2. L’évolution du rapport aux normes

La question des normes de l’écriture se pose d’autant plus que le monde dans lequel nous vivons est devenu beaucoup moins normatif, du moins en apparence, qu’il ne l’était il y a trente ou quarante ans. Le rapport de notre société aux normes a beaucoup évolué. La contestation de mai 1968 l’a révélé de manière forte. Le développement des moyens d’information qui ont fait passer celle-ci à l’échelon mondial, les mélanges de populations, entre autres choses, sont venus questionner nos modèles. L’école ne pouvait rester à l’écart de ce mouvement.

Il y a trente ou quarante ans, l’enseignant était chargé de transmettre des savoirs que l’on pensait devoir suffire aux élèves pour leur vie entière. Le Certificat d’Etudes Primaires était le diplôme après lequel beaucoup d’adolescents quittaient l’école pour la vie professionnelle. A 14 ans, ils devaient donc avoir acquis un savoir suffisant pour s’insérer dans la société. L’instituteur était chargé de le leur inculquer. La parole constituait le principal vecteur de transmission des savoirs, accompagnée de la manipulation guidée lors des leçons de choses ou lors de certaines leçons de mathématiques. L’enseignant devait aussi éduquer, c’est-à-dire donner à l’enfant de bonnes habitudes morales et relationnelles. En ce qui concerne les savoir-faire, catégorie à laquelle appartient l’écriture, l’enseignant montrait ce qu’il fallait faire et les enfants s’exerçaient à reproduire le modèle ainsi donné. Nous étions donc dans une pédagogie du modèle et de la transmission. Le sens des normes imposées ne se discutait pas comme aujourd’hui. Elles constituaient la référence indiscutable et il fallait s’y plier. Le maître avait autorité, de par sa fonction, pour les faire respecter.

Si l’école était normative, c’est parce qu’elle était l’école d’un monde normatif. Il y avait un modèle d’homme normal et l’école était chargée de le réaliser. Ce qui déviait de cette norme devait être redressé, rendu droit. Il fallait donc lutter contre ce qui était gauchi, par exemple la latéralité gauche. L’homme normal, c’était le droitier, et le gaucher devait être remis dans le droit chemin ! Le sens des apprentissages était donné par ce modèle que l’enfant devait devenir et peu importait que ce sens lui apparaisse ou non. Il était donné par le monde professionnel qui restait, ou paraissait, encore relativement statique. On pouvait donc penser que l’on savait à quoi il fallait préparer les enfants.

La prise en compte de l’évolution rapide du monde a conduit à envisager bien des changements. La scolarité prolongée jusqu’à 16 ans, le collège pour tous, ont donné une autre perspective à l’école primaire. Le fait de ne pas savoir à quel monde les enfants allaient être confrontés dans leur vie d’adulte a conduit à ne plus se préoccuper exclusivement d’un contenu d’apprentissage mais de l’apprentissage lui-même. Il s’est agi de viser l’adaptabilité : il fallait, pour donner aux enfants les moyens de s’adapter à des réalités sans cesse nouvelles, leur apprendre à apprendre. Cela a même conduit, pendant un certain temps, à ne plus porter suffisamment attention aux contenus d’apprentissage. La préoccupation de préparer l’enfant à un monde de plus en plus technologique et complexe a pu faire oublier l’importance de l’apprentissage d’un acte aussi élémentaire que l’écriture. Et, si l’on conçoit bien que l’on puisse apprendre à apprendre dans le domaine cognitif, cela ne paraît pas si évident pour un apprentissage psychomoteur comme celui de l’acte graphique. On peut même se demander si c’est nécessaire : s’agit-il pour l’enfant de prendre de bonnes habitudes ? Aider l’enfant dans son apprentissage de l’écriture, est-ce donc enseigner ces bonnes habitudes, des normes ? Cela suppose-t-il une pédagogie du modèle ? La réponse à ces questions est loin d’être facile et immédiate. Il est, par conséquent, indispensable de pouvoir s’appuyer sur des éléments théoriques et des travaux de recherche pour trouver quelques éléments de réponse. La prise en compte de l’évolution du monde, en remettant en cause bien des normes, a amené une interrogation sur le sens des contenus d’apprentissage mais également sur le sens des actions pédagogiques.