I.1.3011Sentiment de culpabilité - Conscience morale - Besoin de punition

Au début du chapitre VIII de Malaise dans la Civilisation, Freud ramène la difficulté de ses développements précédents concernant le sentiment de culpabilité à la complexité de le présenter dans son rapport au processus civilisateur qui consiste à inhiber l’agressivité puisque, comme pour le développement individuel, “‘L’homme civilisé a fait l’échange d’une part de bonheur possible contre une part de sécurité’”, (p. 69) et “‘le progrès doit être payé par une perte de bonheur dû au renforcement de ce sentiment’” (p. 93). Et il précise également que la question de la culpabilité est d’autant plus obscure que “‘l’ambiguïté entre le sentiment et la conscience de culpabilité’ ‘ n’est pas éclaircie’”283:

‘“[...] Si notre étude garde encore une résonance étrange, cela vient probablement de la relation très spéciale et décidément toujours incomprise du sentiment de culpabilité avec notre conscient . Dans les cas ordinaires de remords, nous apparaissant comme normaux, il s’impose avec assez de netteté à notre conscient  ; n’avons-nous pas coutume, au lieu de sentiment de culpabilité - Schuldgefühl - d’employer en allemand le terme de conscience de culpabilité - Schuldbewustsein ?”’

Un peu plus loin dans le texte, S. Freud va pouvoir isoler, à partir des sentiments de culpabilité qui s’imposent au conscient, au point de l’envahir comme dans la névrose obsessionnelle, un sentiment pour lequel il va réserver le terme de “besoin de punition ”, dont la représentation échappe à la conscience et dont l’affect d’angoisse, qui se lie à cette représentation inconsciente, se manifeste de façon symptomatique dans sa nécessité compulsive à devoir se soulager. Pour reprendre aussitôt le sentiment de culpabilité, que sa source soit représentable ou irreprésentable, sous son aspect générique rapportée en définitive à l’angoisse devant le surmoi :

‘“Peut-être la remarque sera-t-elle ici bienvenue que le sentiment de culpabilité n’est au fond rien d’autre qu’une variante topique de l’angoisse et que dans ses phases ultérieures il est absolument identique à l’angoisse devant le surmoi ”.’

S. Freud nous donne ainsi la possibilité d’imaginer un double destin à l’affect d’angoisse, puisqu’il laisse entendre que l’intériorisation du sentiment de culpabilité sous forme d’angoisse devant le surmoi, et donc sa qualité consciente ou inconsciente, –”variante topique”– dépend d’une élaboration psychique – “ses phases ultérieures” – et que ses différentes manifestations peuvent se regrouper selon deux modalités d’expression, ressortissant soit de la névrose (au sens large de pathologie), soit du développement du moi lorsqu’il l’assimile à la conscience morale : “‘En effet [l’angoisse] se cache derrière tous les symptômes ; mais tantôt elle accapare bruyamment le champ entier de la conscience, tantôt elle se dissimule si parfaitement que nous sommes obligés de parler d’une angoisse inconsciente’ ‘ – ou bien d’une ’ ‘possibilité d’angoisse –’ ‘ ’ ‘si nous tenons à une notion psychologique plus pure de la ’ ‘conscience morale’ ‘, étant donné que l’angoisse ’ ‘n’est tout d’abord qu’une sensation’” (p. 95).

Dans la suite du texte, la question de la genèse de la culpabilité inconsciente va se préciser en contrepoint de la question de la culpabilité consciente et de ses rapports avec la critique du surmoi vis-à-vis du moi, alors que Freud souligne encore une fois, non sans perplexité, l’ambiguïté des termes qu’il cherche à préciser : “‘Il ne sera pas superflu, quoique peut-être sans grande importance, de préciser la signification de certains termes tels que ’ ‘surmoi, conscience morale’ ‘, sentiment de culpabilité, besoin de punition’ ‘, remords’ ‘, termes dont nous nous sommes servis ’ ‘avec trop de négligence’ ‘ en ’ ‘les employant l’un pour l’autre’ ‘. Tous se rapportent’ à la même situation, mais s’appliquent à des aspects différents de celle-ci” (p.95).

