II.2.-1011La liaison - La pulsion de mort - L’agressivité primaire

La proposition de 1924 concernant le masochisme moral, tel que S. Freud nous le présente dans La question économique du masochisme, qui consiste à le traduire comme un échec “du domptage de la pulsion de mort par la libido,” tend à nous contraindre à penser le processus à l’intérieur d’une théorisation qui semble tenir pour établie l’existence d’une pulsion de mort en soi .

Sans pouvoir travailler pour elle-même la question de la pulsion de mort dans le cadre limité de cette recherche, ses enjeux sont pourtant bien impliqués dans ce que je tente de comprendre. Il est donc important de souligner l’évolution du débat, notamment depuis 1984,330 autour de cette problématique qui peut se repérer, par exemple et pour ne retenir qu’un aspect de la question, dans la réorganisation du concept de pulsion de mort autour du lien qu’entretiennent les mouvements pulsionnels et l’agressivité primaire, réorganisation telle que l’on peut la découvrir dans les travaux récents, et en particulier : L’invention de la pulsion de mort 331. Cette évolution semble liée à l’approfondissement, par les psychanalystes, du deuxième temps du remaniement de la théorie pulsionnelle que S. Freud propose en 1914, au moment où il découvre, comme le souligne J. Laplanche332, “non pas la pulsion de mort” mais “‘la sexualité investie dans l’objet et dans le moi, c’est-à-dire la sexualité d’objet, l’amour d’objet et l’amour du moi [...] exploration absolument nouvelle, celle du moi comme objet d’amour, ’ ‘et l’idée que les objets extérieurs sont des reflets ou sont en relation avec cet investissement’ ‘ premier du moi’.” Nous constatons comment S. Freud a souligné lui-même cette position dans une note de bas de page de Au-delà du principe de plaisir : “‘L’opposition entre pulsions du moi et pulsions sexuelles se transformait en l’opposition entre pulsion du moi et pulsion d’objet, les unes et les autres de nature libidinale’ ‘”’ ‘ – avant ’ ‘“’ ‘la transmutation’”, alimentant les problématiques actuelles, qu’il produit entre l’opposition Eros/pulsions de mort – (S. Freud 1920 in O.C. XV – p. 335).

Ce qui va avoir pour conséquence, entre autres, de nous permettre de porter la spéculation sur le terrain de la relation ambivalente à l’objet, et de pouvoir questionner, en retour, la position de J. Laplanche de 1984 pour qui “‘la pulsion de mort’ ‘ trouve son origine dans la situation originaire de séduction’ ” (questionnement initié par H. et M. Vermorel – 2000) ou de travailler la clinique du meurtre de l’objet (comme le propose R. Roussillon - 2000) ou encore d’interroger l’orientation interne ou externe de la pulsion de destruction, terme générique retenu par A. Green pour “rectifier la terminologie”, puisque, comme il le propose :

‘“La pulsion de mort dépend largement de la relation d’objet . La psychanalyse contemporaine a absurdement opposé la théorie des pulsions à celle des relations d’objet, alors qu’il semble bien évident qu’il faut repenser le fonctionnement psychique dans le rapport de la pulsion à l’objet . Sans approfondir la question, soulignons que la pulsion est rattachable à la dimension dynamique de la psyché, à son noyau essentiel, et comporte deux aspects complémentaires relatifs à la force et au sens . Elle est donc, selon Freud, et je suis d’accord ave lui sur ce point, une exigence de travail333.’

J.L. Donnet334 aboutit à une conclusion semblable dans l’analyse qu’il propose sur la question du masochisme telle qu’elle se pose pour S. Freud en 1932. Il nous fait remarquer l’ambiguÏté de la démonstration lorsque S. Freud théorise, dans la 32e conférence, le retournement de la pulsion agressive indépendamment de sa composante érotique, c’est-à-dire indépendamment du principe de liaison , qui rattache le sujet à l’objet, incarné par Eros. Il s’interroge donc sur le fait, alors que S. Freud “‘vient d’évoquer le masochisme comme un exemple privilégié de l’intrication pulsionnelle, de le voir produire, ’ ‘en une sorte de désintrication’ ‘ ’ ‘“théorique”’ ‘, ’ ‘la fiction d’un masochisme privé de sa composante érotique’” et se demande “‘comment cette fiction pourrait être garante de l’existence de la pulsion de mort’ ‘ qu’elle incarne’”. L’auteur souligne “‘l’opposition d’un masochisme secondaire’ ‘ (reflux de l’agression) et ’ ‘d’un ’ ‘masochisme primaire’ ‘, posé comme ’ ‘“un reste possible” de la non dérivation vers’ ‘ ’ ‘le dehors’” (p. 59).

