011II.2-5011Liaison masochique : symboliser malgré tout

C’est donc sur ce point précis de réintroduction de la paradoxalité d’un objet trouvé-crée, et donc du travail psychique de l’objet en contrepoint du travail psychique du sujet, qui manque dans la conception du masochisme tel que S. Freud nous le soumet dans sa théorisation de 1924, qu’il me semble intéressant de m’arrêter quelques instants, dans la mesure où son absence semble faire rabattre sur le masochisme érogène originaire les effets pervers, par retournement, per vertere 363, d’un mouvement pulsionnel qui n’aurait subi aucune transformation de la part de l’objet :

“‘On peut distinguer un masochisme’ ‘ érogène, un masochisme féminin’ ‘ et un masochisme moral. Le premier, le masochisme érogène, le plaisir de la douleur, est aussi au fond des deux autres formes, son fondement est biologique et constitutionnel ’[...]” (p. 289 – 1924). Comme si la nécessité vitale à supporter une certaine quantité de déplaisir puisse “‘impliquer la possibilité du plaisir du déplaisir’”364 ; comme si nous pouvions penser que le plaisir de la douleur pouvait devenir un but en soi : ce qui semble relever d’une superposition du moyen et du but de la pulsion, qui semblent précisément se confondre parce-qu’il n’y a pas d’objet pour les organiser.

C’est en ce point que semble se perdre la dimension de l’Hilflosigkeit.

En effet, quelque soit le nom que nous puissions donner à la force primitive qui se transforme en destructivité dans le rapport primordial avec l’objet  Pulsion de mort, violence fondamentale, pulsion d’emprise... que nous la considérions comme innée, constitutionnelle ou bien comme effet de la découverte de l’extériorité de l’objet, l’essentiel n’est-il pas de concevoir, à l’intérieur du montage pulsionnel tel que S. Freud l’a défini en 1915, que le mouvement masochique faisant ainsi retour dans le moi à la manière d’un boomerang, comme retournement en direct de la pulsion agressive dans le moi, signe avant tout l’impossibilité de sa décharge par manque de liaison par l’objet situé à l’extérieur ?

Ceci entraîne pour le moi l’obligation d’accéder à un mode de liaison solipsiste de la tension interne : le masochisme pouvant alors être considéré comme l’une des formes que peut prendre cette nécessité, pour le psychisme, à “symboliser malgré tout”.

Il me semble que la position soutenue en 1984 par E. Rechardt et P. Ikonen autour de la question de la pulsion de mort, que nous avons déjà soulignée,365 s’intègre dans cette perspective. Notamment lorsqu’ils rattachent au principe de plaisir ce qu’ils définissent comme un désir indestructible à faire cesser le désordre, “désir de paix” que peut métaphoriser ce principe dans sa fonction organisatrice de la pulsion par la liaison ou la décharge :

‘“L’esprit de l’homme nourrit un profond refus pour toute forme de désordre. Il s’agit, de façon diffuse, d’une réalité psychique permanente qui n’est ni une abstraction, ni une théorie ; ce point de vue semblait inspirer et offrir de toutes nouvelles possibilités d’interprétation dans le travail clinique. Nous suivîmes donc les cheminements de la pensée de Freud afin de comprendre comment les différentes formes, souvent contradictoires, de ce désir de paix, pouvaient réellement fonctionner, et ce que ce désordre mettait vraiment en jeu. L’acharnement à faire cesser le désordre offre à l’interprétation clinique un point de vue totalement nouveau et différent du concept d’agression qui vise à la destruction. Mais il est vrai que la destruction est aussi une façon de mettre fin au désordre. La désorganisation provoquée par un objet ou une source extérieure au soi peut être résolue par la destruction.”’

Cette conception, qui met l’accent sur l’aspect paradoxal du travail de la pulsion, dont le versant destructeur est proche de la fonction désobjectalisante de A. Green, nous permet de saisir différemment ce que vise le réinvestissement dans le moi de ce qui a été désinvesti de l’objet : “‘Le processus symbolique détache les contenus psychiques de leurs contacts d’origine. D’autres contenus sont alors susceptibles de les représenter également. Ce phénomène se nomme dérivation métonymique dans l’école psychanalytique française. A cet égard, le plaisir peut même être représenté par quelque chose de différent de la gratification produite par les fonctions vitales originelles. C’est ainsi que la sexualité psychique humaine prend forme. Au lieu d’une recherche du plaisir produite par une fonction clairement définie, l’esprit humain est envahi par une pulsion diffuse, ’ ‘par la libido cherchant une forme’ ‘.’”

