2. Justification des points de vue

Charmeux est la seule qui ne s’appuie ni sur des recherches expérimentales ni sur des observations précises d’enfants scripteurs et d’écritures pour étayer son point de vue. Elle présente ses convictions, argumentées par des éléments de théorie linguistique, mais sans démonstration réelle de la pertinence de ses propos. Ce n’est que pour justifier son choix de faire écrire l’enfant très tôt, dès la Petite Section d’école maternelle, qu’elle fait référence à des données scientifiques. Elle mentionne à ce sujet les propos de Guy Azémar, cités dans le numéro 160 de la revue E.P.S., selon lesquels la période qui va de l’âge de 2 ans à l’âge de 6 ans est la période de stabilisation synaptique maximale. Il convient donc, à l’école maternelle, de favoriser l’expérience motrice qui préserve les capacités d’adaptation. Mais il ne faut surtout pas la confondre avec la spécialisation précoce qui conduit à l’établissement de stéréotypes.

Auzias et ses collaboratrices, psychologues spécialisées dans la rééducation de l’écriture, ont réalisé une étude évolutive de l’écriture-copie à 5-6 ans et des observations cliniques. Elles constatent que ’des enfants de même âge examinés à des périodes différentes ont des résultats très semblables. Les enfants d’âges différents examinés au cours de la même période ont des résultats qui varient en fonction de l’âge. [...] Ces constatations montrent donc le poids important de l’évolution maturative des systèmes fonctionnels. Les enfants parvenus à un certain niveau de maturation peuvent profiter de l’enseignement prodigué tandis qu’ils ne le peuvent pas ou beaucoup moins tant que cette maturation fonctionnelle n’est pas suffisante’136. Il faut donc attendre que cette maturation soit suffisante pour enseigner l’écriture. D’où les âges repères indiqués par Auzias et ses collègues.

Lurçat s’appuie sur les données du développement que Wallon a mises en évidence, notamment en ce qui concerne les liaisons interfonctionnelles, ainsi que sur l’observation de ses propres enfants et sur quelques expérimentations menées auprès de groupes d’enfants. Elle met en évidence plusieurs étapes dans l’acquisition du geste graphique. L’enfant acquiert d’abord le mouvement, mais sans reproduction de la forme ni de la trajectoire. Ensuite, entre 3 et 5 ans, il acquiert la forme. Enfin, entre 5 et 6 ans, l’acquisition de la trajectoire lui permet de respecter le parcours de chaque lettre et la trajectoire normale de l’écriture vers 6 ans. Si Lurçat préconise d’attendre la fin de la Grande Section maternelle pour commencer l’apprentissage systématique des lettres, c’est parce que ’l’acquisition individuelle de l’écriture est étroitement tributaire de la maturation nerveuse et de l’entraînement progressif à reproduire la forme et la trajectoire imposées des signes conventionnels’137. Nous retrouvons là l’argumentation de M. Auzias en ce qui concerne la maturation, mais aussi une notion d’entraînement, donc d’exercices graphiques. Les exercices fonctionnels viennent donc compléter l’effet de la maturation mais doivent tenir compte de celle-ci.

C’est dans la suite des travaux de Ferreiro et de Vygotsky, qui considèrent les aspects perceptivo-moteurs de l’écriture comme tout à fait accessoires, que s’inscrit la thèse de Zerbato-Poudou. Celle-ci pense, en effet, que ’pour les élèves en difficulté, la capacité de conceptualisation est le principal obstacle’138 et qu’il est donc tout à fait ’possible d’apprendre à écrire à de jeunes enfants en gommant au maximum les « pré-requis » habituels, sans proposer les traditionnels exercices d’entraînement graphiques’139. L’accès au sens est donc premier pour que l’enfant ne perçoive pas l’acquisition de la trace comme un simple entraînement moteur. C’est pourquoi elle fait évaluer leurs productions par les élèves eux-mêmes, par la verbalisation de critères de réussite et de critères de réalisation de la tâche. Les effets attendus de cette verbalisation sont une plus grande performance ’pour l’apprentissage formel de l’écriture (en majuscules d’imprimerie). Le passage à l’écriture cursive en serait également facilité’140. Pour comprendre son argumentation, il nous faut présenter sa recherche.

