II.1.1011Séduction primaire et dépendance du moi

Cette position de dépendance du moi infantile précoce, S. Freud l’a reconnue dès 1895, sous cette forme que nous avons déjà précisée d’un fond de passivité primaire dû à la structure du moi qui ne peut de lui-même absorber toute l’excitation liée à la séduction primaire incontournable dans la rencontre avec l’objet321, séduction primaire que nous pouvons attribuer sous sa forme originaire à l’exigence de travail psychique que cette rencontre implique.

S. Freud nous décrit, dans L’esquisse, comment cette rencontre est organisée selon un mode de régulation économique régi par le principe de constance qui garantit le primat du principe de plaisir, puisqu’il s’agit pour le moi de maintenir un minimum d’investissement , malgré le déplaisir qui peut en résulter dans la mesure où le moi primitif est dépendant de la réponse de l’objet pour sa propre auto-conservation : “‘Les excitations ne cessent que si des conditions bien déterminées se trouvent réalisées dans le monde extérieur’”322.

Or il insiste en même temps sur le fait que la réponse de l’objet requiert de la part du moi primitif un effort d’investissement pour susciter cette réponse : “‘Pour exécuter l’acte [capable de fournir ces conditions] et ’ ‘pouvant être qualifié de spécifique’ ‘, il faut un effort indépendant des quantités endogènes (Q’’ ‘η) et g’ ‘énéralement plus grand qu’elles puisque l’individu est soumis à certaines conditions que l’on peut appeler urgence de la vie. En conséquence, le système neuronique ’ ‘se voit obligé de renoncer à sa tendance originelle à l’inertie’ ‘, c’est-à-dire à sa tendance au niveau =’ ‘ ’ ‘0’.323

Ainsi le moi ne serait pas seulement soumis à cette position de dépendance, il aurait aussi une capacité “innée” à investir. Fondement biologique sur lequel vont s’organiser les régulations d’ordre psychique. Régulations psychiques elle-mêmes étayées sur l’environnement susceptible, ou non, d’assurer, dans l’économie des échanges, les conditions d’homéostasie suffisantes qui donnent au moi la possibilité de se constituer324. Nous voyons ici comment le lien peut s’établir avec ce que nous avons évoqué des théories actuelles sur les compétences du bébé dans les processus d’attachement à l’objet maternel.

Et nous pouvons nous demander si un glissement de niveau entre les conditions de réalisation du moi et les potentialités du moi n’amènent pas des points de confusion dans la lecture des textes de S. Freud et aussi dans sa propre théorisation, pouvant faire hésiter sur le statut à conférer à la réalisation de désir du moi, permettant de travailler la question de “cet obscur besoin de punition“ qui lui est attribué.

En 1924, S. Freud reprend cette conceptualisation de L’esquisse en réhabilitant le principe de constance sur lequel il a étayé ses premières conceptions pour développer les incidences du fonctionnement psychique organisé par le principe de plaisir ; et réintroduisant la question du rythme, sur laquelle nous allons revenir, dans la problématique du masochisme, ceci lui permet de soutenir la paradoxalité d’un masochisme gardien de la vie psychique325 dans la théorisation qu’il propose d’un masochisme originel, témoin du “ ‘domptage de la pulsion de mort’ ‘ par la’ ‘ ’ ‘libido’”.326

Or ce qui devient essentiel dans la théorie à partir des années vingt, à savoir que pour satisfaire au principe de plaisir il ne s’agit pas tant de réduire décharger – la quantité d’excitation que de la transformer lier – est déjà présent sous une certaine forme en 1895 :

‘“Tandis en effet, que la science s’est donnée pour tâche de rapporter toutes les qualités de nos sensations à des quantités extérieures, la structure du système neuronique nous permet de soupçonner que la tâche de ce système consiste à transformer une quantité extérieure en qualité” (opus cité - p. 328).’

Conception qui permet à S. Freud, dès les débuts de la psychanalyse, de soutenir que la conscience n’apparaît que là où les quantités d’excitation sont réduites et de nous proposer en filigrane une théorie de la relation à l’objet, dans un contexte où la théorisation perçoit déjà le fond organisateur de l’homosexualité primaire (à l’ordre du jour des grands débats actuels de la psychanalyse française) dont les axes majeurs sont déjà posés.

‘“Supposons que l’objet perçu soit semblable [au sujet qui perçoit], c’est-à-dire à un être humain. L’intérêt théorique qu’il suscite s’explique encore par le fait que c’est un objet du même ordre qui a apporté au sujet sa première satisfaction (et aussi son premier déplaisir) et qui fut pour lui la première puissance. L’éveil de la connaissance est donc dû à la perception d’autrui” (opus cité - p. 348).’

Ainsi, l’idée qui en découle : “peut-être le caractère distinctif de la qualité (c’est-à-dire la sensation consciente) n’apparaît-il que là où les quantités ont été aussi réduites que possible327, annonçant ses développements ultérieurs sur le pare-excitation et le traumatisme, nous permet déjà d’envisager comment un processus de subjectivation de l’expérience peut se construire.