Ainsi, l’absence de symbolisation du mouvement pulsionnel au contact de l’objet, qui interdit l’accès aux transformations psychiques nécessaires à l’appropriation subjective de la pulsion par le sujet, pour qu’il puisse, comme le souligne R. Roussillon,366s’éprouver comme capable d’être seul face à sa pulsion en présence de l’objet“, entraînerait secondairement un mode de liaison, par défaut, à l’intérieur du moi, empruntant au masochisme originaire ses oripeaux dont il se travestit367.

De ce point de vue, nous ne pouvons pas ‘reconnaître ’ ‘“’ ‘cette régression’ ‘ de la pulsion agressive’”, telle que l’envisage S. Freud en 1924, comme un simple retour à l’état antérieur, ni en terme de quantité, et encore moins en terme de qualité puisque “les affects refoulés” – “retournés”, concernant “cette pulsion non advenue,” qui n’a pas pu prendre forme, portent la trace de ce qui n’a pas pu se qualifier dans la rencontre avec l’objet.

Et le masochisme secondaire, qui se confond avec le besoin de punition, sentiment de culpabilité primaire tel que S. Freud l’envisage en 1924, semble bien être l’héritier de cette symbolisation primaire par défaut,368 dont il pourra spécifier en 1930 (comme nous l’avons déjà souligné p. 180) l’impasse à laquelle le sujet est soumis :

‘“Quand une pulsion instinctive succombe au refoulement , ses éléments libidinaux se transforment en symptômes, ses éléments agressifs en sentiment de culpabilité”.369

Dans cette perspective, et comme nous l’avons déjà pressenti à plusieurs reprises, la note de S. Freud en 1938 prend encore une autre dimension : la conscience de culpabilité, issue de l’élaboration de l’ambivalence se fonde essentiellement sur le travail de l’amour et de la haine suffisamment accessible au sein de la relation objectale, alors que le sentiment inconscient de culpabilité, ce besoin de punition, serait le vestige des impasses de la symbolisation primaire.

Or, dans le texte de 1924, bien que S. Freud soit tout à fait en mesure, cliniquement parlant, de distinguer, depuis les premières théorisations sur la névrose de contrainte en particulier, un sentiment de culpabilité conscient (équivalent d’une conscience à l’intérieur de soi de ce mouvement affectif concernant les sentiments hostiles envers l’objet) d’un sentiment inconscient de culpabilité qui alimente le besoin de punition et qui devient son équivalent, il rattache les deux processus à une formation identique en fonction du surmoi, issu de l’introjection des imagos parentales :

‘“On ne peut cependant faire que nous ne jugions et que nous ne localisions ce sentiment de culpabilité inconscient  selon le modèle du sentiment de culpabilité conscient”.370

D’un certain côté et comme le fait remarquer R. Roussillon, “‘en connectant le masochisme’ ‘, le besoin de punition’ ‘ à l’action d’un surmoi’ ‘ sévère et cruel (1923), S. Freud souligne l’héritage que le masochisme reçoit de l’histoire de la réponse des objets’”371 :

‘“Peut-être le moi, par cette introjection qui est une espèce de régression au mécanisme de la phase orale, facilite-t-il ou rend-il possible l’abandon de l’objet. Peut-être cette identification est-elle d’une façon générale la condition nécessaire pour que le ça abandonne ses objets. En tout cas le processus, surtout dans des phases de développement précoces, est très fréquent et peut rendre possible la conception selon laquelle le caractère du moi est un précipité des investissements d’objet abandonnés, et contient l’histoire de ces choix d’objet  ”.372

Mais d’un autre côté, la position masochique primaire serait à théoriser dans un contexte où le surmoi n’est pas encore structuré en tant qu’instance “dans laquelle la conscience de culpabilité est l’expression d’une tension entre moi et surmoi”, et alors que la conscience morale, issue de ce conflit, n’est pas encore disponible dans le registre des capacités du moi à faire la part de ce qui lui revient et ce qui appartient à l’objet.

Cette position théorique ne serait-elle pas en mesure de clarifier la question de la resexualisation du surmoi dans la problématique du masochisme, telle que peut nous le proposer par ailleurs R. Roussillon373:

‘“On a pu évoquer en ce sens, à propos de la position masochiste, la question d’une sexualisation de la relation au surmoi . Il me paraît plus pertinent, comme G. Deleuze le propose dans sa présentation de Sacher Masoch, d’analyser le contrat qui relie le sujet à sont objet intériorisé. Ce contrat, dans lequel on aura reconnu une forme de contrat narcissique , représente le prix à payer pour s’assurer de l’investissement de l’objet et être ainsi protégé d’un retour de sa froideur , de son absence affective et, avec, elle d’un retour du traumatisme primaire.”’

