II.2.5-2011Les enjeux de la passivité
Le clivage défensif sur le mode de la perversion

Nous sommes donc amenés à penser que l’expérience de satisfaction, que S. Freud conçoit dans L’esquisse comme une “épreuve”, précisant bien dans sa formulation son aspect incontournable, nécessaire, inéluctable, implique que soient transformés les mouvements pulsionnels du moi archaïque et que cette transformation dépend essentiellement de la tonalité affective qui va saisir l’objet et le sujet dans cette rencontre. Comme le soutient A. Green : “‘Les mécanismes de déguisement de l’affect’ ‘ se centrent autour du double’ ‘ retournement (renversement sur la personne propre et retournement en son contraire) supposés agir, selon Freud, avant l’intervention du refoulement’ ‘. On pourrait y adjoindre la production d’affects symétriques à ceux de l’objet ou complémentaires aux siens, voire opposés en écho à ceux qui sont transmis dans le contact intersubjectif. Nul doute que les mécanismes d’introjection’ ‘ et de projection’ ‘ ne se conçoivent pas en dehors d’une base affective prédominante, mais on pourrait soutenir aussi qu’ils dépassent celle-ci.’”380

Ainsi, l’épreuve de satisfaction ne concerne pas seulement la réalisation du plaisir opérée dans la décharge de l’excitation, mais, comme l’a formulé R. Roussillon, la satisfaction dont il est question concerne aussi, “‘à l’occasion de la satisfaction du besoin corporel, la satisfaction de toute une série de besoins psychiques ou désirs psychiques’”.381 Ce qui nous fait entrevoir, selon une certaine perspective, comment S. Freud pouvait déjà le laisser entendre en 1915, lorsqu’il affirme à ce moment de la théorie que le sujet “‘prend en lui, dans la mesure où ils sont source de plaisir, les objets qui se présentent’”.

Dans le même axe théorique, nous avons vu avec D. Winnicott comment l’objet maternel doit pouvoir endiguer l’envahissement pulsionnel du moi primitif pour lui permettre d’élaborer la destructivité et le dégager d’un sentiment primaire de culpabilité dont va dépendre l’issue du travail de l’ambivalence :

‘“Le sentiment de culpabilité inconscient se situe au point d’articulation de la destructivité et de sa transformation en constructivité”.382

Soit le mouvement libidinal reste intriqué à la destructivité et le lien à l’objet peut être conservé, parfois au prix d’une distorsion masochique du moi dans des registres psychopathologiques qui rejoignent dans leurs manifestations certains des modes d’expression de la perversion ; soit la désintrication pulsionnelle entraîne le clivage de la libido de la pulsion de destruction et le registre de la perversion qui se donne à vivre est l’expression brute de l’agressivité qui, paradoxalement, symboliserait encore un mode de lien à l’objet dont la symbolisation primaire a fait encore plus radicalement défaut.

Dans une autre perspective, mais qui rejoint bien la question telle que nous la posons en référence au modèle de la détresse proposé par S. Freud en 1895, nous pouvons référer cette perversion du lien aux processus de défense mis en place pour lutter contre l’angoisse de perte d’amour telle que A. Green la théorise dans un débat organisé autour de la passivité.383

Lorsqu’il se réfère “‘aux enjeux du passage de la passivation’” (comme effet de forçage par ce qui viendrait de l’autre) “à la passivité“ (comme modalité de plaisir recherché par la libido), enjeux repérés par l’auteur à propos de la mélancolie, quand l’élaboration du lien, et sa conservation, ne peuvent se constituer en dehors d’une identification narcissique à l’objet.

L’introjection de l’objet “comme réponse obligée au lien contraint”, qui propose une “forme d’interchangeabilité”, produit un renversement des polarités du jeu pulsionnel en “‘ramenant à soi’ ‘ ce qui avait pour visée une sortie de soi’”, dans le contexte de la dépendance primitive.

Ce processus est référé par A. Green à ceux opérant dans le retournement masochique tel qu’il est décrit en 1915 par S. Freud, où le masochisme n’est pas alors considéré comme un but pulsionnel en soi, il ne l’est qu’en référence au sadisme originaire ce qui lui permet d’affirmer, contrairement à ce qui est repris dans la littérature psychanalytique, “‘qu’il n’y aurait donc pas de jouissance de la douleur, mais de l’excitation sexuelle qui lui est associée’”.

