I.1.5011Recentrement des hypothèses
Culpabilité - Violence - Identité

Nous avons remarqué comment à l’adolescence la reprise de la problématique oedipienne venait révéler le défaut d’organisation du narcissisme. Et R. Roussillon le souligne bien lorsqu’il précise, dans l’étude qu’il propose sur la violence et la criminalité, qu’il va pouvoir considérer comme une réaction défensive contre un noyau de culpabilité primaire inconscient, que ‘“’ ‘c’est à propos d’une problématique oedipienne que le défaut d’organisation du narcissisme se révèle, la culpabilité primaire exerce son influence secondairement’”297.

Nous avons pu relier, dans le travail impliqué par ce passage de l’adolescence, les actes antisociaux à une impossibilité pour le moi de se représenter ses mouvements pulsionnels ambivalents et nous avions déjà suggéré, sur la base des travaux de D. Winnicott, que la possibilité d’élaborer une conscience morale semblait reposer sur des expériences primaires qui n’auraient pas entraîné systématiquement le refoulement des mouvements pulsionnels envers l’objet, ce qui supposait que les conditions d’expérience du lien étaient suffisamment tolérables.

Nous nous sommes situés dans cette ligne théorique qui permet de relier l’émergence de la conscience à la nécessité pour le moi de se représenter dans son rapport d’altérité à l’autre et d’élaborer ses sentiments d’amour et de haine. Et nous pensons que ce travail soutient l’espoir de leur trouver une issue subjective suffisamment satisfaisante dans des processus de liaison permettant de reprendre et d’élaborer les mouvements de décharge/projection ou de refoulement/retournement, et cela malgré le déplaisir que cette mise au travail va nécessairement entraîner. “‘Travail pour lequel les auteurs s’accordent à reconnaître le rôle de la fonction des soins dans la structuration première du moi’”,298 et qu’il devient nécessaire de pouvoir théoriser dans la perspective de S. Freud de 1938 intégrant l’idée que les mouvements de haine et d’amour ont besoin de se satisfaire pour pouvoir se symboliser et se représenter.299 Ce qui vient remettre aussi en perspective, au sein du transfert, les modalités d’approche de l’appropriation subjective par le sujet de son expérience objective de ses rapports avec l’objet300 : “‘La question de la manière dont le registre de l’utilisation de l’objet peut être engagée dans la cure me paraît être l’une des questions urgentes de la psychanalyse actuelle’”.

D. Winnicott en a ouvert l’une des voies en proposant, comme le souligne R. Roussillon,301 une autre issue à la théorie classique de la découverte de l’extériorité de l’objet dans la haine, lorsqu’il soutient l’idée que le nourrisson est avant tout “impitoyable” et que la représentation de l’objet dans la subjectivité du sujet va dépendre des réponses objectives de cet objet à sa destructivité, puisque, comme le soutient S. Freud302  : “‘Au stade supérieur de l’organisation prégénitale sadique-anale, la tendance vers l’objet survient sous la forme de la poussée à l’emprise, à laquelle l’endommagement ou l’anéantissement de l’objet sont indifférents. Cette forme, ce stade préliminaire de l’amour peut à peine se différencier de la haine dans son comportement à l’égard de l’objet’”. Une étude approfondie de cette relation primaire à l’objet nous a été récemment proposée par A. Ferrant dans son livre Pulsion d’emprise, auquel j’ai déjà eu l’occasion de me référer.

Effectivement, si la frustration est incontournable, la haine n’est pas nécessaire, elle est contingente. Et lorsque S. Freud en 1915 indique que les prototypes de la haine proviennent de la lutte du moi pour sa conservation et son affirmation, nous devons nous interroger sur les particularités de l’objet qui entretient l’intensité d’un tel conflit. Comme le précise encore très récemment R. Roussillon303, et comme nous aurons l’occasion d’y revenir dans la suite de ce travail, la question de la pulsion de mort s’inscrit dans cette contingence, et l’inadéquation de la réponse des objets peut se rajouter et rendre insupportable la détresse infantile du fait “‘du caractère foncièrement insatisfaisant de la sexualité infantile’ ”.

Sur le même versant de la violence de l’amour qui ne peut se dialectiser à la haine, nous pouvons retrouver, dans le travail remarquable de Selma Fraiberg concernant la question de la transmission intergénérationnelle des pathologies parentales et leur répétition dans la génération suivante, une hypothèse semblable304 qu’elle a patiemment élaborée au contact des familles maltraitantes en très grande difficulté.

La compulsion à répéter les mauvais traitements chez les parents, issue d’une identification à l’agresseur,305 pouvait se transformer lorsqu’une identification à la souffrance de leur enfant devenait possible du fait de la levée du clivage concernant les affects écrasants d’angoisse, qui pouvaient alors se nommer : de honte et/ou de culpabilité, en rapport avec les sévices subis dans la toute petite enfance.

