CONCLUSION
SENTIMENT DE CULPABILITE
ET CREATION

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Décrire un tableau de Van Gogh , à quoi bon ! Nulle description tentée par un autre ne pourra valoir le simple alignement d’objets naturels et de teintes auquel se livre Van Gogh lui-même, aussi grand écrivain que grand peintre et qui donne à propos de l’oeuvre décrite l’impression de la plus abasourdissante authenticité .

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Je ne décrirai donc pas un tableau de Van Gogh après Van Gogh, mais je dirai que Van Gogh est peintre parce-qu’il a recollecté la nature, qu’il l’a comme retranspirée et fait suer, qu’il a fait gicler en faisceaux sur ses toiles, en gerbes comme monumentales de couleurs, le séculaire concassement d’éléments, l’épouvantable pression élémentaire d’apostrophes, de stries, de virgules, de barres dont on ne peut plus croire après lui que les aspects naturels ne soient faits .

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Il n’y a pas de fantômes dans les tableaux de Van Gogh , pas de visions, pas d’hallucinations. C’est de la vérité torride d’un soleil de deux heures de l’après-midi. Un lent cauchemar génésique petit à petit élucidé. Sans cauchemar et sans effet. Mais la souffrance du pré-natal y est .

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Il a fait, sous la représentation, sourdre un air, et en elle enfermer un nerf, qui ne sont pas dans la nature, qui sont d’une nature et d’un air plus vrais, que l’air et le nerf de la nature vraie .

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Je vois, à l’heure où j’écris ces lignes, le visage rouge sanglant du peintre venir à moi, dans une muraille de tournesols éventrés, dans un formidable embrasement d’escarbilles d’hyacinthe opaque et d’herbages de lapis-lazuli.
Tout cela au milieu d’un bombardement comme météorique d’atomes qui se feraient voir grain à grain,
preuve que Van Gogh
a pensé ses toiles comme un peintre, certes, et uniquement comme un peintre, mais qui serait, par le fait même, un formidable musicien .

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Méfiez-vous des beaux paysages de Van Gogh tourbillonnants et pacifiques, convulsés et pacifiés. C’est la santé entre deux reprises de la fièvre chaude qui va passer. C’est la fièvre entre deux reprises d’une insurrection de bonne santé. Un jour la peinture de Van Gogh armée et de fièvre et de bonne santé, reviendra pour jeter en l’air la poussière d’un monde en cage que son coeur ne pouvait plus supporter .

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Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, construit, inventé, que pour sortir en fait de l’enfer .

Antonin Artaud - Van Gogh le suicidé de la société

Antonin Artaud nous invite à penser que l’oeuvre de Van Gogh s’inscrit dans des processus créateurs qui partagent tous la même “contrainte à créer”, fondée sur l’expérience d’une souffrance subjective qui rattache la symbolisation au besoin vitale de pouvoir s’en approprier le sens. C’est l’un des aspects de la symbolisation artistique, souligné en particulier par R. Roussillon, qui considère que “‘la contrainte à créer apparaît comme l’effort du sujet pour tenter de mettre, à travers l’expérience créatrice, au ’ ‘“’ ‘présent de son moi’ ‘”’ ‘ l’expérience en souffrance d’appropriation subjective’ ‘ et de symbolisation, une manière de se rattacher secondairement à ce qui lui a fallu historiquement couper de lui-même pour continuer à survivre’”.468

Cette opposition, cette alternance et finalement cette fusion “entre la fièvre et la bonne santé,” comme ultime tentative de liaison des mouvements pulsionnels, par laquelle semble procéder l’acte créateur du peintre, auquel Antonin Artaud s’identifie en décrivant l’épuisant travail auquel l’artiste a fini par succomber, a constitué l’un des points d’articulation à l’étude psychocritique consacrée par Charles Mauron à la structure de l’inconscient chez Vincent Van Gogh. Notamment dans son article de 1953, qui présente une étude des processus psychiques, mettant en parallèle le travail de symbolisation qui s’effectue simultanément dans l’oeuvre peinte et dans l’écriture.

Il relève, en particulier, l’alternance des mouvements dépressifs et hypomaniaques en soulignant l’issue de la répression des mouvements agressifs :

‘“Tous les mouvements agressifs que l’on peut étudier dans les lettres ont la même allure et présentent la même courbe : une poussée sadique, suivie d’un recul masochiste beaucoup plus accentué. La répression est brutale, la culpabilité profonde, bien que désespérément niée par la conscience du moi. A chaque creux dépressif, Vincent tend à se représenter comme une victime de la famille ou de la société, comme un criminel que l’on éloigne, surveille, soupçonne, emprisonne, abat, exécute469. (p. 39)’

Dans cet article, l’auteur va pouvoir relier les sentiments dépressifs intenses du peintre – entretenus par une mésestime profonde de lui-même, qui l’a constamment accompagné et qu’il exprime tout au long de sa correspondance470

aux sentiments d’exaltation, que celui-ci va ressentir de manière de plus en plus accentuée, notamment en Avignon dans la chaude lumière du Midi. Ce changement dans l’humeur du peintre, accompagné des excès de travail et d’alcool, “pour atteindre la haute note jaune”, vont lui apparaître comme un triomphe hypomaniaque sur le froid intérieur, mouvement jubilatoire qui succède ou qui accompagne les mouvements agressifs et les ruminations paranoïdes, dont témoigne aussi sa correspondance :

