I.1.3-1011Aimée

L’histoire d’Aimée peut nous permettre d’une certaine façon d’en saisir les enjeux, notamment dans la nécessité pour le sujet de symboliser l’expérience de séparation qui est restée en souffrance d’élaboration, lorsque la construction primaire du lien semble s’être essentiellement constitué, pour pouvoir le conserver, dans l’identification au narcissisme blessé de l’objet maternel.

Aimée vient me rencontrer à l’âge de 53 ans, deux années après une hospitalisation nécessitée par un accès mélancolique, adressée par la psychiatre qui l’a suivie au moment de la grave dépression qui s’est déclarée de façon inattendue, à la suite d’une série de deuils dans sa famille (ses beaux-parents) et la mort de trois jeunes gens, amis de ses trois filles, tués dans un accident de voiture : elle s’est en effet “lardé le coeur à coup de couteaux”.

De ce geste, il n’a encore jamais été question. Mais depuis bientôt deux ans elle a pu mettre en perspective des éléments de son histoire qui peuvent nous signifier la portée de son geste sans qu’elle puisse encore se l’approprier :

Très attachée à son mari, médecin de campagne, homme taciturne et volontiers replié sur lui-même mais qu’elle admire pour ses qualités de père, pour lequel elle a abandonné son métier d’infirmière, “elle a eu peur qu’il ne s’effondre et l’a donc fait à sa place , à la mort des parents de cet homme décédés à 14 mois d’intervalle. Son mari a déjà perdu son frère, aîné de 5 ans “ plus doué que lui et préféré de ses parents”, mort d’une crise cardiaque vingt ans auparavant. Le fils de ce frère est lui-même décédé d’un accident de moto à l’âge de vingt ans.

Au début de nos rencontres, dont elle a décidé le rythme à raison d’une fois par mois, que j’ai accepté en raison du grand risque que je percevais à ne pas respecter cette volonté qui la faisait tenir coûte que coûte et malgré l’autre risque de la voir s’effondrer du fait précisément de son impossibilité à accepter de ne pas maîtriser les évènements, elle a pu me parler assez spontanément du secret de famille dont elle ne pouvait dire à personne la honte qu’elle ressentait à l’évoquer”.

Elle n’avait jamais connu son père, sa mère ayant divorcé au moment de sa naissance sur la pression de sa famille, le propre père de celle-ci ayant joué de son autorité avec beaucoup d’intransigeance, suite à une escroquerie dont le père d’Aimée était responsable et qui aurait, à l’époque, défrayé la chronique.Elle a jusqu’à présent toujours donné raison à sa mère, femme de devoir qu’elle admire pour toutes les qualités qu’elle lui reconnaît et notamment “qu’elle lise énormément”, qui avait “toujours pris sur elle” pour l’élever elle et son frère de trois ans et demi plus âgé, “puisque ce père avait mis la vie de famille en péril. Mais elle aurait cependant préféré avoir un père plus résistant.

Elle me raconte bien, dans ces premiers entretiens, comment “des bouffées lui reviennent de son père”, alors qu’elle ne l’a pas connu et que sa mère s’est toujours refusée à lui en parler. En associant sur les auto-accusations dont elle a pu s’accabler (au moment de son accès mélancolique) et dont elle ressent encore a minima les effets, (lorsqu’une sourde angoisse l’assaille à nouveau et “qu’elle ne se sent pas très bien”), dans le doute qui se manifeste en elle sur ses capacités à bien s’occuper de la gestion professionnelle et de la gestion familiale auxquelles elle s’est consacrée. Effectivement, mais ce n’est sans doute pas un hasard, c’est le contrôleur des impôts qui, au moment de cette période endeuillée, ayant fait ressortir tous les comptes pour vérifier leur validité lors d’un contrôle de routine, semble avoir entraîné cette bouffée délirante, alors que jamais avant la question ne s’était posée pour elle de savoir si elle faisait bien les choses. “Elle les faisait, sans se poser de question”.

Elle pourra cependant mettre plus tard en parallèle, à sa façon, les terribles effets de ce surmoi sévère avec le fait que, récemment, voulant questionner sa mère, comme pour lui demander des comptes, “‘elle faisait ressortir les photos de la boîte de pandore , elle voulait mettre sa mère au pied du mur, mais encore maintenant cette dernière ne pouvait rien en dire puisqu’elle a toujours voulu tout refouler de son père’”.

Au fil des associations vient se constituer ce qu’elle pourra entendre d’elle, encore sous l’effet d’un clivage, de cette part qui voudrait savoir ce qui est arrivé à son père, de ce besoin qu’elle ressent de pouvoir penser autrement que ceux qui l’ont jugé mauvais père et l’ont rayé de son existence, la privant de son amour et de sa reconnaissance. Mais également de cette autre part d’elle qui vient édifier un mur (et la coupe émotivement de ce qui désire, en elle, se relier à des images idéales plus rassurantes), à la mesure du modèle incarné par sa mère murée dans sa dignité de femme bafouée : “‘il y a des choses qui ne se font pas, il y a des choses qu’on doit oublier’”.

C’est notamment à partir du travail qu’elle peut effectuer sur ses relations à ses filles et en réfléchissant à “l’héritage que l’on donne dans l’éducation” qu’elle va pouvoir peu à peu élaborer “un partage entre le devoir et les sentiments” et commencer à évoquer des souvenirs remontant à ses 6 ans, lorsqu’elle se levait le matin et pleurait au petit déjeuner et que sa mère avait l’habitude de lui dire “allez, on ne pleure pas”, lui offrant un modèle de dynamisme dans lequel elle se sentait obliger de se fondre, au point de développer une hyper-activité qui ne l’a jamais quittée.

