I.1.5-1011Criminel par sentiment de culpabilité

Or il semble bien que la conception paradoxale du travail de la haine se profile, comme nous avons déjà pu le suggérer dans la première partie de ce travail, dans le renversement de la problématique de la culpabilité opérée par S. Freud en 1916, dans Quelques types de caractères dégagés par la psychanalyse, notamment au chapitre III Criminels par sentiment de culpabilité alors que dans la mouvance du narcissisme il décrit un sentiment inconscient de culpabilité au fondement des actes de certains criminels.

Lorsqu’elle ne se représente pas dans la conscience secondairement à l’acte en terme de remords ou de repentir, qu’elle ne se présente pas non plus dans le moi en terme de conscience morale comme processus secondarisé, héritier du complexe d’OEdipe, permettant d’anticiper la portée de l’acte et permettant éventuellement d’y renoncer pour sa propre auto-conservation, mais qu’elle semble préexister inconsciemment à l’acte et “‘se soulage dans l’accomplissement de la faute, comme pour satisfaire à un besoin de punition’ ”.308

“Cet obscur sentiment de culpabilité” a une source inconsciente. Il provient dit S. Freud du complexe d’OEdipe : “‘Il est une réaction aux deux grandes intentions criminelles, celles de tuer le père et d’avoir avec la mère des relations sexuelles’” (p. 135).

Un sentiment de culpabilité inconscient travaillerait ainsi en sous-oeuvre, faisant échec de façon paradoxale à la conscience morale inscrite dans l’ontogenèse et issue de la phylogenèse : “‘Il faut se rappeler [que] l’humanité a acquis sa conscience morale qui semble aujourd’hui être une force psychique atavique, en fonction du complexe d’OEdipe’” (opus cité - p. 135).

Nous sommes au coeur de l’ambiguïté que nous avons soulignée concernant l’émergence de la culpabilité et dès lors que nous avons pu en préciser les deux origines, primaire et secondaire, nous pouvons travailler la question de sa genèse en lien avec la construction primaire du moi et la différenciation secondaire au sein du moi d’une instance surmoïque309, susceptible d’assumer un sens de la culpabilité “‘qui implique que l’ambivalence’ ‘ est tolérée’ ”. Rappelons qu’en 1923, S.  Freud310 fait de cette instance “le mémorial de la faiblesse et de la dépendance qui étaient jadis celles du moi et [qui] continuent à dominer même sur le moi mûr” ; et la confusion temporelle que nous avons soulignée pourrait donc bien relever de ses origines et d’une défaillance dans les processus de “métabolisation” des expériences liées à la situation de dépendance primitive.

Dans les trois présentations cliniques de 1916, S. Freud relève trois modalités d’organisation psychique pour des sujets qui échouent à élaborer une représentation consciente des mobiles de leurs actes, restant soumis à une compulsion, vestige d’une impuissance narcissique alimentant un sentiment de culpabilité inconscient. Cette impasse dans la subjectivation, peut s’analyser selon ce vecteur d’impuissance à symboliser une expérience primaire alors que l’ambivalence n’est pas encore élaborée, processus que nous pouvons dégager pour en indiquer les implications historiques individuelles.

A partir de ces trois cas cliniques, R. Roussillon311 va nous proposer “ ‘trois destins de la culpabilité primaire’ ‘ qui mettent en évidence trois formes cliniques typiques des pathologies du narcissisme qui en résultent’”.

La première forme repérable dans “les criminels par sentiment de culpabilité” est sans doute, dit-il, la forme matricielle des deux autres dans la défense paradoxale qui est mise en oeuvre et qui implique un retournement passif/actif du sentiment de culpabilité “‘qui consiste à se rendre coupable de violence ou de crime pour ne pas se sentir coupable’”.

“‘L’acte n’entraîne pas de sentiment de culpabilité secondaire’ ‘ mais produit un soulagement du harcèlement interne’”, ou bien “le sentiment de culpabilité secondaire est contre-investi”, à la place de je suis le mal” apparaît : je suis victime d’une injustice”, qui vient “justifier la position d’exception” telle que S. Freud va la développer dans le même article des Exceptions, au chapitre I.