‘“On me soupçonne de quelque chose – c’est dans l’air – il y a quelque chose derrière moi . Vincent cache quelque chose qui ne peut voir la lumière (lettre 22 avril 1882), ou encore : Je sens que Pa et Moe réagissent instinctivement à mon sujet (je ne dis pas intelligemment). On hésite à m’accueillir à la maison, comme on hésiterait à accueillir un grand chien hirsute [...] Quant à moi, je veux bien admettre d’être un chien, et cela ne change rien à leur valeur : cette maison est trop bonne pour moi ; Pa et Moe et toute la famille sont singulièrement distingués ( en revanche point sensibles du tout ) et, et ce sont des pasteurs, que de pasteurs ! [...] Le chien comprend que, si on le gardait, ce serait pour le supporter, le tolérer dans cette maison ; par conséquent il va essayer de trouver une niche ailleurs. Oh, ce chien est le fils de notre père, mais on l’a laissé courir si souvent dans la rue qu’il a dû nécessairement devenir plus hargneux. Bah ! Pa a oublié ce détail depuis des années, il n’y a donc pas lieu d’en parler. A vrai dire, il n’a jamais réfléchi à ce qu’est le lien entre père et fils . Et puis, il se pourrait que le chien morde, qu’il devienne enragé et que le garde champêtre doive le tuer d’un coup de feu”. (lettre 346 décembre 1883)’

Triomphe sur le froid intérieur que nous pouvons associer au désastre d’une identification impossible au modèle paternel qui lui a fait cruellement défaut :

‘“D’ailleurs chez Vincent, fils de pasteur, frustration amoureuse et froid sont associés à la religion : Ton frère... a eu l’impression de s’être appuyé trop longtemps contre un mur d’église froid, dur et blanchi à la chaux ... Ce mur d’église, imaginaire ou réel, m’a valu un refroidissement persistant des os et de la moelle, surtout des os et de la moelle de mon âme (164) 471 ”.’

Ce froid intérieur, nous pouvons aussi bien l’associer à l’angoisse de perte de l’objet maternel qui se manifeste, comme C. Mauron le souligne, lorsqu’il “peint des racines désespérément accrochées à la terre maternelle et à la nourriture qu’elle donne” (p. 42) Ou bien, dit-il, se signifie encore sur la toile, dans l’acte de couper les blés. Mais aussi de les rassembler, le corps engouffré dans la gerbe comme pour mieux s’assurer de l’emprise sur cet objet insaisissable ; ou encore dans l’acte de faucher ou découper la paille, comme pour mieux s’emparer de cet objet que l’on désespère de pouvoir saisir. Il fait notamment référence à la dernière toile du peintre (juste avant son suicide le 29 juillet 1890), la toile aux corbeaux, dans laquelle le champ fauché pourrait avoir la signification d’une mutilation de cet objet maternel libidinalement investi par le pôle agressif du mouvement pulsionnel. Et l’auteur souligne encore comment nous retrouvons, dans la correspondance, la conjonction de ces deux mouvements, comment l’emprise est comme commandée par la terreur de la perte, par l’impossibilité d’atteindre à l’expérience de séparation sans éprouver une déchirure insupportable  :

‘“J’ai terminé deux grands dessins. Premièrement, un Sorow de plus grand format... L’autre, les Racines, représente quelques racines d’arbre dans un sol sablonneux. J’ai essayé d’exprimer la même idée dans le paysage que dans la figure : l’idée de s’enraciner convulsivement, passionnément dans la terre et de se trouver néanmoins, en partie arraché par les tempêtes” – lettre 195 – juillet 1882 (p. 41) 472.’

Cette lettre fait écho à celle de fin 1883, pendant la grave dépression qui étreint le peintre à Drenthe, état quasi mélancolique qui semble bien déterminée par des imagos sans consistance, désagrégées, dans lesquelles ils se noient et desquelles il tente désespérément de s’extraire : ‘Hier, j’ai dessiné des racines pourries de chênes, ce qu’on appelle ici des souches de tourbe. (Ce sont des racines d’arbres qui ont séjourné, enfouies peut-être pendant un siècle, dans la tourbe, et qui ont elles-même formé de la tourbe. ’ ‘L’exploitation de la tourbière les ramène au jour).’ ‘ Ces racines étaient noyées dans la boue noire d’une mare. [...] ’ ‘Cette mare boueuse avec ces racines pourries offraient un spectacle mélancolique et même dramatique’ .” (lettre 331)

Mais lorsque C. Mauron va s’intéresser aux fixations prégénitales qui peuvent se repérer autant dans l’oeuvre peinte que dans l’écriture, Il ne va pas pouvoir intégrer l’impact des évènements historiques sur l’évolution libidinale du petit Vincent, et cela l’amène à interpréter l’impasse des identifications secondaires dans une configuration ou le constitutionnel va servir de relais. Il relie ainsi notamment les difficultés de Vincent, devenu adulte, à s’adapter à la rivalité fraternelle (qui se révèlent en particulier dans ses rapports conflictuels à ses amis peintres, dont la rupture avec Gauguin est restée la plus marquante), à une problématique de castration oedipienne qui n’aurait pu être surmontée, dans cette logique où l’impasse de la symbolisation primaire n’est pas convoquée.