Cet aspect de la théorisation poserait la question de la désorganisation du moi face à l’angoisse qui se donne comme un effet “‘du surmoi’ ‘ sadique qui se déchaîne sur le moi devenu masochique’”, alors que “les premiers objets des motions libidinales du ça” n’ont pas autorisé une suffisante différenciation entre le mouvement pulsionnel lui-même et les effets de non réponse de la part de l’objet sur ce mouvement pulsionnel qui s’adresse à lui.

Ne serait-ce pas en ce point, si l’angoisse de perte d’amour telle que S. Freud l’a théorisée en 1926 dans Inhibition, symptôme, angoisse peut avoir une signification, que cette angoisse se joue au profit de la répression pulsionnelle imposée par les exigences de l’idéal, pour se transposer ensuite en angoisse devant le surmoi qui va se constituer au cours des introjections/expulsions/ré-introjections successives ?

Or nous pouvons rappeler que, déjà dans L’esquisse, à propos de l’épreuve de réalité qui va impliquer pour le moi la capacité à distinguer entre hallucination et perception, entre ce qui vient du dedans et ce qui vient du dehors, mécanisme si important pour la constitution future du surmoi, S. Freud préfigure la question de l’angoisse signal d’alarme et le rôle de l’objet dans sa constitution pour que le moi ne soit pas sujet d’une confusion et ne tombe pas “dans une impuissance dangereuse”.

C’est en effet dès ce moment qu’il décrit le mécanisme qui permet au moi de se prémunir du débordement produit par l’insatisfaction pulsionnelle due à l’absence de satisfaction réelle, hors objet, lui donnant la possibilité, entre autres, d’installer un critère qui lui permette de distinguer perception et représentation (hallucinatoire)374 :

‘“D’autre part, ψ a besoin d’un indice qui attire son attention sur le réinvestissement d’une image mnémonique hostile et qui lui permette d’éviter, au moyen d’un investissement latéral, la production consécutive de déplaisir. Quand ψ es t capable de réaliser à temps cette inhibition, la production de déplaisir et la défense contre ce dernier seront légères ; dans le cas contraire, le déplaisir sera immense et la défense primaire excessive [...]. Ce sont très probablement les neurones perceptifs qui fournissent cet indice : un indice de réalité [...]. Si ce moi est en proie à quelque tension de désir au moment où surgit l’indice de réalité, ce fait permettra à la décharge de s’effectuer grâce à l’action spécifique [...]. Quand une augmentation de déplaisir coïncide avec l’indice de réalité, ψ institue au point indiqu é une défense d’intensité normale au moyen d’un grand investissement latéral approprié [...]. Une charge en désir allant jusqu’à l’hallucination, jusqu’à la production totale de déplaisir et impliquant l’intervention de toute la défense peut être qualifiée de processus psychique primaire [...]. Si l’objet désiré est pleinement investi, de façon à prendre une forme hallucinatoire, le même indice de décharge ou de réalité que dans le cas d’une perception extérieure apparaît. En pareil cas le critère fait défaut.”’

Dans une telle perspective, A. Green, par exemple, dans Le discours vivant 375 notamment, va rappeler l’importance de l’expérience d’un objet situé à l’extérieur susceptible de mettre fin à la situation dangereuse liée à l’insatisfaction pulsionnelle, permettant ainsi l’installation d’un affect “d’angoisse signal symbolisante . Le moi pourra alors se défendre sans se laisser envahir, selon les conceptions développées par S. Freud en 1926. A. Green insiste particulièrement dans ce texte sur le rôle de l’objet pour la constitution de ce système pare-excitant qui permet la symbolisation :

‘“L’hilflosigkeit , cette détresse psychique de l’enfant, est l’angoisse la plus redoutable, la plus redoutée, celle dont il faut prévenir le retour à tout prix. La fonction anticipatrice ne se développe que sous les effets de cet aiguillon. Car ce n’est pas seulement le défaut d’appui qui est angoissant, mais le caractère désorganisant des tensions libidinales pour lesquelles aucune satisfaction n’est possible en dehors de la mère ; la menace ici porte sur les premières matrices d’organisation du moi, dont les constructions précaires résistent mal à l’inondation libidinale, d’autant que la tension érotique liée à l’insatisfaction se double de la tension agressive en relation avec la frustration .[...] Or l’angoisse signal a pour caractéristique de se présenter dans une succession, une chaîne comportant des représentations de la pulsion et du danger encouru , représentations préconscientes dérivées de la représentation inconsciente maintenue par le refoulement originaire ”.’

