III.1.1011 Le cadre - L’affect
Anna

Le moment est donc venu de parler du cadre, et de situer brièvement les éléments qui l’organisent, propriétés dont l’analyse nous est proposée en écho dans la façon dont les patients l’utilisent.

La réflexion d’une patiente, Anna, et la réponse qu’elle a sollicité en moi m’ont particulièrement fait ressentir l’importance que le cadre puisse notamment suspendre l’alternative surmoïque contenue dans la question de savoir si ce qui me traverse vient de moi, du dedans, ou de l’autre, du dehors : capacité qui peut se donner comme l’une des modalités selon laquelle se joue le principe de neutralité bienveillante proposée par la règle fondamentale de la cure-type.

C’est lors du deuxième entretien en face à face que la question a surgi, proposée par cette patiente âgée de trente ans, dont la blessure narcissique contenue sur un mode paranoïaque l’obligeait à reprendre un travail de psychothérapie qui avait duré deux ans, interrompu avant son départ de la région où elle travaillait.

Alors que je m’efforçais de la suivre en me concentrant dans une écoute attentive de ses difficultés, elle me regarde en me fixant soudain et me dit : “‘Pourquoi me regardez-vous d’un air si méchant ?’”. Désarçonnée, je lui réponds que “‘Je ne m’en étais pas aperçue’”.

Ce qui a eu pour effet, dans un premier temps, de soulager son angoisse brute. et de nouer, pour la suite du travail, une alliance thérapeutique lui permettant de ne plus se soucier de mes sentiments envers elle. Ce qui a permis, dans une premier temps,de mettre à jour, à travers le retour hallucinatoire d’expériences vécues sur le mode de l’emprise, les représentations qui pouvaient se mettre en lien avec les attaques projectives dont elle était coutumière vis-à-vis de son entourage.

Ces vécus hallucinatoires situés autour du regard de l’autre, sur lequel son propre regard restait accroché, figé, lui ôtant la possibilité de penser le sentiment de perte d’identité qui accompagnait ce symptôme vécu dans une sorte de transe affective, ont ensuite progressivement trouvé à se représenter dans le rapport inconscient qu’ils entretenaient avec la douleur des blessures narcissiques auxquelles elle a été confrontée. Plus particulièrement au sentiment de honte qui leur était conjoint, sentiment dont elle a pu s’affecter pour s’en libérer suffisamment et atteindre à la culpabilité primaire inconsciente de n’avoir pu représenter l’enfant idéal pour ses imagos parentales.

La reconstruction d’une délimitation interne lui a alors permis de sentir les éléments de confusion dans lesquels elle était prise lui donnant l’occasion, six ans après, de tenir une position dans laquelle elle se questionne sur ce que l’autre provoque en elle et ce qu’elle-même peut provoquer chez l’autre. Position qui lui donne l’occasion d’interroger de plus près les mouvements agressifs dont elle peut commencer à s’approprier la part qui lui revient et mieux contenir l’angoisse qu’ils suscitent.

Il est vraisemblable que cette patiente a ressenti une sorte d’emprise dans la manière dont je l’écoutais. Il est vraisemblable aussi que ma réponse spontanée a répondu à ce besoin de suspendre la question de l’origine de la motion agressive qui l’envahissait afin de pouvoir s’y confronter : la question de la culpabilité primaire semble bien avoir été l’organisateur inconscient du cadre. Comment pouvons-nous le théoriser ?

D’un point de vue métapsychologique, alors que le cadre de la cure type présuppose pour le patient “la capacité d’être seul“ en l’absence perceptive de l’objet, il semblerait que la situation de face à face réorganise les conditions d’appropriation subjective de l’expérience à partir de “‘la capacité d’être seul en présence’ ‘ de quelqu’un’”.

Cadre paradoxal, qui offre à la fois des points d’étayage perceptifs tout en contraignant le sujet à se penser sous le regard de l’autre, mobilisant d’emblée le transfert au-delà du champ de la symbolisation secondaire en ce point où doit se décider, au bon moment pour le sujet, ce qui vient du dedans et ce qui vient du dehors : le clinicien, par sa présence visuelle actualisant le conflit interne dans le champ de dépendance qui est au travail au moment de la symbolisation primaire.

Dans une réflexion concernant la problématique de la sublimation dans la cure analytique, P. Miller401 est amené à proposer, à l’inverse, que dans ce cadre c’est l’analyste “qui se retrouve seul en présence de quelqu’un”. Il indique comment le détachement et le renoncement de l’ascèse analytique, dont il est le garant, touchent, en créant les conditions de sublimation, les assises narcissiques primaires des mouvement pulsionnels sur lesquelles le travail d’élaboration va s’effectuer.