En évoquant ses souvenirs, elle commence à admettre qu’elle éprouve envers sa mère “une petite rancune”, qui ne se permet pas encore d’interroger plus avant l’image idéale de cette mère, soutien de ses identifications primaires, le risque d’effondrement dépressif étant encore trop présent.

Cependant, elle a entrepris de “mener son enquête” pour essayer de mettre un contour à l’image de ce père, en “prenant le courage” de parler  “seule à seul” avec son frère, qui a lui-même été contacté récemment par la demi-soeur de leur père qui est en train de faire la généalogie de la famille. Ces contacts lui donnent le sentiment  “d’avoir boucler une boucle”, et vraisemblablement, ce désir de symboliser l’absence qui se retrouve chez d’autres membres de sa famille n’est-il pas étranger à l’effet de contenance qu’elle peut commencer à ressentir.

Elle commence ainsi à pouvoir ressentir le besoin “‘de faire entrer autre chose en elle que cette représentation d’une personne toujours gaie et ayant la pêche, toujours en mouvement’”, moment difficile au cours duquel elle parle plus de sa souffrance à être, “de son besoin de se sentir soutenue par son mari, de la confiance qu’elle a en moi”.

Mais trois épreuves viennent l’atteindre récemment et simultanément : son mari, qui vient de prendre sa retraite, est atteint subitement d’une grave maladie immunitaire qui le rend invalide et complètement dépendant. Dans le même temps, sa mère, âgée de 80 ans, se fait opérer pour une fracture de la tête du fémur. Elle se retrouve à partager son temps entre ces deux personnes à soigner et, “pour couronner le tout”, sa plus jeune fille est en train de terminer ses études et quitter le foyer familial.

L’angoisse est revenue se manifester a minima (l’amenant à demander l’aide d’un soutien médicamenteux à la psychiatre qu’elle continue de rencontrer à la demande) sous la forme qu’elle avait prise au début de la chute dans la dépression, “‘une difficulté à respirer le matin en se levant, quelque chose de lourd à porter qui s’estompe après le petit-déjeuner’”, sans cependant l’envahir et sans qu’elle soit débordée par cet affect qui la contraint à un approfondissement du travail par un autre détour.

Elle a pu depuis un certain temps “‘accepter l’idée d’avoir eu besoin de l’aide de quelqu’un pour y voir plus clair’”, ce qui lui a permis, entre autre, de se présenter à sa fille aînée “‘comme un modèle qui peut avoir des faiblesses’” et lui conseiller, alors que celle-ci est en train de divorcer, de rencontrer une personne qui puisse l’aider à réfléchir, “‘comme elle a dû le faire pour elle-même’”.

Ce divorce l’a amenée à beaucoup réfléchir : elle a dû notamment élucider pour elle-même la question de la tradition et de ce qu’elle impose comme limite aux possibilités de décider personnellement de son propre sort. Ce faisant, tout en n’acceptant pas vraiment l’idée du divorce pour sa fille “‘qui avait pris un engagement et qui n’a pas pu s’y tenir’”, elle ne se reconnaît pas le droit de la juger, “de faire autorité sur elle”. Au contraire, dit-elle, elle s’est contentée “‘d’être attentive à ce qui était difficile à vivre pour elle’”.

Elle peut aussi reconnaître “‘son impuissance’ ‘ à pouvoir faire plus’”, rencontrant une limite qui se donne à elle avec un sentiment dépressif qui ne l’entraîne pas dans la dépression mais l’amène plutôt à mieux faire la part du travail qui lui revient de celui qui incombe à l’autre.

Alors qu’elle est dans cette réflexion, elle repense à sa mère et aux photos qu’elle a ressorties à nouveau récemment et peut à ce moment précis de la séance se dire, pour la première fois, que sa mère a pu être dépressive après sa naissance “‘puisqu’elle est si maigre sur cette photo quand elle-même est encore tout bébé’”. Image qui vient recomposer en la démystifiant l’image idéale d’une mère sans faille à laquelle elle s’était dangereusement identifiée.

Elle me dit qu’elle repense beaucoup actuellement à ce que lui a raconté sa mère sur son enfance, et qu’elle en veut particulièrement à son grand-père. Celui-ci ne se présentant pas dans ses scénarios intérieurs comme une personne sur laquelle sa mère et elle-même auraient pu s’étayer. Elle devait notamment se débrouiller seule, elle et sa mère se confondant dans l’élaboration du souvenir, lorsqu’elle me décrit comment sa mère, obligée de travailler, laissait la petite fille qu’elle était sans personne à la maison.

Une image alors s’impose à elle : “‘Elle se revoit,  dans sa solitude, assise très sage devant une petite table, à l’âge de deux ans et demi, face à une pile de livres qu’elle connaissait par coeur, mais avec un immense sentiment de vide’”.

Peut-être alors, qu’en déplaçant sur le grand-père maternel la responsabilité de la faute, l’abandon qu’elle ressent en évoquant ce souvenir, lui permet-il de conserver un lien libidinal à sa mère suffisamment solide pour résister aux sentiments ambivalents qui viennent à se représenter. Elle va en effet me dire “‘qu’elle peut commencer à en vouloir à sa mère de l’avoir ainsi abandonnée’”.