Citant le passage de S. Freud de Deuil et Mélancolie : “ ‘La torture que s’inflige le mélancolique et qui, indubitablement, lui procure la jouissance, représente, tout comme le phénomène correspondant de la névrose obsessionnelle’ ‘, la satisfaction sadique et haineuse qui, visant un objet, ont subi cette fois un retournement sur la personne propre’”, A. Green en conclut :

‘“Mais on voit bien la différence, à savoir que cette opération, analogue à ce qui s’observe dans une névrose non narcissique, doit être pensée dans le cadre d’une division de soi -même, division qui ne s’est opérée que pour faire le lit d’un objet aimé, et maintenant haï, c’est-à-dire encore aimé d’une manière que seul peut concevoir le rapport à un objet narcissique”.’

Cette position théorique, de passivité première invoquée par rapport à la dépendance vis-à-vis de l’objet, et la situation de détresse qui peut en advenir, l’Hilflosigkeit, est proposée par l’auteur comme un changement de paradigme :

‘“Le vrai changement de paradigme, celui que je propose de considérer comme une solution pour sortir de l’impasse, c’est bien la liaison pulsion-objet qui nous force dès lors à considérer l’objet lui-même comme une détermination qu’il est tout à fait insuffisant de voir sous l’angle d’une entité séparée”. ’

Il est particulièrement intéressant de noter que ce changement pour l’auteur se fait en référence à la question du sadisme originaire et de la problématique de l’organisation de la pulsion par l’objet, ce qui nous renvoie directement à la position de S. Freud en 1938 concernant les conditions de symbolisation des affects d’amour et de haine.

Je ne peux, dans le cadre limité de cette recherche, entrer dans le détail des relations du masochisme et de la perversion. Mais il est intéressant de noter, par exemple, comment Gilles Deleuze travaille la question à partir de sa réflexion sur le masochisme autour de l’oeuvre de Sacher Masoch et en contrepoint de l’analyse du sadisme qui se rencontre dans les textes de Sade. Il analyse notamment comment la répétition du traumatisme se repère, dans la forme d’écriture qui leur est propre, et comment leur style se différencie à partir des manifestations du négatif384 qui sous-tend chacune des deux configurations psychiques.

Dans l’une, le sadisme, il s’agirait plus “de nier et de détruire le monde”, dans l’autre, le masochisme, il s’agirait de “‘le dénier et de le suspendre pour s’ouvrir à un idéal lui-même suspendu dans le phantasme’”.

Cette différence, dans la manoeuvre défensive, va se manifester dans l’opposition des styles de l’écriture qui se fait “‘suspens esthétique et dramatique chez Masoch et s’oppose à la réitération mécanique et accumulative telle qu’elle apparaît chez Sade. Et l’on remarquera en effet que l’art du suspens nous met toujours du côté de la victime, ’ ‘nous force à nous identifier à la victime’ ‘, tandis que l’accumulation et la précipitation dans la répétition ’ ‘nous forcent’ ‘ plutôt à passer du côté des bourreaux’ ‘, ’ ‘à nous identifier au bourreau sadique’”. (p. 31)

Ces effets du style porteraient donc la trace des failles de la symbolisation primaire du lien à l’objet, à l’oeuvre dans l’un et l’autre des deux tableaux cliniques, chacun d’eux induisant une emprise sur l’autre en inversant le retournement du processus de maîtrise.

La question de la maîtrise est au coeur de la réflexion théorique dans laquelle se situe A. Green, lorsqu’il recentre la question de la satisfaction au-delà d’un principe de décharge des tensions, nécessaire mais pas suffisant pour que le moi puisse se représenter ce qui l’affecte, en insistant sur l’importance du facteur de liaison et la priorité du rôle de l’objet385 dans l’élaboration intra-psychique des expériences conflictuelles. Et nous verrons plus loin, en approfondissant la problématique de l’affect, comment ce travail psychique intéresse les processus qui précèdent l’intégration de l’ambivalence :

‘“La réponse n’apportant pas de satisfaction est, à notre avis susceptible d’être à l’origine d’un surmoi précoce générateur d’une culpabilité primaire , qui s’attache non seulement à l’agressivité destructive vécue, mais à la simple manifestation de la pulsion qui ne peut plus être, ni en droit ni en fait, source de satisfaction autre que négative”.386

Serait-ce donc ainsi que “‘L’impuissance’ ‘ originelle de l’être humain perd sa capacité à être la source de tous les motifs moraux’” ?