Il rattache donc les mécanismes défensifs, qui ne caractérisent ni “une manie dépressive ni une paranoïa“, mais serait plutôt “‘l’image d’un organisme psychique qui rétablit par des mouvements en divers sens un équilibre menacé par un désespoir latent’” (p. 60) à “‘une dépression infantile entre six mois et deux ans, peut-être à la naissance du troisième enfant’” (p.63). Il soutient son analyse du principe que “‘le premier né étant mort aussitôt, Vincent dut être particulièrement choyé et les autres naissances, survenues quand il avait deux, quatre, six ans etc.., purent confirmer le sentiment d’abandon’”, rabattant ainsi la question du désespoir sur une organisation défectueuse de la libido indépendamment de l’organisation du lien de l’enfant à ses objets primaires : “‘L’agressivité et le besoin d’amour étaient probablement très forts dès l’origine’ ”.

Il ne peut effectivement se questionner, ni sur les effets sur la mère de la perte de son premier-né, alors même qu’il souligne dans une note l’affect dépressif auquel cette mère était sans doute confrontée par ce deuil473 ; ni sur les effets de cette dépression maternelle sur l’enfant de remplacement, que semble avoir constitué Vincent, né le jour de la mort de son frère et portant le même nom que lui ; effet mortifère porté par l’inconscient maternel, et porté aussi par les représentations inconscientes du père qui l’a reconnu sous cette identité d’emprunt.

Ainsi, il y aurait un intérêt à retrouver dans l’analyse “l’allure que présente la courbe défensive” de Vincent Van Gogh à partir de ce contexte primaire qui sous-tend les identifications secondaires du peintre, et en particulier de comprendre la réorganisation de la culpabilité dans l’oeuvre picturale, en contrepoint des mouvements ambivalents révélés par l’écriture.

Lorsque l’on pense aux 879 peintures laissées par Vincent Van Gogh à sa mort en 1890, aux lettres écrites, plus de 800, dont 668 à sont frère Théo, “son confident, son complice, son double“ ; lorsque l’on commence à s’intéresser aux études publiées sur le peintre, et l’on en recensait 777 en 1942, ce travail d’analyse peut se présenter comme une entreprise difficile474. Sauf à considérer cet ensemble comme les différents discours externalisés qui sont constitutifs d’une individualité psychique et prendre son partie, que, quelque-soit l’axe d’approche qui nous conduit à privilégier l’écoute au-delà du regard porté sur le peintre, elle ne constituera jamais “la vérité” de l’autre que l’on cherche à atteindre. Que l’intérêt se porte donc à repérer les processus psychiques, à travers l’oeuvre inscrite dans son histoire et ce que l’une nous fait vivre, en contrepoint de ce que l’autre nous révèle. Et l’oeuvre qui focalise ainsi notre attention se présente alors comme le fil inducteur d’une trame associative tissée aux identifications de l’artiste.

C’est dans un tel état d’esprit que j’ai retravaillé la rencontre avec cette toile du peintre que j’ai proposée comme introduction à cette recherche concernant la question de la culpabilité inconsciente. Toile qui n’est pas très connue, qui n’est pas prise systématiquement comme toile de référence dans les publications et que je n’étais pas spécialement préparée à interpréter, mais qui a produit un premier effet d’empreinte, alors que j’étais dans cette réflexion.

Ainsi, dans un premier temps, au-delà de ce contexte de rivalité, auquel C. Mauron fait référence, “Zola contre la Bible” (p. 42), et de révolte assouvie envers son père, pasteur, récemment disparu, dans ce “message provoquant475 qu’il est sensé produire, j’ai été saisie par l’opposition entre l’ombre et la lumière, le contraste entre le noir et la couleur ; les deux bougies éteintes, la petite estompée derrière cette bible ouverte sur le Livre d’Isaïe 53, la grande dominant le petit livre fermé de Zola, “jaune citron” : La joie de vivre. Pour ensuite y revenir

en m’intéressant aux contenus représentatifs, en lien avec le contexte de vie du peintre entourant sa mise en oeuvre.

Cette petite toile a été “peinte en un jour” en octobre 1885, l’année de la mort de son père décédé au printemps. Elle se situe, après toute une période de doute sérieux sur sa propre capacité à devenir un peintre alors qu’il refusait de s’identifier aux modèles académiques proposés notamment par son cousin Mauve, peintre respecté et reconnu ; après l’échec terrible qui ne lui a pas permis de devenir pasteur comme son père ; dans ce moment de deuil auquel Vincent est confronté, et au tout début de cette période de mutation profonde concernant l’introduction de la couleur dans sa palette.

