4. La pédagogie interrogée

Si l’enseignement d’il y a trente ans et plus était normatif, c’était parce que, nous l’avons dit, il était dans une société plus explicitement normative, mais c’est aussi parce que l’enfant n’était pas considéré dans sa dynamique évolutive. On comprend, dès lors, qu’il n’était pas question pour lui de se considérer ainsi. Il était, pour les adultes, le contenant potentiel dans lequel il fallait déverser le savoir, celui à qui il manquait le savoir-faire parce qu’il n’en avait pas reçu du maître le modèle et qu’il ne l’avait pas exercé. La pédagogie du modèle et de la transmission reposait sur une conception de la réalité de l’enfant qui n’est pas celle qui prédomine aujourd’hui.

Pourtant, les recherches et les écrits qui ont commencé à faire évoluer cette conception existaient déjà depuis un certain temps et des pédagogues en avaient déjà tenu compte pour mettre en oeuvre une pratique plus adaptée à l’être en développement qu’est l’enfant. Mais, si l’on a pu constater qu’entre la commercialisation d’un outil aussi élémentaire que le stylo à bille et son utilisation par l’école il se passait bien du temps24, on ne s’étonne pas que ce soit encore plus long dans le domaine des idées. En effet, on ne change pas facilement les représentations sociales des personnes, encore moins celles de l’ensemble d’une population, même - ou peut-être surtout - s’il s’agit d’une population d’enseignants. C’est ainsi que c’est avec un délai relativement important que les travaux des psychologues de l’enfance, notamment Piaget et Wallon, et des psychanalystes, sont venus interroger les pratiques des enseignants : ils sont encore loin d’avoir fini de le faire alors que certains datent des années vingt.

Pourtant, cette interrogation a été et demeure forte, d’autant plus forte que leur vocation n’était pas de fournir des modèles pédagogiques ; d’où une déstabilisation des enseignants. Ceux-ci ont, en effet, compris que leurs pratiques n’étaient pas bonnes, qu’elles ne prenaient pas suffisamment en compte la réalité de l’enfant et qu’il fallait donc les modifier. Mais comment le faire ? Cela, les psychologues et les psychanalystes ne le disaient pas ; et ils ne le disent toujours pas, car cela ne fait pas partie de leur tâche. De plus, les recherches ne sont jamais achevées et de nouveaux domaines sont venus apporter d’autres éléments d’interrogation : la neurophysiologie, les sciences de l’éducation...

Le questionnement des pratiques s’est donc enrichi. L’enseignant se trouve ainsi face à une remise en cause permanente de sa pratique sans indications concrètes pour la faire évoluer. Là où il appliquait ce que ses aînés avaient fait avant lui, avec la conviction que c’était le meilleur, il doit maintenant construire sa pratique en tenant compte autant que possible des acquis des sciences humaines.

Quelles vont donc pouvoir être ses références pour élaborer une pédagogie de l’écriture ? Car l’écriture est une discipline scolaire aux multiples facettes : elle s’inscrit évidemment dans le domaine de la langue, mais met aussi en jeu des mécanismes perceptifs et moteurs. Elle intéresse donc de nombreux domaines : citons les sciences de l’éducation, divers champs de la psychologie, aussi bien la psychologie cognitive que la psychologie du développement, la neurophysiologie et, bien entendu, la psychomotricité. C’est à un triple point de vue qu’elle concerne cette dernière : d’une part en tant qu’acte psychomoteur, d’autre part en tant qu’objet d’un apprentissage scolaire, enfin en tant qu’objet de rééducation ou thérapie. L’enseignant peut donc trouver de multiples informations sur l’écriture et son apprentissage. Devant un tel foisonnement, il lui reste à sélectionner celles qui lui permettront de construire sa pédagogie de l’écriture, ce qui est loin d’être simple. La recherche fondamentale est souvent trop éloignée de ses préoccupations pratiques pour qu’il s’y intéresse. On pourrait donc penser que les sciences de l’éducation et la psychomotricité constituent ses principales sources d’information. Mais force est de constater que les ouvrages les plus consultés par les enseignants ne concernent pas ces domaines. Ce sont ceux qui donnent des indications pédagogiques concrètes qui ont leur préférence, ceux qui leur disent comment faire, les manuels d’écriture. Et encore sont-ils peu consultés car c’est avant tout l’expérience personnelle et celle des collègues qui constitue la première référence de l’enseignant25. Ainsi, c’est un modèle pratique, capable de remplacer celui qui était donné autrefois par les enseignants plus anciens, qui est recherché.

Si l’enseignant choisit ainsi, pour ses propres apprentissages, une pédagogie du modèle, peut-il vraiment permettre à l’enfant de construire les siens ? N’est-ce pas la question de son propre rapport au savoir qui est ainsi posée et, plus généralement encore, de son propre rapport au monde ? Mais on peut trouver de nombreuses justifications au choix de manuels pratiques. D’une part, les travaux de recherche ne sont pas directement exploitables et le temps manque. D’autre part, les écrits des psychologues, des physiologistes ou autres chercheurs, sont rarement d’accès facile du point de vue du sens. Cela pose, par conséquent, la question de la formation des enseignants. Il est sans doute encore une autre raison à cette préférence pour les manuels et pour l’expérience des collègues, c’est celle du rôle d’exécutant qui a été historiquement attribué aux enseignants par le législateur. En effet, l’instituteur est chargé d’appliquer les instructions officielles. Celles-ci lui laissent-elles suffisamment la possibilité de concevoir sa pratique ?

Notes
24.

cf ci-dessus p.21.

25.

Une enquête exploratoire auprès d’une trentaine d’enseignants d’écoles de Maine-et-Loire sélectionnées par tirage au sort, montre que leur pédagogie de l’écriture s’appuie sur : leur expérience personnelle pour 16 d’entre eux, les conseils de collègues pour 12 d’entre eux, les manuels d’apprentissage de l’écriture pour 8 d’entre eux, des éléments reçus en formation pour 8 d’entre eux, leur expérience d’élève pour 3 d’entre eux. Certain ayant donné plusieurs points d’appui, le total des réponses est supérieur au nombre d’enseignants consultés.