Si nous revenons à 1916, nous nous souvenons que S. Freud semble hésiter à inclure dans son propos les criminels qui ne présentent pas d’inhibition morale. Or, si l’on admet l’existence d’un sentiment de culpabilité inconscient qui pervertit l’estime de soi, c’est-à-dire la capacité du moi à affronter la censure surmoïque, et dans la mesure où le moi est resté fixé, figé à un surmoi précoce tel que nous venons de le souligner, ne pouvons-nous pas rattacher la problématique de ces criminels “sans foi ni loi” à la problématique de la perversion proposée par A. Green387 ?

Problématique dans laquelle il postule que les transformations du désir en désir pervers sont imputables au travail perverti du moi pris dans l’obligation de s’identifier non seulement à une fonction interdictrice mais surtout à l’absence d’un processus lui permettant de se dégager de son emprise.

Dans le passage auquel nous nous référons, A. Green centre sa réflexion sur une théorisation du moi comme instance permettant d’échapper d’un côté à la tentation béhavioriste – le moi se structure du dehors – et à son opposé une théorie centrée “de manière quasi exclusive” sur les effets de structuration des identifications imaginaires – le moi se structure du dedans – et analyse ainsi les thématiques perverses :

‘“Le moi apparaît négativement, par l’occurrence de ses défenses infiltrées de ce dont elles sont supposées le protéger : les pulsions”.’

Les processus de l’inconscient, soutient-il, ne sont pas de simples résistances au désir qui tente de se représenter, ils ont pour tâche de s’opposer à l’émergence des transformations que le désir a subi : “‘le blocage du travail psychique dans les cas dont nous parlons combine le travail de résistance ordinaire avec les effets qui ont trait à la transformation du désir, c’est-à-dire que le travail du négatif’ ‘ ne se limite pas ici au refus de sa manifestation mais à la façon dont il affecte sa manifestation au coeur même du désir’”.

Ainsi, les transformations du désir en désir pervers sont imputables à l’obligation pour le sujet de se soumettre à un objet qui impose un arbitraire, interdisant la métabolisation des frustrations rencontrées au contact de son autorité. Confusion du narcissique et de l’objectal, puisque l’interdit – de satisfaction – est alors assujetti au seul désir de l’objet et donc dépourvu de sens quant à l’expérience du sujet, le dépossédant de ses objectifs et interdisant l’élaboration des processus auto – précisément sur le jeu des auto-érotismes qui lui sont barrés.

L’idéal du moi “‘l’idéalité qui en contrepoint évaluerait le moi’” issu de cette expérience se situe sur la ligne de crête de la toute-puissance entraînant le moi dans une recherche toujours renouvelée – compulsion – d’une satisfaction sans limite, mais insaisissable – “sur le mode plaisir purifié” – ou le projetant dans un désir “d’anéantir la frustration et la cause de la frustration elle-même”. Autre façon de théoriser la recherche d’un lien dans la violence et la rupture au-delà de tout principe permettant de rétablir une conflictualité acceptable ; compulsion de répétition sur le versant de la perversion, dont le processus se centre autour du mécanisme de la projection au dehors des motions pulsionnelles non transformables :

‘“C’est la fixation à cette autorité qui ne paraît avoir d’autre souci qu’elle-même, close sur son propre exercice, fuyant sans même paraître s’en douter toute considération envers les conséquences et les implications de ses injonctions qu’évoque sa perversion implicite. La satisfaction qui est à la base du désir de l’autorité ni ne lie ce qu’elle demande en signification, ni n’indique de direction possible à une extension transformatrice . On voit que la perversion que nous évoquons n’est pas directement sexuelle mais dans la ligne de comparaison évoquée par S. Freud à propos de la folie des hommes”.388

A. Green ouvre ainsi une perspective à la théorisation de la perversion, qui touche l’organisation matricielle du moi dont la topique n’est pas réorganisée secondairement par le travail des identifications oedipiennes figées à l’Idéal du moi du narcissisme primaire.

Au moment de l’organisation narcissique primaire, nous voyons donc comment le moi, pris dans une confusion, menaçante car impossible à différencier, entre l’objet et la pulsion389, peut être contraint, pour survivre psychiquement, à des modalités de défenses organisées, principe de plaisir oblige, par la nécessité première d’annuler les tensions excessives auxquelles il est soumis.