Le noir476 faisait l’objet, depuis le début (1881), de discussions passionnées l’opposant à son frère Théo, qui l’incitait à sortir de ces teintes sombres destinées, pour Vincent, à exprimer “la vraie vie”, dans le rapport identificatoire qui s’est d’abord joué autour de la souffrance des petites gens477 :

‘“Si une peinture de paysans sent le lard, le fumet, l’odeur de pommes de terre, parfait ! Ce n’est pas malsain ; si une étable sent le fumier, bon ! c’est à cause de cela que c’est une étable ; si les champs ont une odeur de blé mûr, ou de pommes de terres ou de guano et de fumier, c’est là justement la santé, surtout pour les citadins. Par de tels tableaux, ils apprennent quelque-chose d’utile. Un tableau de paysans, ça ne doit jamais être parfumé. [...] Un tableau de la vie de paysan est une chose sérieuse et, pour ma part, je me reprocherais de ne pas essayer de faire des tableaux de telle façon qu’ils puissent faire réfléchir sérieusement ceux qui réfléchissent sérieusement à l’art et à la vie. [...] Millet, De Groux, tant d’autres nous ont montré par leur exemple qu’il avaient du caractère et savaient ne pas se soucier des reproches comme sale, grossier, boueux, puant, etc. Et ce serait une honte ne fût-ce que d’en douter. Non, on doit peindre les paysans comme si l’on était l’un des leurs, en sentant, en pensant comme eux-mêmes. Comme si l’on ne pouvait pas être autrement qu’on était.[...] Comprends bien. Je ne dis pas que Millet n’emploie pas de blanc quand il peint de la neige , mais je prétends que lui et les autre tonalistes, s’ils le voulaient un jour, pourraient le faire de la même manière que Delacroix le dit de Véronèse, qui peint des femmes nues blanches et blondes avec une couleur qui, par elle même, ressemble beaucoup à la boue des rues”.’

Sa correspondance nous permet ainsi de saisir l’enjeu pulsionnel de l’analité primaire (dont nous aurions à déployer l’analyse pour approfondir la question du rapport du surmoi à l’idéal chez Van Gogh), dans ce besoin de transformation478 qui sous-tend son idéal de peintre référé à ceux qui l’ont précédé. Et entre autres, son cousin Mauve, malgré ce qui les a opposés, Millet479 en particulier, sont deux des grandes figures étayantes dans le domaine de la peinture :

‘“Je n’ai jamais entendu un bon sermon sur la résignation, ni ne m’en suis jamais représenté un bon, sauf ce tableau de Mauve et l’oeuvre de Millet. C’est bien la résignation, mais la vraie, non pas celle des pasteurs . Ces haridelles, ces pauvres haridelles épuisées, noires, blanches, brunes ; elles sont là patientes, soumises, prêtes, résignées, calmes. Dans un moment elles devront haler encore un bout le lourd chaland, la corvée touche à sa fin. Un petit moment d’arrêt. Elles halètent, elles sont couvertes de sueur, mais elles ne murmurent point, elles ne protestent point, elles ne se plaignent pas, de rien. Il y a longtemps qu’elles y sont habituées, habituées depuis des années. Elles sont résignées à vivre encore un peu et à travailler, mais demain elles iront à l’équarrisseur : que ce soit , elles y sont prêtes. Je trouve dans ce tableau une telle philosophie remarquablement élevée, pratique et silencieuse, il semble dire : savoir souffrir sans se plaindre, ça c’est la seule chose pratique, c’est là la grande science, la leçon à apprendre, la solution du problème de la vie . Il me semble que ce tableau de Mauve serait un des rares tableaux devant lequel Millet s’arrêterait longtemps en murmurant : il a du coeur ce peintre-là”. (lettre 181 – 7 janvier 82)’

D’un autre côté, la littérature va constituer pour le peintre un autre pôle identificatoire qui se fonde, entre autres, sur Baudelaire, Maupassant, Balzac, et l’oeuvre de Zola en particulier, dont la peinture réaliste de la vie atteint, de la même façon, la misère de la nature humaine pour Vincent. La grève des mineurs de 1884, décrite dans Germinal, que son frère Théo lui a envoyé en juin 1885 (Lettre 409), fait écho à l’expérience qu’il a vécu 6 ans plus tôt dans le Borinage, au moment où il s’est consacré aux plus pauvres, au nom de l’Evangile, avant de devoir renoncer à être le pasteur de ces âmes. Nous pourrions ainsi penser que la peinture s’est constituée peu à peu comme un “produit substitutif” aux sermons qu’il n’a pas pu prononcer, échec venant redoubler l’impossible identification à son père, dont il a subi les effets d’une communication paradoxante ; mais échec détourné, transformé, sublimé dans cette contrainte à prendre appui sur d’autres figures identifiantes :

‘“En ce moment, je vis sous le toit de Pa ; je vois, j’entends et je sens ce qu’il est. Je n’applaudis point, non, vraiment pas. Si tu es comme lui, si tu lui ressembles de plus en plus, la sagesse nous commande de nous en aller chacun de notre côté. Je reviens sur ce que j’ai dit à Pa : que notre querelle d’il y a deux ans était une erreur, puisque la porte m’a été fermée au nez (peu importe à qui est la faute). Les principes de Pa auraient dû l’inciter à éviter la querelle quand même, s’il avait été logique avec lui-même . Voici ce que Pa m’a répliqué : Très bien, mais je ne puis regretter ce que j’ai fait alors ; j’ai toujours agi pour ton bien selon ma conviction intime. J’ai répondu : L’opinion d’un homme est parfois en contradiction avec sa conscience, ce qu’on croit devoir faire est parfois tout à l’opposé de ce qu’on doit faire. J’ai fait remarquer à Pa qu’on trouverait dans la Bible des sentences permettant de vérifier quand nos opinions sont justes et équitables. Et qu’il était habitué à ne point y recourir, à s’en tenir avec obstination , injustement , arbitrairement et d’une façon blâmable, à mon avis, à son opinion – et non aux avis de sa conscience . [...] Vois-tu, frère, je crois que Pa sacrifie volontiers à la mesquinerie, au lieu de se montrer magnanime, compréhensif, large d’esprit, humain. C’est sa vanité de pasteur qui l’a poussé à l’extrême dans le temps ; c’est cette même vanité de pasteur qui nous fait et nous fera encore tant de mal”. (lettre 345 – décembre 83)’

