I.1.5-2011Paula

Depuis plus d’un an Paula, âgée de soixante-dix ans, vient avec accablement me prendre à témoin de l’immense angoisse dans laquelle l’absence de nouvelles de sa fille la précipite.

A quarante six ans sa fille Sylvaine “souffre d’une grave dépression” depuis sa quinzième année. Elle appelle rituellement sa mère mais ne répond jamais à ses appels, ritualisation qui s’est installée brutalement, il y a juste un an, après une récidive plus grave de sa dépression. Et “elle se décide à l’appeler” d’une cabine téléphonique à l’extérieur (après avoir reçu plusieurs lettres de sa mère la sollicitant humblement de téléphoner), généralement en fin de mois pour lui demander de combler son découvert bancaire.

La plus terrible des angoisses de Paula est liée à l’impuissance que lui fait vivre l’idée obsédante d’apprendre “après-coup” le suicide de sa fille celle-ci l’en ayant menacée précisément il y a un an en reprochant à sa mère de l’infantiliser en voulant continuer à s’occuper d’elle et au fait “‘qu’elle n’aurait rien su et qu’elle n’aurait rien pu faire’” comme cela est réellement arrivé à l’une de ses cousines dont “‘la fille a été retrouvée vingt huit jours après’”.

Sylvaine, divorcée, n’est plus en état de travailler. Elle vit seule, éloignée, ayant fait le vide autour d’elle, et la contrainte dans laquelle le cumul de ses arrêts de maladie la met de faire une demande d’invalidité renforce chez sa mère toutes les appréhensions concernant l’état de sa fille, “approchant la ménopause”. Elle renforce aussi toutes les appréhensions concernant la maladie de sa fille dont elle s’attribue l’entière responsabilité, malgré les raisonnements repris sans cesse sous leurs aspects les plus contradictoires, confinant à l’obsession, – interdisant le plus souvent toute intervention de ma part – par lesquels elle essaye vainement de se protéger d’une culpabilité qu’elle ressent intensément et qui dépasse la raison, sur le fond de ce regret incommensurable : “elle aurait tant voulu que sa fille ait une meilleure vie qu’elle-même n’avait pu espérer”.

Paula se sent elle-même très déprimée. Elle éprouve une grande solitude depuis sa prise de retraite qui lui a fait quitter le pays où elle s’était installée. Celle-ci fut suivie de peu par la maladie de sa mère dont elle s’est occupée jusqu’à son décès dans sa quatre-vingt douzième année ; pour être, il y a deux ans lors du décès de son ex mari, replongée dans un deuil impossible à élaborer : en effet, celui-ci est décédé d’un cancer, et, depuis, elle en a une phobie renforcée par le sentiment qu’elle va mourir bientôt, et que “l’idée de disparaître est quelque-chose d’insoutenable”.

Elle se retrouve, sans ascendant, son père étant décédé à soixante douze ans “‘à l’âge qu’elle va bientôt atteindre alors qu’elle avait l’âge actuel de sa fille’”. Elle n’a gardé aucun contact avec les oncles et tantes de la famille maternelle, enfant unique qui pleure aussi, sans le savoir, la perte d’une soeur d’un jour alors qu’elle avait un an : perdue entre l’enfant mort non advenu, et l’enfant sans avenir qui la laisse sans descendance.

Elle s’est véritablement effondrée, dit-elle, “‘quand elle a vu le temps passer et qu’elle a acquis la conviction que sa fille ne pourrait plus guérir’”, que l’alternance de ses phases dépressives et euphoriques précisait le diagnostic posé il y a longtemps par les psychiatres qui l’ont suivie, comme si sa fille ne “pouvait plus grandir”, comme si, paradoxalement, le temps était arrêté.

Elle entretient l’idée qu’être adulte “‘c’est savoir que l’on ne peut plus changer les choses’”, et cette conviction prend chez elle une forme qui semble bien signer l’impasse d’une position phallique qui s’est constituée autour d’une impuissance primaire liée à la perte sans pouvoir se réorganiser sur une position oedipienne des conditions d’énonciation de ses propres désirs.

C’est comme si maintenant sa vie, qui a été intellectuellement très riche, ne pouvait plus trouver d’autre sens que dans l’unique pensée de cette enfant malade, pour laquelle elle ne peut s’empêcher de nourrir une culpabilité écrasante, à la mesure de la violence inconsciente retournée contre elle de n’avoir pu se sentir l’objet d’une véritable préoccupation parentale. Et cette culpabilité semble avoir comme fonction d’entretenir pour elle, en ma présence, une présence certes des plus douloureuses, mais sans doute encore plus supportable que le vide de l’absence :

“‘Que va-t-elle devenir, je ne pense plus qu’à cela, si je suis tranquille je me reproche de ne pas m’occuper de ma fille’”. Voici le leitmotiv – repris aussi bien vis-à-vis de sa mère dont elle n’a jamais pu satisfaire l’impossible fusion inconsciente que celle-ci exigeait d’elle dans sa façon de vouloir organiser sa vie, ce qui la déchire d’autant plus actuellement qu’elle est définitivement absente et qu’elle n’a pas pu en constituer une présence interne suffisamment étayante – leitmotiv sur lequel va se constituer, au fil des séances, la double face inconsciente de ses ruminations obsessionnelles.

