1. Le changement d’outil scripteur

Un changement d’outil a nécessairement des conséquences sur le geste. Lorsque les enseignants ’savaient’ comment apprendre à écrire aux enfants, - c’était il y a trente ou quarante ans - le principal outil scripteur utilisé était le porte-plume. Un certain entraînement à écrire pouvait cependant se faire sur l’ardoise, au crayon d’ardoise. Mais on peut affirmer que le seul véritable outil d’apprentissage de l’écriture était le porte-plume.

Cet instrument scripteur est aujourd’hui totalement abandonné par l’école, en tout cas pour apprendre à écrire et pour écrire habituellement, car il peut encore être utilisé, quoiqu’il ne le soit qu’exceptionnellement, dans le cadre des arts plastiques. Il a d’abord été remplacé par le stylo à plume, considéré certainement comme un porte-plume amélioré par le fait qu’il ne rende pas nécessaires les fréquentes interruptions de la scription pour prendre un peu d’encre dans l’encrier. Certaines écoles et certains collèges continuent à le recommander, voire à l’imposer aux élèves, au moins dans les travaux qui sont destinés à être corrigés, évalués par les enseignants. Mais cette recommandation et cette imposition ne sont pas faites aux enfants en début d’apprentissage de l’écriture. Une grande importance a donc été, et reste encore parfois, accordée à la plume comme outil scripteur. Certains justifient ce choix par le fait que l’encre peut être effacée, d’autres par le fait que, selon eux, c’est avec la plume que l’écriture est la plus lisible et la plus esthétique. Mais son maniement ne deviendrait pertinent qu’à partir d’une certaine phase de l’apprentissage de l’écriture, donc, au moins théoriquement, d’une certaine maîtrise de l’acte graphique.

Avant que l’enfant n’acquière cette maîtrise, c’est le stylo à bille qui est le plus souvent utilisé. Il faut reconnaître que cet outil s’est répandu au point de devenir l’instrument le plus employé pour écrire, à l’école comme ailleurs. De maniement plus facile, sans besoin aucun d’être rechargé d’encre, il constituait un redoutable concurrent pour les instruments à plume. Il s’est donc imposé sans peine. Certains feutres fins peuvent aussi être appréciés parce qu’ils présentent les mêmes avantages. En ce qui concerne la période d’apprentissage, c’est tout de même le stylo à bille qu’on rencontre le plus fréquemment dans les classes.

L’évolution des outils a diminué les contraintes pour le scripteur. En abandonnant la plume, surtout le porte-plume, on a grandement facilité l’acte graphique. Ainsi, avec une plume, il était impossible de maintenir une pression forte tout en allant de bas en haut, car la plume se fichait alors dans le cahier ou, au moins, s’y accrochait. L’apprentissage des pleins des traits descendants et des déliés des traits montants était donc logique, adapté à l’outil. Mais on sait aussi la difficulté d’une telle maîtrise du geste et, si l’on rencontrait de très beaux cahiers qui suscitent encore aujourd’hui de l’admiration, les pages maculées d’encre n’étaient pas rares non plus. L’école aurait certainement pu admettre le stylo à bille plus tôt qu’elle ne l’a fait, puisqu’il s’est implanté autour des années 1940 et qu’elle ne l’a utilisé qu’à partir des années 1965-1970, mais l’enseignement met toujours un certain temps avant d’employer de nouveaux outils. Et c’était encore davantage le cas il y a quelques années. Le porte-plume constituait donc le seul outil d’apprentissage de l’écriture. Il fallait, par conséquent, que l’enfant s’y adapte, quelles que fussent les contraintes qui lui étaient liées. La pointe bille laissant beaucoup de liberté au scripteur, on peut se questionner quant à la nécessité de maintenir les normes adaptées à l’usage du porte-plume.

Ce problème s’est déjà posé lorsque le porte-plume a fait son apparition, remplaçant la véritable plume d’oie que le maître devait tailler. Et Buisson déplorait déjà, en 1887, que les maîtres portent moins d’intérêt à l’enseignement de l’écriture du fait de ce changement d’outil : ’Néanmoins il s’en faut que l’écriture se soit améliorée en proportion des facilités procurées pour l’enseigner. Beaucoup de maîtres n’y apportent plus autant d’intérêt ; ils en font une partie machinale qu’ils surveillent de loin et ne dirigent guère. Les élèves copient les modèles sans attention parce que les défauts dans l’exécution ne sont point relevés et qu’aucun principe ne leur est donné pour les guider.’19

L’écriture devenant plus aisée, l’apprentissage devient apparemment moins indispensable. Les enseignants semblent considérer que l’enfant peut écrire sans qu’on l’aide beaucoup à apprendre comment faire ; c’est ce qui leur est reproché par Buisson, et encore aujourd’hui par la plupart des auteurs de manuels d’écriture et par certains chercheurs. Si cela était en effet déjà vrai du fait du passage de la plume d’oie à la plume métallique, cela est encore plus évident du fait du passage du porte-plume au stylo à bille ou à la pointe feutre. En tout cas, la facilité d’emploi de l’outil semble bien entraîner une diminution de l’enseignement de l’acte graphique. Seul l’exercice est valorisé puisque, en fait, on demande simplement à l’enfant de copier des modèles. Mais, comme on ne vérifie pas la manière dont il le fait, l’enfant prend des habitudes qui peuvent être ou non judicieuses pour l’obtention d’une écriture rapide, lisible et économique d’un point de vue moteur.

On peut donc se demander quelles sont les bonnes habitudes qui permettent d’acquérir ces caractéristiques. Les normes qui étaient imposées par l’usage du porte-plume conservent-elles leur pertinence ? Faut-il donc continuer à les enseigner ? Une analyse de l’acte même d’écrire, avec les outils actuels, et sur son apprentissage par l’enfant s’avère indispensable.

Notes
19.

BUISSON, F. : op. cit. p.643.