A partir de ces quelques éléments, nous voyons comment la Bible condense tout un faisceau de signifiants concernant l’investissement pulsionnel du peintre dans son rapport à l’imago paternelle, parmi lesquels les pulsions ambivalentes sont à la fois mises au premier plan et en même temps fortement contre-investies par la référence au texte biblique, auquel le peintre fait expressément référence, en représentant l’ouvrage ouvert au chapitre 53 du Livre d’Isaïe. Ce texte biblique s’intègre dans la deuxième partie du Livre, appelée Livre de la consolation d’Israël, rappelant le fidèle à l’arrivée du rédempteur, “qui a pris sur lui la faute de toute la multitude”. Sans pouvoir entrer davantage dans l’exégèse du texte, signalons cependant que cette partie du Livre n’a vraisemblablement pas été rédigée par Isaïe lui-même puisqu’elle semble être postérieure de deux siècles en fonction de la prise de Jérusalem (p. 1270 de la Bible de Jérusalem). Ces éléments ne devaient pas être inconnus de Vincent Van Gogh, qui a suivi l’enseignement pour tenter de devenir Pasteur. Ils vont dans le sens d’un poids supplémentaire dans la culpabilité éprouvée par le peintre à ne pas pouvoir se saisir, pour des raisons multiples, dans ce rôle de continuateur de l’oeuvre paternelle.

En contrepoint, le roman de Zola : La joie de vivre. Titre paradoxal, pour un livre qui fait sans doute partie des romans les plus sombres de la série Les Rougon-Macquart , tableau de la souffrance et de la mort, mais surtout de l’emprise maternelle et de la perversion du désir qui débouchent sur la résignation, l’abnégation de l’enfant spolié au profit d’un autre. Tableau de famille du Second Empire dans lequel le père se replie narcissiquement sur sa maladie, est absent de la vie et occupe en même temps tout l’espace de cet enfant qui précisément se dévoue pour le soigner. Ce roman est porteur de toute une série de représentations concernant les imagos parentales, dont les plus caractéristiques, pour ce qui concerne notre étude, sont à la fois l’insuffisance d’étayage et le manque d’investissement libidinal de la part du père et l’indifférente froideur de la mère narcissique, dont l’amour étouffant pour son fils au détriment de sa nièce orpheline qui lui est confiée, contribue à détruire chez ce dernier les capacités à devenir un homme et entraîne la fillette au sacrifice d’elle-même.

L’identification à Zola480 semble se faire sur l’imago du père absent et celle de la mère morte, morts symbolisées notamment dans ce tableau par les deux chandelles éteintes. Et à la mort de son père, tout se passe comme si Vincent, à la faveur des identifications latérales sur la personne de Zola (confronté lui-même à la mort de sa mère au moment où il entame son roman en 1980 et à la disparition “d’un père littéraire” en la personne de Flaubert), déplaçait et condensait toute l’horreur de ses identifications inconscientes à l’imago maternelle, ressaisies malgré tout, dans un mouvement de triomphe maniaque, comme un moyen pour faire face à la mort réelle du père, à la culpabilité liée à ses mouvements ambivalents envers lui et éviter l’effondrement dépressif. Ce qui nous renvoie bien au travail de la mélancolie et au processus qui consiste à s’identifier à l’objet perdu, perdu pour la symbolisation du deuil et le travail de séparation qu’il implique.

En témoignerait, la couleur jaune citron, couleur qui apparaît pour la première fois dans ce tableau, que l’on peut associer à la “note jaune” recherchée en Avignon quelques années plus tard, lorsque, pris entre deux feux, “l’hallucination qui épuise et l’art qui apaise”, il se jette à corps perdu dans une production hypomaniaque associée à la prise d’alcool qui étaye cette fuite en avant pour éviter les crises481 qui se font de plus en plus vives et de plus en plus fréquentes :

‘“J’admets tout cela (l’alcool, le café pris à la place de la nourriture, mais vrai, restera t-il pour atteindre à la haute note jaune que j’ai atteint cet été, il m’a bien fallu monter le coup un peu”. (lettre 581 à son frère - 24 mars 1889)’ ‘“Mon cher frère, c’est toujours entre-temps du travail que je t’écris, je laboure comme un vrai possédé, j’ai une fureur sourde de travail plus que jamais. Et je crois que ça contribuera à me guérir. Peut-être m’arrivera-t-il une chose comme celle dont parle Eugène Delacroix : j’ai trouvé la peinture lorsque je n’avais plus ni dents ni souffle , dans ce sens que ma triste maladie me fait travailler avec une fureur sourde, très lentement, mais du matin au soir sans lâcher, et c’est probablement là le secret, travailler longtemps et lentement. Q’en sais-je, mais je crois que j’ai une ou deux toiles en train, pas trop mal d’abord le faucheur dans les blés jaunes et le portrait sur fond clair, ce sera pour les vingtistes si toutefois ils se souviennent de moi au moment donné, or ce me serait absolument égal, sinon préférable qu’ils m’oublient. [...] Ouf, le faucheur est terminé, je crois que ça sera un que tu mettras chez toi – C’est une image de la mort tel que nous en parle le grand livre de la nature – mais ce que j’ai cherché c’est le presque en souriant . C’est tout jaune, sauf une ligne de collines violette, d’un jaune pâle et blond. Je trouve ça drôle moi que j’aie vu ainsi à travers les barreaux de fer d’un cabanon”. (Lettre 604 – septembre 1889)’