Si l’objet, dans la façon dont il métaphorise le lien, le soumet à une excitation que le moi ne peut métaboliser, non seulement les tensions du ça indifférenciées des tensions du surmoi archaïque ne trouveront pas d’issue suffisamment satisfaisante dans un processus de symbolisation lui permettant d’en accepter les conditions de réalisation  390 mais cet échec de la symbolisation peut le conduire aussi à hériter lui-même de cette perversion du désir en s’identifiant à l’absence d’un processus lui permettant de se dégager de l’emprise de l’objet : “‘identification qui ne se limite pas à sa fonction interdictrice mais s’établit sur ’ ‘l’absence de perspectives qui accompagne celle-ci’”391. A. Green souligne bien ici les difficultés du moi à pouvoir accéder à un mode secondaire d’identification, les objets oedipiens étant eux-mêmes trop dépourvus de cette fonction qui permet l’élaboration du processus de désexualisation/sublimation qui l’organise.

La “solution perverse” renvoie ainsi, en terme de processus, à la “solution” masochique décrite par R. Roussillon, par laquelle le sujet se défend d’une expérience traumatique dans le mouvement de retournement qui constitue une forme de sexualisation seconde d’une expérience n’ayant pas entraîné de satisfaction primaire : “‘La solution masochique ne se soutient donc que du fait d’une complicité avec les objets, qui l’entretient et avec elle l’exploitation perverse de la subjectivité’”.392

Ne serait-ce pas en ce point, en tant que processus de défense et au-delà de leurs réalisations manifestes qui peuvent être à l’opposé, que masochisme et perversion se rejoignent autour de cette nécessité pour le moi de trouver, quoiqu’il en coûte, un moyen pour maîtriser ce qui lui arrive même au prix, paradoxal, de se couper du lien à l’objet auquel il est cependant impossible de renoncer, l’objet ne pouvant mettre à la disposition du moi les moyens nécessaires à l’élaboration des processus de séparation ?

Gilles Deleuze393, montre bien comment dans le masochisme et le sadisme, en tant qu’entités cliniques caractérisant un mode d’organisation pervers de la pulsion, chacune de ces configurations psychiques raconte l’histoire d’une conflictualité particulière qui s’est organisée à l’intérieur du moi (“contrat qui relie le sujet à son objet intériorisé”, comme le souligne R. Roussillon) reflétant les distorsions auxquelles il a recours pour maîtriser l’emprise que lui font vivre ses instances idéales et conserver, au-dedans, un lien libidinal qui se donne au dehors, dans la mise en acte des scénarios pervers, comme attaque et/ou destruction de l’objet : “‘Le masochisme est une histoire qui raconte comment le surmoi’ ‘ fut détruit, par qui, et ce qui sortit de cette destruction. [...] Et le sadisme lui aussi est une histoire. Elle raconte à son tour comment le moi, dans un tout autre contexte et un autre combat, est battu, expulsé.’

Dans ce contexte concernant la symbolisation primaire, nous pouvons alors proposer à nouveau de citer cette référence de 1938 à S. Freud, qui semble consacrer la réorganisation des réflexions théoriques, qu’il proposait d’engager en 1931 à propos de la sexualité féminine, autour d’un noyau primaire organisateur de la névrose :

‘“La conscience de culpabilité se développe aussi à partir de l’amour insatisfait. Comme la haine. A partir de ce matériau nous avons dû véritablement produire tout ce qu’on veut, comme les Etats autarciques dans leurs produits substitutifs”.’

Dans le texte de 1931394, S. Freud nous parle en effet “‘des nouvelles idées auxquelles il est parvenu’”. Et il nous en livre deux exemples, à propos de l’hystérie et de la paranoïa, reliant les mécanismes défensifs pour juguler l’angoisse correspondant à l’hostilité envers la mère, et notamment le mécanisme de projection propre à la paranoïa, à la situation de dépendance précoce et à la précarité de l’organisation du psychisme à cette époque de la vie. Nous retrouvons donc bien ce fond de passivité primaire, auquel nous avons rattaché notre analyse, qu’il a décrit en1896 comme fondement du refoulement dans les trois névroses de défenses : hystérie, névrose de contrainte et paranoïa395.

Je pense me situer dans la perspective de ces hypothèses que j’ai cherché à développer lorsque je soutiens que le sentiment de culpabilité primaire auquel nous pouvons faire référence, comme noyau brut de culpabilité non ambivalente, repose sur une confusion primaire moi/non-moi et renvoie, ainsi que le souligne R. Roussillon,396 à l’échec du deuil, c’est-à-dire à l’échec du processus de séparation /différenciation d’avec l’objet.

