son propre dépassement élaboratif’ ‘ ’ ‘au sein du processus d’auto-appropriation’ ‘ de soi’ ”.

Un élément clinique me semble illustrer d’une certaine façon ce que je cherche à exprimer ici : j’ai régulièrement remarqué comment de jeunes enfants, et aussi des enfants de la latence, se mettent à jouer à côté de nous en se parlant à mi-voix, alors que l’un des parents, ou les deux selon les circonstances, commencent à pouvoir aborder les éléments refoulés des conflits qui désorganisent l’économie familiale. Comme nous l’avons vu pour Mathurin, le travail de symbolisation des parents induirait l’émergence d’un espace de rêve pour l’enfant, qui peut commencer à faire l’expérience d’une différenciation des espaces psychiques, et rentrer au contact de son propre fil historique.

Tout se passe donc comme si l’élaboration des parents permettaient aux jeunes enfants de se retrouver évoluant “seul en présence de l’autre”, leur jeu mettant alors en scène les affects portés par les paroles qui trouvent une issue représentative dans l’échange avec le tiers que je représente. Et même si le jeu peut évoquer la violence des affects, ces enfants sont, à ce moment-là, tranquilles et heureux, une trame représentative contenante s’élaborant pour eux-mêmes au contact de l’élaboration des motions pulsionnelles des parents. Ceci nous fait penser à une reprise, une remise en route de la dynamique qui fonde le narcissisme primaire. Et je serais tentée de l’associer à ce qui est décrit en terme de narrativité par Bernard Golse, pour spécifier le travail d’élaboration de l’identité qui se construit pour le bébé. L’auteur s’appuie sur les travaux anglo-saxons et notamment sur le concept d’enveloppe proto-narrative développé par Daniel Stern, (qui renvoie au processus de consensualité de Donald Meltzer), pour rendre compte du travail perlaboratif des objets primaires. Ceux-ci se constituent comme le fil rouge permettant de relier les expériences successives des éprouvés émotionnels au cours des échanges verbaux et infra-verbaux accompagnant les soins : “‘C’est évidemment tout le processus de subjectivation’ ‘ qui se trouve ici convoqué car, sans le sentiment d’une certaine continuité d’exister (D.W. Winnicott’ ‘) en tant ’ ‘qu’individu séparé et différencié’ ‘, il n’y a pas de fil rouge qui puisse être repéré comme reliant les différents épisodes d’une journée’”275

Nous voyons bien comment le travail psychique des parents par rapport à leur propre histoire, et ce qui a du être refoulé pour que celle-ci puisse malgré tout se construire, nous confronte à la question des processus inter et trans-générationnels qui sous-tendent la transmission psychique : “‘Dans tous les cas, il s’agit d’emprunter à autrui pour se construire sans tomber dans l’aliénation, c’est-à-dire en préservant un degré de liberté suffisant pour que le sujet puisse se déployer sans se laisser étouffer ou paralyser par des mandats trans-générationnels trop lourds ou par des projections parentales par trop contraignantes’”276.

Si la problématique du refoulement, que nous avons déjà évoquée, ne peut pas être travaillée pour elle-même dans le cadre limité de cette recherche, nous voyons la complexité à laquelle nous confronte la pensée de S. Freud et l’importance à pouvoir faire travailler cette question à l’intérieur des principaux remaniements théoriques ; notamment à partir de l’affirmation d’un troisième inconscient qui n’est pas constitué par le refoulé (1920) et la deuxième théorie de l’angoisse (1926) dans laquelle S. Freud inverse le processus dans lequel l’angoisse devient le moteur du refoulement. C’est ainsi par exemple que A. Le Guen, s’interrogeant sur la constitution du refoulement originaire, propose de rattacher l’angoisse originelle au moment de la différenciation du moi, dont la transformation entraîne le détachement nécessaire au familier du double maternel qui le constitue :