La question qui se pose et qui introduit à la nécessité de creuser la question de la sublimation est celle de savoir comment, à partir de quels évènements, évènements psychiques ou de la vie réelle, un jour, le processus qui avait garanti à Vincent, jusqu’à un certain point, une sorte de contention à la conflictualité interne, a cessé de pouvoir transformer ses mouvements pulsionnels et l’a précipité, une troisième fois482, d’un coup de fusil, à retourner contre lui le mouvement meurtrier, et cette fois, “à la manière du garde champêtre qui abat le chien devenu dangereux”.

Car, si en effet la sublimation est un mouvement plutôt qu’un aboutissement, “peut-être le mouvement même de la transformation pulsionnelle483, il reste que le processus ne se soutient pas de lui-même. Et vraisemblablement, comme tout processus pulsionnel, la qualité des objets, à partir desquels il se dérive, détermine en partie la possibilité d’assurer une suffisante métabolisation des processus en jeu sur les objets de transfert.

Si, comme le soutient André Green la sublimation ne protège de rien, et le destin de Vincent Van gogh nous le montre assez, il reste à comprendre et à préciser le rapport de la culpabilité primaire à ce processus particulier d’externalisation pulsionnelle lorsqu’il échoue à transformer les mouvements ambivalents dont il s’origine. Nous pourrions relier cette interrogation à celle énoncée par S. Freud484 en 1923, lorsqu’il cherche à définir la position de maîtrise du moi sur le ça et ses rapports au surmoi issu des identifications à l’objet, et la place qu’il détient dans les modifications pulsionnelles : “‘La transposition de libido d’objet en libido narcissique qui se produit ici entraîne manifestement un abandon des buts sexuels, une désexualisation, donc une espèce de sublimation. Et même surgit la question digne d’un traitement approfondi : cela n’est-il pas la voie générale vers la sublimation, ’ ‘toute sublimation ne se produit-elle pas par l’intermédiaire du moi, lequel transforme d’abord la libido d’objet sexuelle en libido narcissique pour lui poser ensuite peut-être un nouveau but’ ‘ ? (le grand réservoir de la libido au sens de l’introduction du narcissisme, il nous faut maintenant, après avoir fait la démarcation entre moi et ça, reconnaître que c’est le ça. ’ ‘La libido, qui afflue vers le moi par les identifications ici décrites, instaure son “narcissisme secondaire’ ‘ ”’ ‘). Cette transformation ne peut-elle avoir aussi pour conséquence d’autres destins de pulsion, par exemple entraîner une démixtion des diverses pulsions fusionnées les unes avec les autres, cela nous occupera encore plus tard’”.

Les aventures de la sublimation nous raconterait donc bien l’histoire de la rencontre avec l’objet et porteraient les traces du travail psychique auquel le moi a été soumis, sous la contrainte du principe de plaisir, pour en symboliser l’expérience. Elles s’offrent donc comme un nouveau champ pour relancer la question des manifestations de la culpabilité inconsciente et de ses rapports avec les conditions d’élaboration dont le moi a pu disposer pour transformer la situation de dépendance primaire.

Notes
468.

R. Roussillon 1998 - Désir de créer, besoin de créer, contrainte à créer, capacité de créer in Symbolisation et processus de création - Collectif - Dunod

469.

C. Mauron 1953 - Notes sur la structure de l’inconscient chez Vincent Van Gogh in Etudes psychocritiques - José Corti 1990 - pp.  32 à 77

470.