Travail d’élaboration mettant en jeu, et en souffrance, la capacité de l’analyste à contenir les attaques, pour les élaborer et les restituer sous une forme pensable, introjectable, autre façon de penser la question de la symbolisation primaire :

‘“Détachement, renoncement, deuil , séparation, tels semblent bien être les facteurs de la sublimation que l’on retrouve dans ce qui caractérise l’ascèse de l’analyste en séance. Mais ce qui spécifie la situation analytique, c’est que, contrairement à l’anachorète, seul en présence de Dieu, l’analyste est seul en présence d’un autre être humain ; mais c’est aussi que le détachement et le renoncement, au lieu d’aller dans le sens du vide d’affects et de représentations, sont contemporains d’une intensification de mouvements pulsionnels, narcissiques et objectaux, et de l’activité de représentation de mots et de choses”.’

Cette symbolisation primaire, nous pouvons la concevoir, après les développements qui ont été faits dans ce travail de recherche, comme le processus par lequel les traces perceptives sont transformées en représentations choses, premier travail de métabolisation de la pulsion fondé sur le registre perceptivo-moteur tel que R. Roussillon nous le propose en 1995, sur lequel se construit ce fond hallucinatoire primaire qui offre au désir le registre de l’illusion où va se déployer sa capacité à se représenter l’expérience402 :

‘“Lorsque S. Freud souligne, à différentes reprises dans son oeuvre, que rien n’est dans la pensée qui ne fut d’abord dans les sens , il indique certes que l’appareil psychique travaille à partir de l’inscription des expériences sous formes de traces mnésiques perceptives, mais aussi bien que la mise en forme, la saisie de l’expérience et des processus psychique s s’effectuent grâce à leur matérialisation externe préalable”.403

Mais l’auteur souligne bien la nécessaire présence, à l’extérieur, d’objets sur lesquels vont pouvoir se transférer ces processus pour qu’ils puissent prendre en eux une forme perceptible et se représenter en retour pour le sujet.

C’est, en définitive cet espace intermédiaire, transitionnel, qui donne à la trace enregistrée de ces expériences dans le psychisme la mise en forme symbolisante des représentations choses : “‘Entre le processus psychique’ ‘ et sa représentation-chose s’intercale un temps intermédiaire, transitionnel, dans lequel le processus prend forme grâce aux choses perçues dans lesquelles il se loge’”. Le transfert inconscient qui peut s’opérer chez Anna de sa pulsion agressive, directement dirigée sur moi, dans le champ du travail psychique avec le retour en hallucinations des perceptions douloureuses non assignées, non assimilables non symbolisées et projetées au dehors, semble bien figurer l’échec de cette première mise en forme de l’expérience qui n’a pas trouvé dans la réponse des objets un espace d’illusion dans lequel aurait pu s’inscrire une symbolisation en représentation-choses suffisamment satisfaisante et vient se rejouer dans une nouvelle re-présentation pour pouvoir se subjectiver.

Or la façon dont s’est opéré l’effacement du mouvement agressif pour revenir se redéployer dans l’espace thérapeutique semble correspondre au mouvement de suspens contenu dans la réponse “Je ne m’en étais pas aperçue”, qui laissait en latence la question de préciser l’origine de la haine. Elle pouvait interpréter que je pouvais reconnaître que “quelque chose” venait aussi de moi, sans vouloir spécifier si cela venait d’elle.

Ainsi, la reprise du mouvement représentatif semble bien reposer sur cet aspect transitionnel du trouver-créé théorisé par D. Winnicott, expérience au fondement de laquelle la question du dedans et du dehors n’a pas à être posée. Ce qui semble correspondre à un suspens de l’interprétation de la part de l’objet qui laisse au sujet un espace pour interpréter, pour se représenter, pour ensuite penser avec suffisamment de liberté les mouvements émotionnels qui l’affectent.

Et le fait qu’Anna n’ait plus à se soucier de mes sentiments à son égard peut être aussi référé aux modalités qui installent cette “sécurité de base“ décrite notamment par R. N. Emde, à partir des travaux de J. Sandler et J. Bowlby en particulier, comme fondement au travail dans la cure analytique, permettant au noyau affectif du soi de retisser un sentiment de continuité : condition nécessaire à l’installation d’un sentiment de confiance de base à l’origine d’un éprouvé de cohésion interne, restauration qui se greffe sur l’empathie du thérapeute, permettant que “‘les schémas émotionnels de la relation soi-autre soient remémorés et réactivés’”.

