I.1.4011Symbolisation primaire : relation d’objet et utilisation de l’objet

L’histoire d’Aimée vient, entre autres, souligner l’impact de la non-malléabilité des objets primaires sur la construction de la différenciation psychique et sur la fragilité du narcissisme qui en découle. Elle nous suggère de prolonger les questionnements introduits par le texte de 1929 dans lequel S. Freud nous amène à distinguer ce qui relève, dans la relation d’objet, du registre de l’utilisation de l’objet291, (distinction que nous allons retrouver, par ailleurs, chez R. Roussillon en 1999, repris et approfondi en 2001).

‘“Le moment semble venu de prendre sérieusement parti pour une conception que j’avais proposée tout à l’heure à titre provisoire. Dans la littérature psychanalytique la plus récente 292 se fait jour une prédilection pour cette théorie que toute espèce de privation , que toute entrave à une satisfaction pulsionnelle , entraîne ou peut entraîner une aggravation du sentiment de culpabilité . Je crois, pour ma part, qu’on réduit considérablement les difficultés théoriques en n’appliquant ce principe qu’aux seules pulsions agressives ; et l’on ne trouvera pas beaucoup d’arguments qui contredisent cette hypothèse. Car comment expliquer dynamiquement et économiquement qu’aux lieu et place d’une exigence érotique insatisfaite se produise un renforcement du sentiment de culpabilité ? Cela ne me semble possible qu’au moyen du détour suivant : l’empêchement de la satisfaction érotique entraîne une certaine agressivité contre la personne qui empêche cette satisfaction, et il faut que cette agressivité soit à son tour réprimée. Mais, dans ce cas, une fois réprimée et transférée au Surmoi, c’est l’agressivité seule qui se mue en sentiment de culpabilité293.’

Nous avons effectivement repéré comment la répression du mouvement agressif, issu dans le moi de l’impératif qui lui est fait de devoir élaborer la question de l’altérité mettant en jeu sa propre économie pulsionnelle, n’est pas suffisant pour que le sujet puisse symboliser cette expérience et s’approprier les éléments émotionnels d’amour et de haine envers l’objet “organisateur” de la relation.

Or, en 1938, lorsque S. Freud, redéployant ses conceptions antérieures, nous suggère que la culpabilité est issue aussi bien de l’amour insatisfait que de la haine, n’est-ce pas une façon de concevoir ce que R. Roussillon développe à la suite de D. Winnicott autour de la fonction symbolisante de l’objet294 ?

Il repère, en effet, cette double nécessité de rencontrer l’altérité de l’objet, comme butée organisatrice de la symbolisation, et de rencontrer simultanément dans l’objet la possibilité de penser le manque et l’incomplétude perçus dans la relation à cet objet :

‘“Cette double nécessité, rencontrer l’altérité de l’objet et symboliser avec l’objet cette altérité, définit la rencontre avec ce que j’appelais précédemment l’autre-sujet. Que cette symbolisation ne puisse être totale est un fait clinique, mais l’importance de son avancée sera déterminante dans la capacité du sujet à symboliser avec un tiers (cf. le fonctionnement des auto-érotisme s) le manque et l’incomplétude perçus dans la relation avec l’objet”.’

Conception à laquelle R. Roussillon nous a déjà familiarisé en proposant de développer en 1991 les implications du concept de médium malléable, dans la continuité des investigations de M. Milner de 1977, “objet-symbolisant” de la “pulsion d’emprise“ qui rend possible l’organisation du jeu pulsionnel de l’illusion primaire en “trouvé-créer” ; illusion nécessaire au déploiement de la symbolisation qui pourra s’élaborer en retrouvant constamment l’objet prêt à survivre au “détruit-créer” 295. Conception qu’il reprend donc en 1999, en différenciant les deux registres qui organisent dialectiquement le processus :

‘“Le jeu est un analyseur du rapport à l’objet [...] mieux, c’est dans et par ce jeu que peut être différencié après-coup ce qui relève de la relation d’objet et ce qui relève de l’utilisation de l’objet. C’est dans sa mise en oeuvre que la différence se creuse et se découvre, qu’elle devient perceptible et représentable . A la relation d’objet revient au sein du rapport premier ce qui relève de la confrontation avec l’altérité de l’objet, avec la partie non malléable de l’objet, à l’utilisation de l’objet donc à la symbolisation, est au contraire référé ce qui procède de la manière dont l’objet a effacé son altérité pour être “pour la symbolisation” du sujet , ou s’est rendu adéquat pour cette utilisation296.’

Nous pouvons donc, à la suite de S. Freud et dans cette perspective, proposer l’hypothèse que l’insatisfaction pulsionnelle résultant de l’échec du jeu de la pulsion agressive et de la pulsion libidinale, entraîne l’impossibilité pour le sujet de symboliser l’expérience car elle ne produit pas de traces représentatives susceptibles d’être réinvesties au nom du principe de plaisir et barre la possibilité pour le sujet de subjectiver ses mouvements internes en terme de conscience de culpabilité.

Notes
291.

Comme Nicole Jeammet pouvait nous le laisser entendre dans la nécessité pour le nourrisson d’élaborer la double contrainte (active/passive) liée au travail d’appropriation des mouvements pulsionnels inhérent à la découverte de l’extériorité de l’objet qui fait directement intervenir la capacité de l’objet à répondre à la détresse du sujet confronté à l’altérité (voir p. 173)

292.

S. Freud indique dans ce texte l’influence que les ouvrages, notamment de E. Jones, Suzanne Isaacs et Mélanie Klein, ont pu avoir sur sa propre pensée

293.

S. Freud 1929 - Malaise dans la civilisation - opus cité - p. 98

294.

R. Roussillon 1999 - La fonction symbolisante de l’objet in Clivage, agonie et symbolisation - chapitre 11 - pp. 169 à 185

295.

R. Roussillon 1991 - Un paradoxe de la représentation : le médium malléable et la pulsion d’emprise in Paradoxes et situations limites de la psychanalyse - PUF 1991 - pp. 131 à 146

296.

R. Roussillon 1999 - Clivage, agonie et symbolisation - opus cité - p. 181