Cette situation, c’est le conflit psychique qui s’organise entre le moi, le surmoi et les représentants du ça dans les deux instances, avec toute la complexité des différentes liaisons conscientes ou inconscientes qui se déploient dans les différents champs de la topique telle que S. Freud a pu la décrire, en 1923 notamment. Et, en toute hypothèse, l’intensité du sentiment de culpabilité et la possibilité de son devenir conscient sont en rapport non seulement avec l’intensité du conflit qui se joue entre ce qui revient du dedans des échanges intériorisés avec le dehors, mais aussi avec ce qui se joue entre ce monde subjectif et le monde objectif :

‘“Le moi idéal représente ainsi l’héritage du complexe d’OEdipe, et par conséquent, l’expression des tendances les plus puissantes, des destinées libidinales les plus importantes du ça. Par son intermédiaire, le moi s’est rendu maître du complexe d’OEdipe et s’est soumis en même temps au ça. Alors que le moi représente essentiellement le monde extérieur, la réalité, le surmoi s’oppose à lui, en tant que chargé des pouvoirs du monde intérieur, du ça. Et nous devons nous attendre à ce que les conflits entre le moi et l’idéal reflètent, en dernière analyse, l’opposition qui existe entre le monde extérieur et le monde psychique .284

Nous pouvons en effet relier ce texte de 1923 (qui préfigure le mouvement psychique que S. Freud décrit en 1925 dans La Négation, texte dans lequel l’épreuve de réalité consiste “‘à retrouver l’objet à l’extérieur et se convaincre qu’il est encore présent’”), à ce qu’il énonce en 1929 du sentiment de culpabilité, qui mesure le degré de tension entre les tendances du moi et les exigences du surmoi 285, affirmation qui reprend elle-même les propos énoncés en 1926 : “La situation de danger à laquelle le moi doit se soustraire est l’hostilité du surmoi286.

Reprenons notre lecture de Malaise dans la civilisation. Nous constatons que S. Freud va ensuite dégager, d’une part, le sentiment de culpabilité assimilé à la conscience morale , qui constitue, sur le mode perception/conscience, un sentiment de culpabilité assimilé à la perception endopsychique d’un censeur interne : “‘Le sentiment de culpabilité (la dureté du surmoi’ ‘) est donc la même chose que la sévérité de la conscience morale, il est la perception impartie au moi de la surveillance dont ce dernier est ainsi l’objet’ ; et d’autre part le besoin de punition , qu’il définit maintenant à partir de l’angoisse inconsciente du moi face à la sévérité du surmoi : “‘Quant à cette angoisse devant cette instance critique, qui est la base de toute relation, et qui engendre le besoin de punition, ’ ‘c’est une manifestation du moi devenu masochiste sous l’influence du surmoi sadique’” (p. 96)

Or, si nous nous situons dans la ligne théorique de 1923 et de la genèse conjointe du moi et du surmoi issus d’une transformation du ça sous l’influence du monde extérieur, comment ne pas prendre en considération l’idée que les transactions actuelles entre le moi et le surmoi s’établissent sur le fond des premiers modes d’investissements narcissiques/objectaux qui vont s’étayer sur les premières modalités relationnelles aux objets, et sur la dimension nécessairement passive de ces relations (comme souligné plus haut) pour ce qui concerne les aspects liés à la situation de dépendance du moi ?

S. Freud va pouvoir ensuite se dégager de la prééminence accordée au complexe d’OEdipe comme organisateur de la culpabilité, qu’il a encore réaffirmée dans le chapitre précédent,287 en remarquant qu’on ne peut parler de conscience morale avant l’élaboration du surmoi. Or, dit-il, la culpabilité existe indépendamment de la conscience morale : elle ne peut donc pas être seulement cette perception par le moi de la surveillance du surmoi à son égard. Il va alors rattacher ce sentiment à l’expression immédiate de la peur devant l’autorité externe ; la culpabilité serait :

‘“La reconnaissance de la tension entre le moi et cette dernière [l’autorité], le dérivé immédiat du conflit surgissant entre le besoin de l’amour de cette autorité et l’urgence des satisfactions instinctuelles dont l’inhibition engendre l’agressivité” (p.96).’

Nous voici renvoyé au conflit primaire d’ambivalence, qu’il va reprendre plus loin, alors qu’il a déjà longuement développé cet aspect dans le chapitre VII précédent, rappelant les développements de Totem et tabou dans lesquels il a fait l’hypothèse que l’acte meurtrier, non réprimé, était à l’origine du remords, alors que la question de la culpabilité s’organise maintenant autour des modalités d’intériorisation de la répression des mouvements agressifs chez l’enfant.