Il va ainsi proposer, lorsqu’il travaille un peu plus loin la question du rapport qu’entretient la sévérité interne du surmoi avec la sévérité externe de l’éducation, de reconnaître dans les obstacles réels, situés à l’extérieur, qui interdisent que l’agression ne puisse trouver de satisfaction, “‘une référence aux difficultés des objets à accueillir les mouvements pulsionnels de l’enfant, et à leur répondre. Les difficultés externes de l’enfant peuvent coïncider avec les difficultés internes des parents’” (p. 65). C’est ainsi que pour lui “‘l’hypothèse de la pulsion de mort’ ‘ exige’ ‘ ’ ‘comme corrélat structurel’ ‘ ’ ‘la prise en compte de la réalité de l’objet, de sa fonction intricatrice et identifiante dans la structuration narcissique’ ‘ ’ ‘d’un masochisme’ ‘ non délétère’ ‘, ’ ‘dans l’équilibrage dehors-dedans de la destructivité liée’”(p. 60).

Il considère donc que “‘la projection’ ‘ primaire et l’aléa de la réponse de l’objet conditionnent la nature du retournement masochique secondaire et par ce biais l’économie du masochisme’ ‘ primaire’ ‘, perceptible seulement de manière récurrente : C’est donc à travers le travail sur le sadisme’ ‘ dans le transfert, ’ ‘à travers l’utilisation de l’objet’ ‘, que le masochisme tout à la fois a une chance d’intriquer sous l’égide d’Eros et de devenir conscient’” (p. 61).

C’est sur ce point que j’aimerais évoquer une position différente de celle proposée par Benno Rosenberg, par rapport au questionnement que celui-ci introduit en 1991 à propos du masochisme335. Il me semble, en effet, qu’au moment même où cet auteur se situe dans “‘l’acceptation du concept de pulsion de mort’ ”, comme un en-soi, il se prive, dans la logique de sa démonstration, de pouvoir différencier, pour ce qui concerne l’organisation du masochisme, ce qui relève d’une part du principe de liaison de la pulsion de destruction par la libido (processus spécifique dévolu par S. Freud au masochisme érogène originaire) de ce qui d’autre part pourrait rendre compte des différentes formes empruntées par les mouvements pulsionnels qui accompagnent ce travail incontournable de la vie psychique : dans cette nécessité à accepter une certaine dose de déplaisir au nom du principe de plaisir. Notamment lorsqu’il déclare :

‘“C’est donc en fonction d’un approfondissement nécessaire et de la recherche de ce qui est l’essentiel du masochisme que nous nous sommes occupés du masochisme érogène et plus encore, de sa forme originaire source de toutes les autres, c’est-à-dire du masochisme érogène primaire. Mais ce passage a amené un changement métapsychologique essentiel de par la nécessité théorique qui s’est imposée à nous de passer à la deuxième théorie de pulsions freudienne, et particulièrement à l’acceptation du concept de pulsion de mort . C’est à ce moment-là que s’est imposé à nous le double lien qui lie le masochisme à la pulsion de mort  : d’une part, il n’y a pas de théorie possible du masochisme sans accepter la pulsion de mort et redéfinir avec elle la liaison comme rapport fondamental entre la pulsion de vie et la pulsion de mort ; d’autre part, le sadisme et le masochisme, mais fondamentalement le masochisme, deviennent l’expression clinique par excellence de la pulsion de mort”.’

B. Rosenberg se situe dans un contexte théorique où la préférence est donnée à “l’équipement pulsionnelau détriment du rôle des objets dans la structuration des mouvements pulsionnels, position qu’il réitère en 1999336 lorsqu’il déclare, dans sa contribution Masochisme et passivité : “Il nous faut maintenant indiquer que, selon nous, la dérivation-projection de la pulsion de mort vers l’extérieur et vers l’objet n’est pas indépendante de la liaison interne et qu’elle est secondaire à celle-ci et dépendante d’elle, et ce contrairement aux apparences du texte. Nous avons déjà traité ailleurs cette question et nous n’évoquerons ici que l’argument principal, selon nous, en faveur de cette thèse : la pulsion de mort, qui est originellement et naturellement orientée vers l’intérieur , ne peut être dérivée à l’extérieur que par la libido, à condition qu’auparavant la libido ait intriqué la pulsion de mort .” (nous allons revenir sur ces considérations - p. 233)

Notes
330.

La pulsion de mort - Collectif - Premier Symposium de la Fédération européenne de Psychanalyse - Marseille 1984 - PUF 1986

331.

L’invention de la pulsion de mort - Collectif - sous la direction de J. Guillaumin - Dunod 2000

332.

J. Laplanche 1984 - La pulsion de mort - opus cité - p. 19

333.

A. Green 2000 - La mort dans la vie in L’invention de la pulsion de mort - opus cité - p. 171

334.

J. L. Donnet 1995 - Les pulsions du surmoi in Surmoi I - opus cité

335.

B. Rosenberg 1991 - Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie - Monographies de la R.F.P. - PUF 1999 3e édition

336.

B. Rosenberg 1999 - Masochisme et passivité in Enjeux de la passivité - R. F. P. n° 5 - PUF - p. 1660