3. Question de sens

’Il faut donner du sens aux apprentissages’ peut-on entendre fréquemment aujourd’hui dans des lieux de formation. Pourquoi cette injonction sinon parce que les éducateurs, les pédagogues, les enseignants se préoccupent de l’enfant en tant que sujet et qu’ils veulent, par conséquent, le rendre ’acteur’ ? Comment favoriser cette liberté alors que, de toute évidence, nous sommes dans un monde de déterminations ? Cela signifierait que l’éducation ne peut plus imposer quoi que ce soit à l’enfant qui ne l’intéresse pas immédiatement ou qui n’a pas une utilité immédiate, en tout cas dont l’enfant lui-même ne voit pas immédiatement le sens ? Faisant référence à Pestalozzi, Michel Soëtard affirme la nécessité d’une ’action conséquente de pilotage de ce désir de sens : une pédagogie du sens’20. C’est à travers des espaces de liberté permettant à l’enfant de se réapproprier les éléments de la réalité scolaire, mais limités par l’institution que l’enfant va pouvoir construire du sens.

En ce qui concerne l’écriture, la préoccupation du sens a conduit à se centrer essentiellement, voire exclusivement, sur le contenu du message écrit, au détriment de l’acte qui permet de le réaliser. D’où la mise sous le boisseau de l’apprentissage systématique des lettres et de leurs liaisons, parce qu’il est nécessaire que l’enfant perçoive immédiatement le sens de ce qu’il fait. Il ne doit donc produire de l’écrit que si celui-ci est signifiant. C’est un point de vue qui a été adopté par quelques chercheurs, depuis les années quatre-vingt : Ferreiro, Vigotsky, Charmeux.

Mais peut-on écrire des mots et produire du texte sans maîtriser suffisamment les éléments de base du système graphique et le maniement d’outils scripteurs ? Suffit-il de s’exercer à reproduire des mots, des phrases, pour apprendre à écrire ? Doit-on donc admettre, comme certains auteurs, qu’il est tout à fait possible ’d’apprendre à écrire de façon performante à de jeunes élèves de Moyenne Section en gommant au maximum les « pré-requis » habituels, sans proposer les traditionnels exercices d’entraînement graphique’21. Ou bien, au contraire, doit-on admettre, comme d’autres, que l’accès au sens résulte de l’automatisation du geste ? L’apprentissage des lettres serait alors incontournable, voire, auparavant, l’apprentissage de formes de base, d’éléments constituant les lettres.

La liberté nécessite des moyens qu’il faut pouvoir donner à l’enfant et l’expression demande une instrumentation. ’Nous sommes en vérité dans deux ordres qui doivent impérativement être distingués : l’ordre des fins, l’ordre des moyens.’22. Le problème actuel serait de vouloir que le moyen ait un sens en lui-même. Il y aurait confusion entre sens des activités et sens des apprentissages. Les exercices graphiques n’ont de sens que parce qu’ils permettent à l’enfant d’aboutir à la maîtrise de l’écriture, de produire du texte signifiant, de s’exprimer, de prendre des notes, de communiquer. L’enfant ne peut-il comprendre cela ? Est-il incapable de trouver du sens à des exercices techniques qui ne produisent pas de résultat immédiatement signifiant en lui-même ? L’enseignant peut, en tout cas, lui expliquer la finalité de l’activité, lui faire prendre conscience de l’amélioration de son geste graphique. Cette confusion entre sens des activités et sens des apprentissages, c’est la confusion entre l’intérêt et le sens. Le souci de l’enseignant est de motiver les enfants pour les activités qu’il lui propose, ou lui impose, ce qui est légitime. Le terme sens est ici compris comme sensibilité émotionnelle et l’enseignant voudrait qu’elle soit agréable pour l’enfant. L’enfant peut-il trouver de l’intérêt dans des activités qui n’ont d’autre sens que de lui permettre d’apprendre ? Les exercices graphiques ne sont pas nécessairement rébarbatifs pour lui. Il peut y trouver du plaisir. De plus, sans doute peut-il se considérer lui-même comme un être en développement qui a besoin de temps, d’exercice, d’effort pour optimiser ses capacités. La question du sens pose donc aussi celle du rapport au temps, temps d’apprendre, temps de se développer. Il est évident que notre monde est de plus en plus celui de l’immédiateté, de la satisfaction immédiate. Considérer que les exercices graphiques n’ont aucun sens pour l’enfant reviendrait à exclure la possibilité pour lui de comprendre la nécessité d’étapes dans un apprentissage, ainsi que de comprendre que le temps est indispensable au développement de ses capacités.

La mécanisation des apprentissages pose une question philosophique que nous venons d’effleurer. Mais elle pose aussi une question très concrète, pratique. Est-il vraiment possible d’apprendre à écrire sans passer par cette mécanisation ? Michel Soëtard affirme clairement que, ’lorsqu’il s’agit d’entraîner la main pour qu’elle tienne bien le crayon et pour qu’elle vire bien lorsqu’il s’agit de faire le « o » – en attendant qu’elle prenne son envol pour créer des formes et pour se tendre vers l’autre – ni la conscience, ni l’intention, ni l’invocation du « sens » n’y suffiront : il faudra un apprentissage mécanique de l’outil. Faute de cela, faute d’une attention au moyen, les fins supérieures risquent d’être compromises’23. C’est la position du philosophe. C’est aussi celle de chercheurs qui se sont intéressés à la pédagogie et à la rééducation de l’écriture. Mais, nous l’avons dit, d’autres chercheurs nient cette nécessité. Il nous faudra donc examiner leurs travaux car le choix pédagogique justifié philosophiquement peut être étayé ou non par des faits démontrés.

Notes
20.

SOËTARD, M. : Qu’est-ce que la pédagogie ? Le pédagogue au risque de la philosophie, E.S.F., Paris 2001, p.36.

21.

ZERBATO-POUDOU, M.-T. : A quoi servent les exercices graphiques ? Cahiers pédagogiques N°352, Mars 1997, pp.52-54.

22.

id. p.37.

23.

ibid.