Elle montre bien comment les affects sont absents des souvenirs “bruts” concernant les situations de violence, comment ils agissent en sous-oeuvre à travers une alliance inconsciente avec “les personnages terrifiants du passé”. Alliance dans laquelle la confusion moi/non-moi, et par conséquent la confusion des énoncés moïques et surmoïques, se repèrent à chaque fois. Elle met particulièrement en évidence qu’il s’agit d’accéder pour le sujet à cette douleur réprimée afin de se dégager des identifications inconscientes : “‘La clef de notre histoire de fantômes semble être ce qu’il en est des affects de l’enfance. Notre hypothèse est que ’ ‘l’accès à la douleur de l’enfance’ ‘ devient un moyen puissant de dissuasion contre sa répétition quand on devient parent, alors que la répression’ ‘ et l’isolation des affects douloureux fournit les données psychologiques nécessaires pour s’identifier aux traîtres et aux agresseurs’”.

Nous avons vu comment cette conception du travail de la pulsion a été théorisée par D. Winnicott dans les processus concernant l’organisation de la destructivité, et comment celle-ci a été reprise et complexifiée notamment par R. Roussillon dans les processus du détruit-retrouvé/créé. Et nous verrons plus loin comment l’objet est convoqué dans ce travail et comment il peut se proposer au sujet pour lui assurer, sur la base de l’expérience “‘d’être seul en présence de quelqu’un’”306, l’expérience d’une hallucination négative de sa présence, comme structure encadrante de la symbolisation

Réflexion que je pourrai proposer à partir des travaux de A. Green, et notamment de la reprise qu’il fait des conceptions qu’il a précédemment travaillées, en 1977, dans lesquelles il était déjà affirmé que l’hallucination négative n’est pas en soi un processus pathologique : elle n’est pas l’absence de représentation, mais représentation de l’absence de représentation, matrice du rêve comme de l’hallucination dans l’espace vacant qu’elle offre à l’investissement des représentations. Elle pourra donc prendre des formes pathologiques (comme A. Green le développe dans la description de la psychose blanche) en référence aux modes de présence de l’objet.

Dans cet article, A. Green insiste sur le fait que l’on ne peut donner à l’hallucination négative la fonction essentielle qu’il lui attribue sans en apporter de preuve : il fait ressortir, dans ce phénomène de négativation difficilement accessible, que celui-ci parvient à se représenter sous forme d’indices discrets. Il en donne une illustration dans l’analyse qu’il propose des “rayons divins” et “des miracles d’épouvantes” de Schreber, attribuant à “l’hallucination positive“ une fonction de représentation de l’hallucination négative de la pensée, considérant que ce qui est projeté, au-delà des formes particulières des fantasmes, c’est le processus même de la pensée qui cherche à se construire (p. 377)307.

Notes
297.

R. Roussillon 1999 - Violence et culpabilité primaire in Agonie, clivage et symbolisation - opus cité - p. 87.

298.

A. Green 1973 - Le Discours vivant - PUF 1992 - p. 270.

299.

R. Roussillon 1999 - Violence et culpabilité primaire in Agonie, clivage et symbolisation - opus cité - p. 89  (Comme nous l’avons déjà souligné)

300.

R. Roussillon 1999 - Agonie, clivage et symbolisation - opus cité - p. 185.

301.

R. Roussillon 1999 - La fonction symbolisante de l’objet in Agonie clivage et symbolisation - opus cité - p. 176

302.

S. Freud 1915 - Métapsychologie - opus cité

303.

R Roussillon 2001 – Le plaisir et la répétition – opus cité – p. 66

304.

S. Fraiberg 1989 - Fantômes dans la chambre d’enfants - PUF 1999 - pp. 289 à 292

305.

A. Freud 1949 - Identification avec l’agresseur in Le moi et les mécanismes de défense - PUF 1978 - pp. 102 à 112 : Mécanisme de défense, dégagé par Anna Freud, qui consiste à ’convertir l’angoisse’ éprouvée envers les objets dont l’enfant subi l’autorité en ’agréable sentiment de sécurité’, provoqué par la maîtrise active de l’affect dans le renversement du jeu pulsionnel. L’introjection de la critique, comme ’phase particulière du surmoi’ est complétée par la projection au dehors de la culpabilité : ’Cette phase de l’évolution du surmoi constitue une sorte de stade préliminaire de la moralité’.

306.

D. Winnicott 1958 - La capacité d’être seul in De la Pédiatrie à la psychanalyse - opus cité - p. 205. Cette capacité d’être seul en présence de quelqu’un est ce qui conditionne, pour Catherine Couvreur, la possibilité pour le sujet de conjoindre hallucination positive et hallucination négative pour que l’hallucination de désir devienne pensée - R.F.P. 1992 n° 1 - p. 100

307.

A. Green 1993 - Le travail du négatif - opus cité - p. 377 : Ce processus sera analysé plus loin à partir d’un cas clinique (Anna, III.1.1 le cadre l’affect).