Par exemple, lettre à Théo juillet 1880 : ’Je suis, comme tu le sais peut-être, de retour dans le borinage, mon père me parlait de rester plutôt dans le voisinage d’Etten, j’ai dit non et je crois avoir agi ainsi pour le mieux. Involontairement, je suis devenu dans la famille une espèce de personnage impossible et suspect, quoi qu’il en soit, quelqu’un qui n’a pas confiance, en quoi pourrais-je en aucune manière être utile à qui que ce soit ? C’est pourquoi qu’avant tout, je suis porté à le croire, c’est avantageux et le meilleur parti à prendre et le plus raisonnable, que je m’en aille et me tienne à distance convenable, que je sois comme n’étant pas. [...] Aussi est-il qu’en premier lieu je voudrais bien voir cette entente cordiale, pour ne pas dire davantage, rétablie entre mon père et moi, et puis j’y tiendrais également beaucoup qu’elle se rétablisse entre nous deux. [...] Maintenant cela étant, que faut-il faire, doit-on se considérer comme un homme dangereux et incapable de quoi que ce soit ? [...] et mon tourment n’est autre que ceci : à quoi pourrais-je être bon, ne pourrais-je pas servir et être utile en quelque sorte [...] A cause de cela, on n’est pas sans mélancolie , puis on sent des vides là où ils pourraient être amitiés et hautes et sérieuses affections, et on sent le terrible découragement ronger à l’énergie morale même ;[...] Et puis on dit : Jusqu’à quand, mon Dieu ? [...] Je t’écris un peu au hasard ce qui me vient sous ma plume [...] A quoi donc pourrais-je être utile, à quoi pourrais-je servir, il y a quelque chose au-dedans de moi, qu’est-ce que c’est donc ? [...] Un oiseau en cage au printemps sait fortement bien qu’il y a quelque chose à quoi il serait bon [...] Il ne se le rappelle pas bien : puis il a des idées vagues et il se dit : ’les autres font leurs nids et élèvent la couvée’, puis il se cogne le crâne contre les barreaux de la cage. Et puis la cage reste là et l’oiseau est fou de douleur. ’Voilà un fainéant’, dit un autre oiseau qui passe, celui-là est une espèce de rentier. Pourtant le prisonnier vit et ne meurt pas, rien ne paraît en dehors de ce qui se passe en dedans, il se porte bien, il est plus ou moins gai au rayon de soleil. Mais vient la saison des migrations, accès de mélancolie. [...]’ in Lettres à son frère Théo - Lettre 133 - juillet 1880 - pp. 33 à 42 – Gras3set 1990

471.

Ch. Mauron - Van Gogh - opus cité - p. 38. De multiples autres passages de la correspondance vont faire référence à une identification paternelle en impasse. Par exemple dans la lettre 379 à son frère, de septembre 1884, dans laquelle il est encore question de leur opposition par rapport à l’utilisation de la couleur dans la peinture, et dans laquelle il utilise comme métaphore de leur discussion le tableau peint par Delacroix en 1848, la Barricade, pour lequel il pose la question de savoir qui étaient ceux qui s’opposaient et s’entre-tuaient : ’Quels étaient ceux qui se trouvaient face à face, que l’on peut prendre comme types de tout le reste ? Guizot, ministre de Louis-Philippe d’une part, Michelet et Quinet avec les étudiants de l’autre côté. Je commence par Guizot et Louis-Philippe ; étaient-ils mauvais ou tyranniques ? Pas précisément, c’étaient des gens, d’après ce que je vois, comme par exemple papa et grand-père, le vieux Goupil. Des personnes, enfin, d’aspect extrêmement vénérable, grave, et sérieux, mais quand on les regarde un peu plus attentivement et de près, ils ont quelque chose de lugubre, d’inexpressif, de caduc, à tel point même qu’on en deviendrait malade Est-ce que c’est exagéré ? ? ? A part les différences de position, même esprit, même caractère. Est-ce que je m’abuse ? ? ?’ (Lettres à Théo - opus cité - p.104). Et encore :’J’ai expédié aujourd’hui la dite caissette, contenant en dehors de ce que t’écrivais déjà, encore un tableau, Cimetière de paysans [...] j’ai voulu exprimer comment cette ruine démontre que depuis des siècles les paysans là-bas sont ensevelis dans les champs mêmes qu’ils labourent pendant leur vie [...] Et cette ruine me dit comment une foi, une religion est devenue vermoulue, bien qu’elle ait eu des fondements solides, comment cependant, pour les petits paysans, vivre et mourir, c’est tout comme [...] les religions passent , Dieu demeure. C’est un mot de Victor Hugo que l’on vient aussi d’enterrer’. (lettre 411 - juin 1885)

472.

Nous constatons que c’est la même angoisse qui étreint Van gogh 8 ans plus tard, lorsqu’il écrit en juillet 1889 : ’Connais-tu cette expression d’un poète hollandais : je suis attaché à la terre par des liens plus que terrestres’ Voilà ce que j’ai éprouvé dans bien des angoisses, avant tout dans ma maladie dite mentale’ – Lettres à son frère Théo – opus cité – p. 267

473.

Je dois à l’amitié de M. Vincent Van Gogh , neveu du peintre, le détail suivant : la tombe du premier-né est situé à l’entrée du cimetière, près de la chapelle de Zundert, immédiatement visible. C’est une dalle portant le nom et la date de naissance qui était celle de Vincent. Ce dernier, conçu et porté par une mère en grand deuil , a donc pu voir quotidiennement, lorsqu’il a été en âge de sentir, la tombe de celui qu’il avait remplacé. L’importance psychologique de ce détail est difficile à évaluer’ (Note de l’auteur). ’La version selon laquelle ce frère aîné aurait vécu quelques semaines provient de la Correspondance ; en fait, si l’on en juge par l’acte de décès, l’enfant était mort-né ; cette précision modifie d’autant moins les remarques précédentes que Vincent l’ignorait.’ (Note de l’éditeur) - Van Gogh - Etudes psychocritiques - opus cité - note n° 3 - p. 33

474.

P. Bonafoux 1987 – Van Gogh – Le soleil en face – Gallimard 2000

475.

Ronald de Leeuw 1977 – Van Gogh au Musée Van Gogh – Editions Wanders/Zwolle

476.