Dans la première partie de la recherche expérimentale effectuée avec des élèves de Moyenne Section d’école maternelle, c’est ’le test d’écriture du mot MAISON, en majuscules d’imprimerie et cursive, en fin d’année scolaire, [qui est] destiné à rendre compte des effets de la verbalisation sur les performances en écriture, et l’accès à l’écriture cursive notamment’141. Le groupe expérimental ne subit pas ’d’entraînement graphique traditionnel avec reproduction de frises, ni d’entraînement gestuel, de trajectoire éduquée dans l’espace ambiant, ni d’exercices de classification, d’ordre chronologique de rapports spatiaux ou d’attention auditive spécifiques. Les exercices graphiques proposés concernaient les traces élémentaires, traits, points, ronds’142. En décembre, l’apprentissage du mot NOËL en majuscules d’imprimerie puis, à partir de janvier, l’écriture de son propre prénom, ont été proposés aux enfants. Deux autres classes ont servi de groupes témoins. Dans la première, les enfants écrivaient s’ils le désiraient et il n’y avait aucune proposition de graphisme ou d’écriture de la part de l’enseignant. Dans la seconde, l’apprentissage de l’écriture n’était pas abordé, mais les pré-requis graphiques et sensoriels étaient éduqués, avec accent mis sur l’étude de la trajectoire et du geste moteur. Zerbato-Poudou constate les meilleures performances du groupe expérimental au test d’écriture du mot MAISON, tout en reconnaissant que les élèves du troisième groupe, qui avaient bénéficié d’un entraînement graphique, étaient également performants ; mais, pour l’écriture en cursive, la lisibilité de leur écrit était nettement moins bonne : 11 écritures lisibles sur 18 dans le groupe expérimental, 4 sur 21 dans cette classe. Elle conclut que ’l’entraînement gestuel n’est donc pas suffisant pour permettre aux élèves d’accéder à l’écriture cursive’143.

Deux ans plus tard, Zerbato-Poudou poursuit sa recherche avec des classes de Grande Section maternelle. La copie du mot maison en cursive et l’écriture du prénom sont utilisées comme tests et évaluées à partir de la classification de M. Auzias (1977) qui traite du niveau d’habileté gestuelle ’(critères : fermeté du tracé, liaisons aisées, proportions respectées, harmonie générale)’144. Les tests sont proposés en novembre, mars et juin. Quatre groupes sont ainsi évalués :

En novembre, la moitié des élèves du groupe A écrit correctement le mot maison en cursive. Les progrès sont nets ensuite, malgré des détériorations pour certains dans la qualité des tracés. Zerbato-Poudou conclut : ’Ces élèves n’ont pas appris l’écriture cursive l’année précédente, leur niveau de performance confirme les observations que nous avions faites dans la première partie de la recherche (1990), l’acquisition de l’écriture cursive, sans entraînement graphique spécifique, est possible’145. Le groupe B présente de bonnes performances également en novembre, mais des progrès plus lents. Le groupe C a de moins bons résultats en novembre, mais des progrès réguliers au cours de l’année. ’Le groupe D est plus performant pour ce type d’écriture [...] Leur écriture est nettement plus élaborée que celle des autres groupes’146.

Pour l’écriture du prénom, les performances du groupe A sont bonnes ; seul un élève présente une écriture déficiente en juin, alors qu’il se met à l’écriture en cursive comme la plupart des autres élèves. Les performances du groupe B évoluent peu ; il y a légère amélioration du tracé et passage à l’écriture cursive pour la moitié des effectifs en juin. Les performances du groupe C sont bonnes, mais on constate peu de passages à la cursive : 2 sur 9 en juin. Le groupe D est encore le plus performant ; tous les élèves écrivent spontanément en cursive dès novembre.

Si, donc, Zerbato-Poudou affirme qu’il est tout à fait possible d’apprendre à écrire à de jeunes enfants de moyenne section sans passer par les traditionnels exercices d’entraînement graphique, c’est parce que les résultats du groupe A, groupe expérimental, sont bons, bien qu’il n’y ait pas eu pour ces élèves d’apprentissage de l’écriture cursive.

Notes
136.

AUZIAS, M. et al. : op. cit. p.68.

137.

LURÇAT, L. : L’écriture et le langage écrit de l’enfant en écoles maternelle et élémentaire, E.S.F., Paris 1985, p.15.

138.

ZERBATO-POUDOU, M.-T. : De la trace au sens. Rôle de la médiation sociale dans l’apprentissage de l’écriture, Thèse de Doctorat, U.F.R. de Psychologie et Sciences de l’Education, Université de Provence Aix-Marseille I, Janvier 1994, p.42.

139.

ZERBATO-POUDOU, M.-T. : 1997, op. cit. p.53.

140.

ZERBATO-POUDOU, M.-T. : 1994, op. cit. p.19.

141.

id. p.23.

142.

id. p.22.

143.

id. p.24.

144.

id. p.143.

145.

id. p.143.

146.

ibid.