En définitive, “[c’est‘]’ ‘ ’ ‘la superposition de ces deux plans’ ‘ ’ ‘du sentiment de culpabilité’ ‘, issu de la peur de l’autorité extérieure et de l’autorité intérieure ’ ‘[qui]’ ‘ ’ ‘nous a rendu difficile la compréhension de nombreuses relations de la conscience’” (p.96).

Ceci nous renvoie à la conception de S. Freud en 1923, du surmoi sévère et cruel des Etats de dépendance du moi, qui confond l’acte et la pensée, conçu dans ce texte288 comme le réservoir dans lequel vient s’accumuler tout le sadisme retourné contre le moi, “pure culture de pulsion de mort“ (p. 227). Nous voyons comment S. Freud essaye de rattacher cette question du sadisme du surmoi contre le moi à la problématique des relations d’objet, sans pouvoir déboîter de la conception d’une force aveugle oeuvrant dans le surmoi clivé de ses origines : “‘Nous nous rendons fort bien compte que ce qui assure la sécurité du moi c’est le maintien, la conservation de l’objet. Dans la névrose obsessionnelle’ ‘, c’est la régression’ ‘ vers l’organisation prégénitale qui rend possible la transformation des impulsions amoureuses en impulsions agressives contre l’objet. L’instinct de destruction ayant ainsi recouvré sa liberté, veut anéantir l’objet ou semble tout au moins avoir cette intention. Le moi n’a pas adopté ces tendances, il y résiste par toutes sortes de formations réactionnelles et de mesures de précaution, si bien qu’elles restent dans le ça. Mais le surmoi se comporte comme si c’était le moi qui était responsable de ces tendances et le sérieux avec lequel il cherche à réaliser ses desseins de destruction, montre bien qu’il s’agit, non d’une apparence provoquée par la régression, mais d’une substitution réelle et véritable de la haine à l’amour. Impuissant des deux côtés, le moi se défend en vain entre les suggestions du ça meurtrier et contre les reproches de la conscience qui punit’ .

La configuration génétique du surmoi nous permet donc de comprendre la confusion possible entre ces deux niveaux, primaire et secondaire, dans laquelle la pensée pourrait équivaloir à l’acte et faire naître, nous dit Freud, un sentiment de culpabilité aussi bien que la réalisation effective d’un mouvement agressif, perpétuant sur un mode intériorisé le conflit d’ambivalence. Et il ajoute : “‘On serait tenté de chercher dans cette direction la solution de l’énigme que pose la grande variabilité des rapports entre le sentiment de culpabilité et l’état de conscience’”. (p. 97)

Il est ainsi amené à faire l’hypothèse, à l’intérieur du surmoi, de deux types d’énergie agressive régissant son économie, l’une attribuée, dans la continuité de ce qu’il a déjà isolé en terme de censeur du moi, à l’intériorisation de l’autorité extérieure, et l’autre attribuée à l’agressivité du moi dirigée contre cette autorité inhibitrice intériorisée. Le moi va retourner contre lui-même cette énergie libre, déliée du fait du refoulement engendré par l’angoisse de perte d’amour pour trouver une issue au conflit interne. Nous sommes très proches ici de “l’angoisse brute“ telle que l’a définie Winnicott.

Nous remarquons donc comment le moi tente de lier, de symboliser l’expérience affective confrontée à l’ambivalence envers un objet intériorisé, qui représente les liens établis dans le travail des identifications avec l’objet objectif, dont S. Freud ne dit rien. Et c’est ce travail de liaison, dont le but serait de conserver le lien pour échapper à la culpabilité générée par le surmoi, qui semble installer paradoxalement un besoin de punition dans le moi. Ainsi, le sentiment inconscient de culpabilité serait à relier à l’impossibilité pour le moi d’accepter en lui une motion agressive, au nom du surmoi auquel il est identifié.