Ce qui a le pouvoir de la soulager momentanément de sa préoccupation constante pour sa fille, qui épuise toute son énergie, c’est de lui proposer de “s’occuper d’elle s’occupant de sa fille”, ce qui va lui permettre de ressentir que quelqu’un s’occupe d’elle. Alors elle peut pleurer sur le souvenir de ce qu’elle même a pu vivre et retrouver suffisamment d’énergie pour que je puisse saisir quelques liens de ses associations entre le passé et le présent et lui proposer un tissage qui va lui permettre d’établir inconsciemment une correspondance sans qu’elle puisse encore – mais le pourra-t-elle ? – s’approprier le sens de son sacrifice.

A l’énoncé ‘: ’ ‘“’ ‘Je ne suis pas de ces mères égoïstes qui se font passer avant leurs enfants’”, lorsqu’elle est censée parler d’elle vis-à-vis de sa fille, correspond ; “‘Je ne suis pas de ces mères égoïstes qui pensent pour leurs enfants ce qu’il y a de bien pour eux’”, lorsqu’elle est censée parler d’elle-même vis-à-vis de sa mère, ce qui revient au même en terme d’empiétement qui amène à la confusion identitaire et permet de saisir la source du double retournement de la pulsion.

Comme si la souffrance masochique s’enracinait ici et était entretenue par la représentation d’un devoir à accomplir issue d’une identification qui n’a pas trouvé à se négativer suffisamment pour se détacher du modèle sans avoir le sentiment inconscient de le désavouer, entraînant comme une nécessité de se punir d’avoir seulement pu oser le penser. Nous pouvons alors atteindre à certaines zones du narcissisme blessé de l’enfant en elle318, qui se projette dans les zones blessées de sa propre fille, en me soumettant à son diktat – qu’elle me fera subir par exemple en ne voulant pas fixer de rendez-vous à l’avance comme pour rester maître de ses allées et venues – ce qui me mettait à la merci de son appel téléphonique jusqu’à l’établissement d’une confiance suffisante dans l’assurance que je ne lui ferai pas subir d’empiétement : elle répète ainsi, à son insu, et en retournement contre elle, sa propre expérience mortifère “‘d’une mère qui n’a jamais pu s’intéresser à ce qu’elle pouvait ressentir’”.

Comme si la pulsion agressive trouvait alors à s’estomper dans cet échappatoire qui s’offre à elle à la manière “d’une voie de détresse”.

Pouvoir le reconnaître avec elle permet alors d’atteindre les images enkystées d’une mère froide, ne pouvant se permettre d’élan affectif spontané avec son enfant, “comme si elle craignait un contact contre nature”, conjointes aux images d’un père despote voulant réglementer sa sexualité et dont la violence reste gravée en elle à la manière “‘du coup de feu qu’il a tiré comme un fou avec son fusil de chasse’” à l’annonce de sa maternité avant mariage, Paula se demandant encore ce qu’il aurait voulu atteindre de lui où d’elle ou de l’enfant en elle issu d’un étranger.

Au contact de ses souvenirs, elle s’émeut, puis se reprend : “on ne devrait pas s’écouter”, autre leitmotiv revenant aussi sous la forme d’une prescription surmoïque. Et de nouveau la répétition s’installe sur l’autre versant du processus : comme identifiée à sa mère, “‘elle sait exactement ce qu’elle doit dire à sa fille, elle l’a connaît trop bien depuis tant d’années’”, répétant ainsi l’empiètement qu’elle a subi, dont elle souffre et qu’elle fait subir en retour à son corps défendant.

Bien qu’elle puisse se permettre, à certains moments d’apaisement de son intense sentiment de culpabilité, des incursions dans son propre espace créatif, en imaginant avec moi comment elle peut se permettre de témoigner à sa fille une tendresse qu’elle pourrait supporter et qu’elle même a besoin d’exprimer, bien qu’elle puisse se couper moins de ses propres émotions, y compris de son agressivité vis-à-vis de sa mère ou de sa fille, pourra-t-elle entendre en elle les échos sourds des attaques qui restent voilées derrière sa préoccupation maternelle qui retourne sans cesse contre elle-même les éléments persécuteurs ?

Comme l’indique A. Green, Paula nous fait sentir à quel point le sentiment inconscient de culpabilité est saisissable par l’expression d’affects ou de conduites auto-punitives sollicitées, “‘par l’impression d’une matrice psychique inconsciente présente à l’état permanent, dès que le sujet s’autorise un certain apaisement’”319

Notes
318.

Revue française de psychanalyse 1994 - n°3 : L’enfant dans l’adulte, et particulièrement Kathleen Kelly-Lainé : L’enfant qui pleure dans l’adulte - p. 875

319.

A. Green 1999 in R. F. P. 1999 - n° 1 - L’affect et sa perversion - p. 243