Dans l’article auquel je me réfère, l’auteur se centre sur la recherche des effets intégrateurs de l’affect, au sens d’activité psychique dans son ensemble, c’est à dire comme travail de liaison qui permet l’incorporation des changements dans le développement et le sentiment de continuité que ressent l’individu. Cette intégration est, pour lui, régie par les émotions, ancrées dans la biologie et la culture ; position qu’il étaye sur des travaux pluridisciplinaires et notamment sur ceux des psychanalystes qui se sont penchés sur les questions du lien à l’objet et ce qui organise les relations précoces du bébé et de sa mère, et sur les travaux des biologistes dont les résultats actuellement convergent avec les hypothèses proposées dans d’autres champs de la recherche.

Biologie et culture organisent le cadre à l’intérieur duquel les processus psychiques vont pouvoir trouver à se développer selon des modalités adaptatives très diverses, les états émotionnels étant liés à des expériences relationnelles spécifiques du passé.

R. N. Emde404 s’interroge notamment sur le processus qui permet à la “capacité résonante de l’analyste” de fonder une empathie installant une alliance thérapeutique de cette nature : “‘Quelle est la nature des composants émotionnels de base qui font partie de ces processus ? Parmi ces composants, quels sont ceux qui sont inconscients du point de vue dynamique’ ‘ et susceptibles d’être conflictuels par opposition à ceux qui font partie des composantes de l’analyste ?’”

Il me semble qu’il détient, dans la perspective que nous avons proposée, une bonne partie de la réponse lorsqu’il évoque quelques lignes plus haut : “‘De même qu’un nourrisson ne saurait exister en l’absence d’une relation soignante et intime, de même il ne saurait y avoir de cure psychanalytique sans l’intimité de la relation analytique. ’ ‘Je dirais parallèlement que l’absence d’une personne ou d’un analyste qui soient capables d’accueillir les émotion’ ‘s nuirait au bon déroulement du processus de développement’ ‘ ’ ‘dans un cas comme dans l’autre’”.

Dans un ouvrage collectif récent405 Jean Bégoin, s’appuyant en particulier sur les travaux de Daniel Stern (qui a notamment développé le concept d’accordage pour décrire les premières interrelations affectives mère-nourrisson406), et sur l’expérience esthétique primaire décrite par Donald Meltzer407, reprend à son compte cette notion de sécurité de base qui s’étaye sur les premiers échanges et dont va dépendre l’organisation ultérieure de la pulsion : “‘Je me suis aperçu que la psychopathologie s’était jusqu’ici surtout occupée de l’angoisse, qui est une forme de malaise psychique ; elle en a décrit de multiples variétés, mais elle n’en a pas véritablement élucidé les sources ; elle a même fait à mon avis un contresens de les ramener à l’existence de pulsions supposées destructrices tenant à la’ ‘ ’ ‘nature même de l’être’ ‘, selon l’hypothèse de Freud de l’existence d’un ’ ‘“’ ‘instinct de mort’ ‘”’ ‘ qui s’opposerait à l’instinct de vie’ .408

Notes
401.

P. Miller 1998 - Malaise dans la psychanalyse in La sublimation - R. F. P. n° 4 - PUF 1998 - pp. 1149 à 1161

402.

S. Freud 1900 - L’interprétation des rêves - PUF 1980 - p. 481 : ’C’est ce mouvement que nous appelons désir  ; la réapparition de la perception est l’accomplissement du désir et l’investissement total de la perception depuis l’excitation du besoin est le chemin le plus court vers l’accomplissement du désir. Rien ne nous empêche d’admettre un état primitif de l’appareil psychique où ce chemin est réellement parcouru et où le désir par conséquent aboutit en hallucinatoire. Cette première activité psychique tend donc en identité de perception , c’est-à-dire à la répétition de la perception, laquelle se trouve liée à la satisfaction du besoin.

403.

R. Roussillon 1995 - Rapport R. F. P. - opus cité - p. 1481

404.

R. N. Emde 1999 - Une progression : Les influences intégratrices des processus affectifs sur le développement et en psychanalyse in R. F. P. 1999 - L’affect et sa perversion - Tome LXIII - PUF : ’On pourrait décrire le noyau affectif en termes d’un agrégat de tels schémas existant sous forme potentielle. Parmi ces schémas figurent ceux qui sont inconscients du point de vue dynamique , et ceux qui sont non conscients dans la mesure où il constituent des processus automatiques susceptibles d’être activés’. p. 205

405.

C. Bergeret-Amselek 2001 (sous la direction de) – Naître et grandir autrement – Desclée de Brouwer – Echanges du colloque de juin 2001 à Paris.

406.

D. Stern – 1989 - Le monde interpersonnel du nourrisson – PUF

407.

D. Meltzer 1988 – The appréhension of beauty – Clunie Press, for the Roland Harris library n° 14

408.

J. Bégoin 2001- La joie de vivre et le devenir soi in Naître et grandir autrement – opus cité supra.