Toi qui cherches si tu ne vois pas des ombres obscures, et qui crois que ça ne vaut rien quand ces ombres sont sombres, mêmes noires, as-tu raison ? Je pense que non, car alors le Dante de Delacroix par exemple, ou encore le Pêcheur de Zandvoort, ne valent rien, car là-dedans, il y a vraiment les plus fortes puissances de noirs bleus ou violets. Est-ce que Rembrandt et Hals n’employaient pas de noir ? Et Vélasquez ? Pas seulement un, mais vingt-sept noirs, je t’assure. Ainsi, ce : ’Il ne faut pas employer de noir’, allons ! Sais-tu bien ce que cela veut dire ? [...] Mes études n’ont pour moi d’autre raison que d’être une sorte de gymnastique, pour monter ou descendre dans les tons, ainsi donc, n’oublie pas que j’ai peint ma mousse blanche ou grise avec une couleur boueuse et que malgré tout, sur l’étude cela fait clair’ (Lettre 428)

477.

Je pense à ce que dit Millet :’ je ne veux point supprimer la souffrance, car c’est elle qui fait s’exprimer le plus énergiquement les artistes’ (lettre 399) ; ’Ailleurs Millet dit encore : dans l’art il faut y mettre sa peau’ (lettre 400 - avril 1885)

478.

On s’exprime bien, à mon avis, quand on parle de gris et de bruns clairs, de gris et de bruns sombres. Mais comme c’est beau, ce que dit Silvestre au sujet de Delacroix, qu’il prenait un ton au hasard sur sa palette : ’Une nuance innommable violacée’, qu’il jetait ce ton quelque part, soit pour la plus grande lumière, soit pour l’ombre la plus profonde, mais que de cette boue, il parvenait à faire en sorte qu’elle étincelait comme la lumière ou devenait muette comme une ombre profonde (Lettre 428 - octobre 1885).

479.

Aussi ce que j’espère ne jamais perdre de vue, c’est ’qu’il s’agit d’y aller en sabots’, je veux dire par là qu’il s’agit d’être heureux d’avoir le boire et le manger et le dormir et l’habillement, d’être en somme content de ce qu’ont les paysans. C’est ainsi que faisait Millet et d’ailleurs il ne désirait pas autre chose, et c’est ce qui fait qu’à mes yeux il a, en tant qu’homme, montré le chemin qu’il faudrait suivre à des peintres qui, eux, ne le montrent pas, comme par exemple Israels et Mauve qui vivent plutôt largement. Et je le répète : Millet est ’le père Millet’, c’est-à-dire le conseiller, le guide des jeunes peintres dans tous les domaines’ (Lettre 400)

480.

Si l’identification à Zola se fait autour de la figure maternelle et de la figure paternelle, il faut noter encore un autre parallèle que nous pouvons faire entre la fascination de l’auteur pour la scène de l’accouchement décrite dans La joie de vivre (alors que l’enfant qui n’en finit pas de se séparer de sa mère : ’dans le sang et dans l’ordure, faisant craquer le ventre des mères, élargissant jusqu’à l’horreur cette fente rouge, pareille au coup de hache qui ouvre le tronc et laisse couler la vie des grands arbres’, naît, à moitié mort, sous le regard de son jeune père incapable d’aucun secours), et ’l’éblouissance’ qui prend Van gogh et le fait tomber raide, en Avignon, chaque fois que dans la nature il se retrouve devant des grottes ou des carrières, dont ses peintures évoquent le sexe d’une femme. Il faut alors faire l’hypothèse que le ’travail de labour et de taille’ qu’il entreprend dans son oeuvre renvoie directement au travail de ’désemprise’ impossible (évoqué notamment par les tableaux des racines d’arbre enchevêtrées – dont celui, ultime, de juillet 1890) et à l’incapacité du père de se présenter comme principe tiers pour aider au travail de séparation. Et renvoie aussi, au meurtre potentiel de l’enfant par la mère ou de la mère par l’enfant, lors de la séparation.

481.

Crises épileptoïdes considérées par C. Mauron comme une défense ultime contre la démence qui consisterait, dans la décharge psycho-somatique à atteindre un état de stupeur, une sorte ’d’anesthésie provoquée’ dont Vincent ressortait sans souvenir et calmé, pour un temps, de ses hallucinations.

482.

P. Bonafoux 1997 - Van Gogh – Le soleil en face - opus cité : Une première fois, éconduit lors de sa déclaration d’amour à sa cousine Kate, il s’est brûlé profondément la main (août1881), une deuxième fois pris d’hallucination, il a retourné sur lui le rasoir destiné à Gauguin et s’est coupé le lobe de l’oreille qu’il est allé offrir, dans la foulée, à une prostituée (23 décembre 98), scène qui nous rappelle l’amour malheureux de Vincent pour Sien, (inspiratrice de ses toiles Sorow), prostituée dont il a du se séparer sous la pression familiale, et qui a pu, un temps, lui donner le sentiment de pouvoir partager ’la vraie vie’ des autres.

483.

Patrick Miller 1998 – Malaise dans la psychanalyse in R.F.P. n° 4.

484.

S. Freud 1923 - Le Moi et le Ça - chapitre III : Le Moi et le surmoi - in O. C. XVI – p. 274