‘“[...] D’un côté, nous concevions que l’énergie agressive attribuée au surmoi ne faisait que perpétuer l’énergie primitive de l’autorité extérieure et la conservait ainsi dans notre vie psychique ; de l’autre, et selon une conception différente, il s’agissait plutôt de notre propre agressivité, de celle que nous dirigions contre cette dite autorité inhibitrice, et que nous n’avions pu utiliser. La première doctrine semble plus conforme à l’histoire, et la seconde à la théorie du sentiment de culpabilité. Une réflexion plus approfondie nous a amenés à effacer presque trop tôt cette contradiction en apparence irréductible ; le fait essentiel et général qui demeurait, c’était qu’il s’agissait d’une agression retournée à l’intérieur”.’

Ce texte de 1929 souligne bien, d’une part, les impasses du refoulement défensif de la pulsion agressive qui entrave la mobilité des processus d’investissements du moi pour lesquels l’affect est interdit de représentation.289

Il introduit d’autre part un questionnement sur le mouvement défensif qui débouche sur une issue masochique pour le moi, caractéristique du “besoin inconscient de punition”, alors que la sévérité du surmoi, issue des identifications, n’a pas autorisé une élaboration de la pulsion agressive, dénaturant du même coup la qualité du lien libidinal, et ne favorisant pas les processus d’appropriation de l’expérience interne. Nous pourrons proposer, dans la suite de ce travail, une esquisse de la question autour de la problématique du masochisme et de la pulsion de mort.

Il introduit donc aussi un questionnement sur les particularités de l’objet qui engendre, au-delà de l’entrave qu’il constitue à la possibilité de satisfaire les motions libidinales, une agressivité que le sujet ne peut ni décharger ni élaborer en s’identifiant à un surmoi suffisamment régulateur, permettant l’intégration des mouvements ambivalents et la possibilité de s’en représenter consciemment les conséquences.

Nous pourrions avancer ici l’idée que ce que nous pouvons ressentir dans le transfert, en terme de clivage de la pulsion libidinale ou agressive, pourrait correspondre à une défense paradoxale du sujet face à la culpabilité primaire que lui fait vivre l’objet objectif qui le confronte trop tôt, trop vite ou trop longtemps à la question, organisée sur un mode binaire (qui renvoie à la problématique du talion : “c’est toi ou moi”)290, d’un choix narcissique ou objectal dans ses modes d’investissements, l’amenant à devoir abandonner l’un ou l’autre des pôles constitutifs des identifications dans son fonctionnement psychique.

Notes
283.

S. Freud 1929 - Malaise dans la civilisation - PUF 1986

284.

S. Freud 1923 - Le Moi, le Surmoi et l’Idéal du moi in 3e partie des Essais de psychanalyse : Le moi et le ça - P.B.P. 1980 - p. 202

285.

S. Freud 1929 - Malaise dans la civilisation - opus cité - p. 96

286.

S. Freud 1926 - Inhibition, symptôme, angoisse - opus cité - p. 51 ’Ce que nous ont appris les phobies au sujet de l’angoisse peut être appliqué à la névrose obsessionnelle, car il n’est pas difficile de ramener la situation de la névrose obsessionnelle à celle de la phobie. Le moteur de toute formation de symptôme ultérieure dans la névrose obsessionnelle est manifestement l’angoisse du moi devant son surmoi. La situation de danger à laquelle le moi doit se soustraire est l’hostilité du surmoi.’

287.

S. Freud 1929 - Malaise dans la civilisation - opus cité - p.89

288.

S. Freud 1923 - Les états de dépendance du moi in Essais de psychanalyse - opus cité - p 220 à 234 :

289.

S. Freud 1929 - Malaise dans la civilisation - opus cité - p. 99 : ’Il semble donc indiqué d’énoncer la formule suivante : quand une pulsion instinctive succombe au refoulement, ses éléments libidinaux se transforment en symptômes, ses éléments agressifs en sentiment de culpabilité.’

290.

J. Bergeret 1984 - La violence fondamentale - opus cité - pp. 69 à 86 : Loi du talion qui renvoie à la problématique archaïque violente travaillée par J. Bergeret autour du héros de Shakespeare , Hamlet (’Que je la tue ou que je meurs’), en contre-point de l’histoire des Atrides dans laquelle il règne un climat de violence centré sur l’opposition meurtre/auto-défense qui engendre la vengeance, climat appartenant à un registre pré-ambivalent où la culpabilité ne vient pas structurer les liens en termes oedipiens.