Il est d’ailleurs intéressant de voir comment A. Green, par exemple, modélise ces hypothèses lorsqu’il définit l’économie affective telle qu’on peut la dégager de la deuxième topique freudienne :

‘“Le moi est le lieu où l’affect se manifeste. Le ça le lieu où sont bandées les forces qui vont lui donner naissance. On comprend sans difficulté que si à la pression du besoin s’ajoute la tension créée par la non satisfaction du besoin , aucun désir n’est possible . Il faut que la tension soit peu ou prou tolérable pour que le sujet puisse opérer l’investissement hyper-intense de l’objet susceptible d’apaiser la tension par la satisfaction. Cet investissement n’interviendrait qu’aux phases initiales de l’expérience – soit à son stade de désir – ou alors qu’un début de soulagement a commencé d’atténuer la tension, lorsque certains signes de la présence de l’objet sont en vue328.’

En contrepoint de cette première “vue d’ensemble” des relations d’objet la position de S. Freud, qu’il réaffirme dans son texte de 1929 : “[l’agression] constitue enfin le sédiment qui se dépose au fond de tous les sentiments de tendresse ou d’amour unissant les humains à l’exception d’un seul peut-être : du sentiment d’une mère pour son enfant mâle” (opus cité -p. 67), résonne à nouveau avec d’autant plus d’étrangeté. Sauf si l’on considère que cette position subjective est à la fois la source de sa créativité et du long cheminement intérieur qui l’amène à pouvoir en dégager, à partir de 1936, une théorie du clivage différenciée du refoulement à l’intérieur de laquelle la question de la culpabilité va commencer à pouvoir interroger la propre ambivalence de l’objet dans sa réponse à l’ambivalence de l’enfant.

En effet, nous pouvons nous référer à l’étude que G. Rosolato329 a consacrée au texte de S. Freud de 1936 : Que contemplait Freud sur l’Acropole, dans laquelle il travaille la question du sentiment d’étrangeté éprouvé par S. Freud contemplant les vestiges de l’édifice sacré.

Au-delà de la propre interprétation de S. Freud concernant son sentiment de culpabilité vis-à-vis du Père, Rosolato propose que “La structure architecturale, signifiante, fantasmatique et religieuse, mythique, du temple met en jeu fondamentalement la féminité en soi  ”.

Par rapport à cette élaboration intérieure, il en repère les trois périodes significatives dans la vie de Freud qui lui permettent ce point d’aboutissement dans le dégagement d’un clivage intérieur :

‘“De 1896 jusqu’à Totem et Tabou (1912 - 1913) sous le signe du Père ; ensuite entre 1914 et 1923 dans une réflexion sur l’enfant mort qui aboutira à l’adoption du ça et de la pulsion de mort ; et surtout dans les dix dernières années une orientation vers la mère et la féminité [...] comme si la mort de sa mère (1930) avait désobstrué la faille insolite, il peut poursuivre sa réflexion plus loin encore, jusqu’à cette limite interne du clivage (avec son article de 1938 et 1937)”.’

Ainsi, l’affirmation de S. Freud de 1938 : “La conscience de culpabilité se développe aussi à partir de l’amour insatisfait. Comme la haine”, que nous avons déjà commentée à plusieurs reprises et dans laquelle nous avons pu repérer que la haine aussi bien que l’amour doivent trouver à se symboliser, n’est-elle pas elle aussi, sur le modèle proposé par G. Rosolato, un effet de ce travail de dégagement ?

Notes
321.

Notamment : S. Freud 1896 - Manuscrit K - opus cité ; Nouvelles remarques sur les névro-psychoses de défense in O.C. III - p. 121 et Lettre 125 à Fliess du 9.12.99 in Naissance de la psychanalyse - opus cité

322.

S. Freud 1895 - L’esquisse - opus cité - p. 317

323.

S. Freud 1895 - L’esquisse - opus cité - p. 317

324.

S. Freud 1895 - L’esquisse - opus cité - p. 341 : ’Il est facile de voir que les frayages entre neurones ψ font partie du domaine du moi puisqu’ils représentent une possibilité de déterminer à n’importe quel moment l’extension du moi mouvant.’

325.

Selon la formulation de B. Rosenberg, alors que S. Freud attribue cette fonction au principe de plaisir.

326.

S. Freud 1924 - Le problème économique du masochisme - O. C. XVII - p. 16

327.

S. Freud 1895 - L’esquisse - opus cité - p. 329

328.

A Green 1973 - Le discours vivant - opus cité - p. 254

329.

G. Rosolato - Que contemplait Freud sur l’Acropole in La relation d’inconnu - opus cité : ’Donc en 1936, comme si la mort de sa mère avait désobstrué la faille insolite, il peut poursuivre sa réflexion plus loin encore, jusqu’à cette limite interne du clivage (avec son article de 1938 et aussi notons-le celui de 1937 sur la construction en analyse qui traite de cette autre limite qu’est la construction délirante). Le corps de la mère, la féminité de la fente, le sentiment religieux, la mort et ,dirais-je, la relation d’inconnu viennent au premier plan, conjointement pour lui permettre d’élaborer après-coup cette expérience singulière sur l’Acropole, devant ce temple qu’est le Parthénon.’ p. 247