En effet, S. Freud rattache la prétention de certains malades à vouloir être une exception, et donc de se sentir déliés d’une loi oedipienne, à un préjudice subi dans la première enfance. C’est ainsi que Richard III se présente comme une figure emblématique de la haine inassouvie envers le destin qui l’a fait naître difforme, miroir de sa rage narcissique à ne pouvoir se sentir aimable, rage qu’il décharge dans sa jouissance à faire le mal.

Pour Richard III, la figure haineuse de sa propre image, qui vraisemblablement n’a pu se réfléchir et se transformer – se défléchir – dans le regard de l’objet, entraîne un sentiment d’impuissance narcissique intolérable et semble lui interdire l’accès à une suffisante estime de soi : première figure du surmoi que Freud théorise en 1914 sous la forme d’un travail issu de la symbolisation primaire , dans le jeu qui préside à l’élaboration du narcissisme secondaire :

Dans Pour introduire le narcissisme 312, S. Freud écrit en effet : “‘Une part du sentiment d’estime de soi’ ‘ est primaire, c’est le reste du narcissisme infantile, une autre partie a son origine dans ce que l’expérience confirme de notre toute puissance — accomplissement de l’idéal du moi’ ‘ — une troisième partie provient de la satisfaction de la libido d’objet’”.

A. Green313, par exemple, va développer cette perspective lorsqu’il rattache le sentiment d’estime de soi à la capacité pour le moi de supporter la tension, qui représente une victoire sur le ça. Mais, dit-il, il lui faut une prime narcissique : que l’on reconnaisse son renoncement ; “cette satisfaction négative narcissique” constitue pour l’auteur la matrice d’une idéalisation primaire du moi : un moi idéal dont le but est de s’affranchir de la satisfaction par l’objet, pour “‘être à soi’ ‘-même son propre idéal’”, même si le processus contient le risque d’une neutralisation affective excessive pour se dégager de l’objet, pour “‘s’affranchir des aléas de la satisfaction de l’objet’”.

Et A. Green rattache au processus le risque pour le moi de satisfaire le narcissisme négatif dans les différentes formes pathologiques, dont le masochisme est à mi-chemin alors même qu’il contient aussi la possibilité d’atteindre par le biais du plaisir narcissique désexualisé les sources de la sublimation : “‘Nous attribuons à l’Idéal du moi un rôle fondamental dans l’élaboration et la transformation des affects, dont la sublimation ne nous donne à observer que des aspects partiels’ ‘. ’ ‘C’est l’idéal du moi’ ‘ qui valorise et façonne les rejetons des affects primaires, c’est encore lui qui donne au projet sa forme et son destin’”.

Il y a donc le risque que le sujet ne se retrouve “hors jeu”. Et R. Roussillon insiste sur le fait que si “‘culpabilité et castration ne sont plus à redouter, le sujet a payé d’avance, comme sa laideur ou un quelconque handicap le montre : il a donné [...]’ ‘”’ ‘ puisque ’ ‘“’ ‘violence et antisocialité’ ‘ servent à la fois à maintenir le contre-investissement’ ‘ du sentiment primaire de culpabilité’ [...]” le risque est dans la répétition qui pousse le sujet à trouver une issue symbolisante. Car : “‘la répétition du traumatisme’ ‘ répète aussi l’échec de son élaboration’”, échec qui est, dit-il, mis particulièrement en évidence par S. Freud dans le troisième type de caractère.

En effet, dans le chapitre II du même article : Ceux qui échouent devant le succès, S. Freud décrit une troisième modalité d’échec de la subjectivation du sentiment de culpabilité lorsque la réalisation du désir inconscient motivé par la haine – mise en acte , réel ou fantasmatique, dans le meurtre de l’objet qui confronte à l’impuissance – entraîne le remords inconscient, qui se déduit du symptôme, de l’échec ou du refus paradoxal à jouir des “avantages espérés et acquis”. Autre façon de satisfaire un besoin de punition, sur le mode défensif de la névrose de contrainte.