Dans le même axe théorique, R. Roussillon376 montre comment S.  Freud, en 1926, range l’angoisse signal d’alarme dans “les systèmes d’auto information du moi”, relevant à la fois d’un travail de liaison du moi, de type énergétique, qui transforme l’angoisse débordement en signal de déplaisir et qui sous-entend les défaillances de l’objet à avoir pu se constituer comme étayage de ce processus de contre-investissement des effractions traumatiques dans les modes de défenses paradoxales dont il approfondit l’analyse :

‘“Le signal d’alarme ne peut en effet maintenir son efficacité que si les impératifs surmoïques sont suffisamment adaptés à la situation et aux capacités actuelles du moi, sinon le surmoi se comporte comme un surmoi trop sévère qui ampute inutilement le moi d’une part de plaisir. Il devient instance dérégulatrice de l’économie du plaisir/déplaisir et dès lors son signal risque de ne plus être reconnu comme signal de danger : nous sommes dans une conjoncture propice à engendrer un déni et un clivage du moi ”.’

Le cas de Johanna semble bien présenter l’occurrence d’un tel processus.

Notes
363.

Voir p. 22 de la recherche

364.

B. Rosenberg 1991 - Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie - opus cité - p. 65 : ’Toute attente, tout ajournement est de l’ordre de l’excitation et du déplaisir. Or, il nous semble que le déplaisir n’est possible que par le masochisme, considéré ici bien entendu dans un sens très large comme la capacité du psychisme à supporter le déplaisir. L’ajournement du plaisir et la capacité de supporter le déplaisir sont bien sûr de l’ordre du principe de réalité. Mais nous croyons que le principe de plaisir ne pourrait pas se modifier en principe de réalité (et dans Formulations concernant les deux principes du fonctionnement mental et dans l’article qui nous intéresse le principe de réalité est une modification du principe de plaisir) sans qu’il ait lui-même en germe cette possibilité d’ajournement du plaisir, c’est-à-dire cette capacité de supporter le déplaisir. Autrement dit, c’est parce que le principe de plaisir englobe le plaisir masochique, c’est parce qu’il implique la possibilité du plaisir du déplaisir, qu’il peut se transformer en principe de réalité.’

365.

E. Rechardt et P. Ikonen 1986 - A propos de l’interprétation de la pulsion de mort in La pulsion de mort (collectif) - opus cité - p. 62

366.

R. Roussillon - Le transitionnel et l’indéterminé - Communiqué au Colloque Symbolisations et médiations

367.

G. Deleuze 1967 - Présentation de Sacher Masoch - La Vénus à la Fourrure - Editions de Minuit- p. 104 : ’Dans le sadisme et le masochisme, il n’y a pas de lien mystérieux de la douleur avec le plaisir. Le mystère est ailleurs. Il est dans le processus de désexualisation qui soude la répétition à l’opposé du plaisir, puis dans les processus de resexualisation qui fait comme si le plaisir de la répétition procédait de la douleur. Dans le sadisme comme dans le masochisme, le rapport à la douleur est un effet.’

368.

Comme le souligne A. Green : ’Le rôle que devrait jouer l’objet dans cette transformation laisse la part majeure des investissements pulsionnels sous une forme brute, échappant à la mise en sens et à l’organisation symbolique de l’inconscient [...]. L’affect, qui assure la continuité des investissements et module qualitativement les expressions représentatives, tout en gardant le contact avec les investissements d’objets, voit le processus de différenciation bloqué par la persistance des formes les plus crues des liens les plus anciens aux objets, investi par les motions destructrices les plus intolérantes à ce qui s’oppose à l’expression directe des pulsions et aux frustrations et déceptions qu’elles ont à subir’. - Sur la discrimination et l’indiscrimination affect-représentation in R. F. P. 1999 - Tome LXIII - PUF 1999 - p. 259

369.

S. Freud 1929 - Malaise dans la civilisation - opus cité - p. 99

370.

S. Freud 1924 - Le problème économique du masochisme - opus cité - p. 294 

371.

R. Roussillon 1995 - Rapport R. F. P - opus cité - p. 1367

372.

S. Freud 1923 - Le moi et le surmoi in Le moi et le ça - O. C. XVI - PUF 1991 - p. 273

373.

R. Roussillon 1999 - Chapitre I - Traumatisme primaire, clivage et liaisons primaires non symboliques in Agonie clivage et symbolisation - opus cité - p. 29

374.

S. Freud 1895 - Les processus primaire et secondaire en ψ - L’esquisse - opus cité - pp. 343 et 344

375.

A. Green 1973 - Le discours vivant - opus cité - pp. 96 et 97

376.

R. Roussillon 1999 - Angoisse signal d’alarme et agonie primitive - Chapitre 4 in Agonie, clivage et symbolisation - opus cité - p. 71