‘“Dans la relation symbiotique des origines entre une mère et son bébé, dans cette double identification perceptive , dans ce double-double sont confondus sujet-objet, soi – non-soi, extérieur-intérieur, réel-irréel, espace et temps. Tout pareillement, vie et mort sont indifférenciées, informulables, et même inconcevables ; et tout le resteraient si ne venait l’étrangement familier des sensations, des émois et des perceptions, aussi familiers qu’étranges sans doute, parfois inquiétants : aussi bien ceux qui émanent du corps du nouveau-né vers sa mère que ceux qui vont de la mère vers son bébé, ce sont ceux qui lient le soma et la psyché pour constituer le noyau du ça , aussi rudimentaire soit-il en ces temps premiers 277 . Et elle considère, dans la ligne théorique de S. Freud de 1926, que cette angoisse primordiale de séparation constitue le précurseur du signal d’angoisse, marque de l’originaire du premier refoulement  : A ce moment de l’évolution, cette sorte de l’angoissant qui émane d’un moi en train de se constituer, ne pourra être que le précurseur du véritable signal d’angoisse et, de ce fait, elle n’aura sans doute pas la même signification ni la même fonction que celui-ci. Par contre elle serait, sans doute, la marque de l’originaire de ce premier refoulement. Cette sorte de l’angoissant ferait que l’étrangement familier ne se transformerait pas (encore) en son contraire mais, dans un double mouvement de continuité, se présenterait ou se percevrait comme une figure du double , tout en même temps que celle-ci ferait surgir l’étrangement familier . Ce double mouvement serait donc l’un des premiers moyens de défense archaïque du moi se constituant, moyen qui, condensé avec ceux des activités hallucinatoires, projectives et auto-érotiques, constitueraient ce refoulement originaire qui, lui-même, serait constitutif de l’inconscient après-coup”.’

Et effectivement, pour que l’étrangement familier du double ne se transforme pas, au cours de ce processus, en “image d’épouvante”278, constitutive d’un surmoi archaïque sévère et cruel, “pure culture de pulsion de mort“, l’intervention pare-excitante de l’objet semble être nécessaire au travail de symbolisation, comme nous l’avons plusieurs fois souligné. Non seulement pour que le moi immature ne soit pas débordé dans ses capacités à élaborer l’expérience, mais aussi pour qu’il soit protégé du traumatisme de l’excès d’excitation qui en résulterait, et qui viendrait altérer ses fonctions.

Nous soulignons donc comment se profilent dans le texte de 1896 les considérations de S. Freud concernant le traumatisme qu’il va pouvoir développer en 1920, à partir des réflexions sur les névroses de guerre, où le psychisme est contraint à un travail de liaison pour endiguer l’effraction venue du dehors. Dans ce moment de la théorie, S. Freud met à jour la compulsion de répétition qui vient signer l’impasse dans laquelle le moi se trouve. Il décrit une situation extrême qui l’oblige à se défendre, au delà du principe de plaisir, et je dirais principe de plaisir oblige en anticipant mes développements ultérieurs, à partir notamment des contenus théoriques de L’esquisse, contre un danger extérieur menaçant son intégrité : contrainte de répétition qui peut soit manifester un retour d’états antérieurs non symbolisés, et “‘se donner comme une pulsion de mort’ ”, soit au contraire se donner comme “‘l’effet irréductible du désir’ ‘ de la vie’”, ainsi que le soutient R. Roussillon279.

Cette position théorique vient questionner les processus de répétition que S. Freud a regroupés en 1920 sous le primat de la déliaison d’une pulsion de mort dont il fait l’hypothèse,280 que nous pourrions alors considérer comme la métaphore de l’échec du refoulement, dont il attribue le facteur de fixation à la compulsion de répétition du ça inconscient.281 Nous pouvons la relier aussi à la défaillance de l’objet qui ne peut assurer les possibilités de transformation des mouvements pulsionnels du moi, qui se retrouve impuissant à les symboliser.

Nous retrouvons la conception d’une force aveugle, qui oeuvre à l’insu du moi comme pulsion destructrice issue d’une subjectivation en souffrance de l’interprétation des mouvements ambivalents, dans l’analyse proposée par Nicole Jeammet dans Destins de la culpabilité 282, lorsqu’elle décrit les étapes du développement primaire.

Ces étapes soumettent le sujet, lors de la découverte de l’extériorité de l’objet, à la double contrainte (référée par R. Roussillon – 1999 – à la dialectique “utilisation de l’objet - relation d’objet”), de l’altérité perçue et du travail incontournable d’appropriation des tensions internes d’amour et de haine qui se présentent au moi, travail de liaison au cours duquel, nécessairement, la conscience de l’altérité ne peut se construire indépendamment d’expériences s’accompagnant d’insatisfaction :

‘“Un long chemin semé d’embûches sera à parcourir pour apprendre à reconnaître que le bien n’équivaut pas forcément à notre plaisir et le mal à notre déplaisir qu’il faut alors expulser de nous parce que l’autre aussi existe et qu’il y a un bien et un mal pour lui et parce que ce mal, équivalent d’un déplaisir occasionnant tensions et angoisses que nous cherchons spontanément à évacuer dans une impossibilité à le reconnaître nôtre sans souffrance, n’est pas pour autant vaincu : refoulé ou dénié, en tout cas devenu inconscient, il oeuvre sans nous une destruction devenue aveugle”.’