Problématique que nous allons pouvoir approfondir dans une troisième et dernière section autour du processus mélancolique, alors que nous avons observé, dans les situations cliniques que nous avons présentées, comment le sujet n’a sans doute pas suffisamment pu se saisir de ses propres interprétations concernant ses premières relations à l’objet sans ressentir le poids d’une culpabilité primaire infiltrant ses théories sexuelles infantiles.

L’élaboration pulsionnelle semble alors bornée par le désir assujetti aux modes archaïques des premières symbolisations ce qui vient en compliquer, parfois même allant jusqu’à la disqualifier, la structuration oedipienne qui en porte les traces. Les défenses paradoxales décrites par R. Roussillon en 1991, dans Paradoxes et situations limites de la psychanalyse, nous invitent à réfléchir sur les modes de transformation de la pulsion agressive dont le moi va s’emparer pour lutter contre l’expérience trop insatisfaisante du lien à l’objet dans lequel est nécessairement impliquée la pulsion libidinale. Le retournement passif/actif, sur le mode “attaque du lien” témoignerait d’un premier travail du moi qui a localisé le traumatisme, alors que le retrait d’investissement, de type autistique, sidère à la base le processus. Le retrait autistique ne vient-il pas dramatiquement signaler l’échec du masochisme érogène originaire et sa nécessité pour la construction de la vie psychique ?

Cependant nous avons aussi observé comment l’objet maternel n’est pas le seul objet convoqué dans ce travail primaire de symbolisation. Ses propres identifications font bien sûr peser sur l’enfant les contraintes auxquelles la mère a elle-même été assujettie et qu’elle n’a pas suffisamment symbolisées et transformées. Mais l’objet paternel est lui aussi présent dans les fils qui se tissent et la solidité du tissage va dépendre de la chaîne qu’il va représenter et de l’espace ainsi créé à l’intérieur de la trame que la mère pourra lui articuler.

Ces constats cliniques rejoignent bien les propositions théoriques, concernant les processus des premières identifications, présentées par S. Freud en 1923, qui relie, en définitive, la question du fondement de l’identité à l’identification aux deux parents, si l’on n’oublie pas d’inclure la note qui complète sa description :

‘“Cela nous ramène à l’apparition de l’idéal du moi , car derrière lui se cache la première et plus significative identification de l’individu, celle avec le père de la préhistoire personnelle[...] Peut-être serait-il plus prudent de dire : avec les parents, car père et mère, avant la connaissance sûre de la différence des sexes, du manque du pénis , ne se voient pas attribuer valeur distincte”.397

C’est à l’intérieur de ce creuset de non différenciation primaire, qui va définir le fond d’homosexualité primaire sur lequel se construit l’identité sexuée, que R  Roussillon va situer la fonction fondatrice du père qui, pour lui, va introduire, dès l’origine, au plaisir pris dans la différence :

‘“L’enfant, identifié en large partie à sa mère, est ainsi conduit par elle, et par son identification en double avec elle, vers la découverte du père comme porteur d’une différence fondatrice d’un autre plaisir, d’un plaisir pris avec l’autre, dans la différence. En ce sens le père est le premier objet, le premier objet différencié, il est découvert comme le premier objet-autre, comme la première forme de la différence de l’autre, différence dialectisée à celle de la différence dans l’autre. Ce que Freud pressent quant il fait de l’identification au père originaire la première identification fondatrice, quand il fait du père le premier objet. En réalité, c’est dans le même mouvement que père et mère émergent du fond homosexuel primaire du temps précédent, qu’ils commencent à devenir représentables comme objets, c’est dans et par la rencontre avec leur relation sexuée d’adultes désirants qu’ils apparaissent comme autres-sujets et appellent à être reconnus comme tels, ce qui ne sera pas le moindre enjeu du développement de la crise oedipienne et de son issue dans la capacité d’être seul face au couple”.398

C’est sans doute en ce point que la théorie de l’étayage peut donner tout son sens. Le sujet va pouvoir investir une représentation de soi selon les modalités d’investissement que les objets du temps primaire auront pu maintenir, pour le meilleur ou pour le pire, investissements qui viennent se signifier dans les soins donnés à l’enfant, étayés sur une théorie parentale du soin elle-même infiltrée des théories sexuelles infantiles des parents :

‘“La construction d’une véritable intériorité qui ne soit pas une forme déguisée de possession ou de colonisation interne passe en effet par la perlaboration aussi bien de la manière dont on s’est fait/défait et dont on s’est créé/détruit ses objets oedipiens, que de la manière dont ceux-ci nous ont faits/défaits, créés/détruits”.399
Notes
380.