La figure emblématique se représente dans le personnage de Lady Macbeth, assoiffée de puissance, commanditaire du meurtre de l’héritier de la couronne, elle-même étant privée de descendance : “‘Je crois qu’on comprendrait, sans chercher plus loin, et la maladie de Lady Macbeth et la transformation de son audace criminelle, (ne manifestant avant le crime aucune hésitation, aucun signe de lutte intérieure), si l’on y voyait une réaction à sa stérilité, stérilité qui la convainc de ’ ‘son impuissance’ ‘ en face des décrets de la nature’ [...]”. Une autre façon de contourner le destin, d’essayer de s’en rendre maître, et comme pour OEdipe, finir par y succomber. Travaillant la question de la violence primitive, pré-ambivalente, Jean Bergeret314, par exemple, note en particulier que S. Freud, “‘dans l’interprétation des rêves, nous présente Hamlet comme le drame de la ’ ‘“’ ‘relation du fils avec ses parents’ ‘”’ ‘, de même que Macbeth reposerait sur le thème de ’ ‘“’ ‘l’absence d’enfant’ ‘”’ ‘.’ ‘”’ ‘ Dans les deux cas, dit-il, ’ ‘“’ ‘il n’est pas précisé de contenu ’ ‘“’ ‘oedipien’ ‘”’ ‘ au sens incestueux dans l’imaginaire sous-jacent ; ’ ‘il s’agirait donc d’un registre relationnel beaucoup plus primitif’”.

Nous pouvons ainsi proposer, à la suite de R. Roussillon, que ces criminels se sentiraient coupables de ce qu’ils n’ont pu s’approprier de leurs propres mouvements psychiques, l’acte criminel – sur le mode de la compulsion de répétition – se présentant comme une tentative de réappropriation subjective315 ; et cela leur reviendrait du dedans à partir de contenus surmoïques qui n’obéissent pas à une logique secondaire organisatrice d’un surmoi post-oedipien suffisamment régulateur.316

Or la “clinique ordinaire” nous permet de repérer les mêmes types de défaillances dans les processus d’intériorisation du surmoi comme instance qui ne peut représenter conjointement dans l’économie consciente du moi à la fois les intérêts libidinaux du moi et de l’objet, sur un mode suffisamment conflictualisé, ce qui suppose que moi et objet ne sont pas suffisamment différenciés et que l’ambivalence ne s’est pas élaborée dans l’économie inconsciente du moi : ces défaillances entretiennent, parfois dramatiquement, les difficultés du sujet à pouvoir établir sa propre identité.

La question de la culpabilité renvoie donc à la problématique de l’identité : “‘La problématique de l’identité et en particulier sa connexion avec la problématique narcissique recèle certainement l’une des sources majeures de la manifestation de la violence et de la destructivité’”317, et le destin de la violence qu’elle recèle renvoie à la place que l’objet a tenue, à l’écart qu’il a pu maintenir dans l’élaboration de l’altérité du sujet, et, en écho, à l’effort du sujet pour découvrir sa propre place, reconnue et respectée dans sa différence.

Avant de poursuive notre réflexion sous le signe de cette double contrainte, je voudrais proposer l’histoire de Paula qui en souligne particulièrement les impasses.

Notes
308.

Thème repris, en 1923, comme nous l’avons déjà souligné, dans Le moi et le ça (in Essais de Psychanalyse - opus cité) lorsque S. Freud cherche à comprendre comment un accroissement du sentiment de culpabilité inconscient peut faire d’un être humain un criminel. Il va pouvoir rattacher le fait au même processus de décharge qui sous-entend comme une satisfaction à pouvoir relier à un acte réel ce sentiment inconscient de culpabilité (p. 295) alors qu’en 1916, il n’avait pas pu se résoudre à étendre le processus aux criminels ne présentant pas de sentiment de culpabilité

309.

S. Freud 1923 - Les relations de dépendance du moi in Le moi et le ça - Essais de psychanalyse - opus cité

310.

D. Winnicott 1958 - La psychanalyse et le sentiment de culpabilité in De la pédiatrie à la psychanalyse - opus cité - p. 222

311.

R. Roussillon 1999 - Violence et culpabilité primaire in Agonie, clivage et symbolisation - opus cité - p. 85

312.

S. Freud 1914 - Pour introduire le narcissisme - opus cité - p. 104

313.

A. Green - Le discours vivant - opus cité - p. 266

314.

J. Bergeret 1984 - La violence fondamentale - Dunod 2000 

315.

R. Roussillon 1991 - Paradoxes et situations limites de la psychanalyse - opus cité - pp. 167 à 181

316.

J. L. Donnet 1995 - Surmoi I - Monographie de la R.F.P. - PUF 1995

317.

R. Roussillon 1999 - Violence et culpabilité primaire in Agonie, clivage et symbolisation - opus cité - p. 92