Cependant, dans la perspective qui est la nôtre, et c’est aussi celle de N. Jeammet qui retient bien l’aspect qualitatif des soins du temps primaire dans l’enjeu du développement de la culpabilité, nous ne pouvons pas attribuer cette force compulsionnelle destructrice qui n’a pas trouvé d’issue représentative, à la seule situation originaire qui préside au destin de tous les petits humains. Et si tel était le cas, la question serait encore de savoir comment la situation s’est présentée pour que le sujet n’ait pu saisir ces “‘contraintes comme suffisamment bonnes à symboliser’” (R. Roussillon).

C’est donc autour de ce rapport entre l’affect d’angoisse et la possibilité pour le sujet de s’en donner, d’une manière ou d’une autre, une représentation, que nous allons recentrer notre recherche pour comprendre l’articulation qui fonde chez S. Freud la qualité consciente ou inconsciente du sentiment de culpabilité, à partir du processus du refoulement.

Notes
266.

S. Freud 1919 - L’inquiétante étrangeté in Essais de psychanalyse appliquée - opus cité - p. 186

267.

Il faut souligner le fait que S. Freud a court-circuité le texte de Hoffmann, rattachant la reprise du délire du jeune homme au sommet de la tour à la vue de Coppélius-Coppola, alors que dans le conte il se relie directement à la vue de la jeune fille, puis de l’homme au sable.

268.

S. Freud 1926 - Inhibition, symptôme, angoisse - opus cité : Comme nous l’avons précisé p. 115 en référence à S. Freud (1926 - p. 48), la pulsion agressive est à considérer, au même titre que la pulsion libidinale, comme une pulsion d’investissement.

269.

A Ciccone 1999 – Modélisations de la répétition in La transmission psychique inconsciente - Dunod

270.

S. Freud 1920 - Au-delà du Principe de plaisir - O. C. XV - Chapitre VII - p. 337

271.

S. Freud 1938 - Le clivage du moi dans les processus de défense du moi in Résultats, idées, problèmes - opus cité - p.283

272.

S. Freud in La naissance de la psychanalyse - PUF 1991 - pp. 129 à 137

273.

S. Freud - opus cité - p. 130

274.

R. Roussillon 1999 - Agonie, clivage et symbolisation - opus cité - p. 108 

275.

B. Golse 2001 – Pour grandir : la nécessité d’une histoire in Naître et grandir autrement – Collectif sous la direction de C. Bergeret-Amselek – Desclée d Brouwer

276.

B. Golse 2001 – opus cité supra p. 53

277.

A. Le Guen 1995 - L’inquiétante étrangeté et le double in Le Double - Monographies de la R. F. P. - PUF 1997

278.

S. Freud 1919 - L’inquiétante étrangeté - opus cité

279.

R. Roussillon 2001 – Le plaisir de la répétition – opus cité – p. 68 :’Au fond du psychisme, la contrainte de répétition représente la neutralité d’un processus, d’une réalité de l’expérience qui appelle la nécessité de sa signification et de sa reprise au sein d’une subjectivation commandée par les contraintes du principe du plaisir/déplaisir’.

280.

S. Freud 1920 - Les mécanismes de défenses contre les excitations extérieures et leur échec - La tendance à la répétition - Chapitre 4 in Au-delà du principe de plaisir - opus cité : ’Ce qui suit doit être considéré comme de la pure spéculation, comme un effort pour s’élever bien au-dessus des faits [...] Il ne faut pas voir autre chose, dans les considérations que nous développons ici, autre chose qu’un essai de poursuivre jusqu’au bout une idée, afin de voir, par simple curiosité, jusqu’où elle peut conduire’. p. 29

281.

S. Freud 1926 - Inhibition, symptôme, angoisse - opus cité - p. 81 : ’Dans le refoulement, le facteur de fixation est donc la compulsion de répétition du ça inconscient et normalement cette compulsion ne peut être supprimée que par la fonction librement mobile du moi.’ Ceci renvoie à la mobilité des investissements narcissiques et objectaux que nous avons déjà soulignés.

282.

N. Jeammet 1993 - Les destins de la culpabilité - PUF - p. 58