A. Green 1999 - R. F. P. Tome LXIII - L’affect et sa perversion - PUF 1999 - p. 243 :

381.

R. Roussillon - document interne S.P.P.

382.

D. Winnicott 1960 - Agressivité, culpabilité et réparation in Conversations ordinaires - Gallimard 1986 - p. 98

383.

A Green 1999 in R. F. P. - Enjeux de la passivité - opus cité - pp.1587 à 1600

384.

G. Deleuze 1967 - Présentation de Sacher Masoch - opus cité - pp. 27 et 28 : Thanatos représente pour l’auteur deux versants de la pulsion de destruction, dont l’un, comme envers de la pulsion de vie et combiné à elle, rend la pulsion de mort silencieuse dans l’inconscient, alors que l’autre versant, thanatos à l’état pur, renvoie à l’instinct de mort qui vise la destruction à la manière démonstrative du sadisme. Ainsi : ’La distinction apparaît dans les deux processus comparés, du négatif et de la négation d’une part, de la dénégation et du suspensif d’autre part.’ - p. 32

385.

A. Green 1999 - R. F. P. - L’affect et sa perversion - opus cité - p. 257 : ’D’une manière générale, la correction à faire subir à la théorie freudienne est de rattacher ce fonctionnement pulsionnel au rapport à l’objet. C’est en effet la capacité de l’objet de favoriser l’intrication des pulsions érotiques et destructrices en les reconnaissant, en les acceptant, en y apportant une réponse psychique qui permette leur élaboration en préservant leur avenir que nous a appris la clinique contemporaine.’

386.

A. Green 1973 - Le discours vivant - opus cité - p. 249

387.

A. Green 1993 - Le clivage : du désaveu au désengagement dans les cas limites in Le travail du négatif - pp. 157 à 215

388.

A Green 1993 - Le travail du négatif - opus cité p. 171

389.

Moment caractérisé par ’la double dépendance’, en ce temps inaugural où le moi est sous la dépendance de l’objet pour son auto-conservation et qu’il ne peut pas encore se le représenter. - D. Winnicott 1958 - La première année de la vie in De la pédiatrie à la psychanalyse - p. 193 

390.

Je n’hésite pas ici à me situer dans cette position d’un masochisme gardien de la vie, inévitable, au sens du masochisme érogène originel qui donne la capacité au psychisme de supporter une certaine quantité d’excitation dans la logique d’un principe de plaisir qui n’est pas confondu avec le principe de constance : plaisir de liaison, au-delà d’une part de souffrance acceptée en contre-partie de la prime de plaisir, et qui n’a effectivement rien à voir avec la forme de ’pervertisation’ qui consiste à rechercher pour elle-même la douleur imposée par l’objet pour son propre compte. C’est bien, en quelque-sorte, ce à quoi nous invite R. Roussillon lorsqu’il différencie ’la tension qui est contenue par le biais d’une activité symbolique de liaison et celle qui n’est contenue que par un retournement narcissique, inversant pour tenter de la lier, la valeur de l’excitation non liée’. (1999 - p. 29)

391.

A. Green 1993 - opus cité - pp. 173 à 176

392.

R. Roussillon 1999 - Traumatisme primaire, clivage et liaisons primaires in Agonie, clivage et symbolisation - opus cité - p. 29.

393.

G. Deleuze 1967 - Présentation de Sacher Masoch - opus cité.

394.

S. Freud 1931 - Sur la sexualité féminine in La vie sexuelle - opus cité - pp. 140 et 141

395.

S. Freud 1896 - Manuscrit K in La naissance de la psychanalyse - opus cité 

396.

R. Roussillon 1999 - Violence et culpabilité primaire in Agonie, clivage et symbolisation - opus cité - pp. 80 et 83

397.

S. Freud 1923 - Le moi et le surmoi in Le moi et le ça - O. C. XVI - p. 275

398.

R. Roussillon in Le père - à paraître - Inpress - 2002

399.

R. Roussillon 1995 - rapport R.F.P. - opus cité - p. 1364