Nous nous trouvons donc face à deux points de vue opposés : trois auteurs affirment que l’apprentissage de l’écriture ne doit pas être trop précoce, ce qui signifie qu’il ne doit pas être entrepris avant la fin de la grande section maternelle, voire le début du cours préparatoire ; un auteur affirme, au contraire, qu’il est tout à fait possible d’apprendre à écrire de façon performante à de jeunes élèves de Moyenne Section maternelle.
Auzias et Lurçat ont le même type d’argumentation de leur choix. Celui-ci repose sur une étude évolutive et des observations cliniques pour l’une comme pour l’autre. Elles montrent que l’exercice fonctionnel n’est efficace que s’il peut s’appuyer sur un degré suffisant de maturation. En d’autres termes, l’exercice ne peut en aucun cas contribuer à accélérer la maturation, mais développe les capacités qui en résultent.
L’argumentation de Charmeux est différente : pour elle, c’est parce que la stabilisation synaptique est maximale entre 2 et 6 ans qu’il faut plonger l’enfant dans l’aventure scripturale très tôt et attendre le Cours Préparatoire pour commencer l’apprentissage systématique de l’écriture. Cette argumentation paraît plus difficile à comprendre. La référence à la neurophysiologie ne manque certes pas d’intérêt, mais le passage à la pédagogie de l’écriture, dans le cas présent, semble bien hâtif. Si la stabilisation synaptique est très importante entre 2 et 6 ans, d’une part elle commence bien avant, d’autre part elle se poursuit bien au-delà. En effet, si l’on admet volontiers qu’elle est plus importante pendant les premières années de la vie, on pense aussi qu’il n’existe pas de fin de plasticité cérébrale, donc de stabilisation synaptique, chez l’être humain. Comment peut-on, dès lors, justifier une modification considérable de la pédagogie de l’écriture au moment du passage au Cours Préparatoire ? C’est l’expérience motrice qui favorise la stabilisation synaptique. On peut donc concevoir la nécessité de favoriser la manipulation des outils graphiques. Mais cela ne justifie pas de laisser manipuler librement avant le Cours Préparatoire pour effectuer alors seulement un apprentissage systématique. Si l’enfant, par exemple, prend l’habitude de tenir son crayon d’une façon qui n’est pas la plus efficace, ne stabilise-t-il pas des synapses qui vont ancrer cette habitude dans son comportement de scripteur ? Certainement si ! Ce n’est donc pas, comme le pense Charmeux, la contrainte extérieure qui produit la rigidité du comportement. L’enfant peut tout à fait établir lui-même ses stéréotypes, efficaces ou non. Se baser sur une capacité maximale de stabilisation synaptique entre 2 et 6 ans pourrait même conduire à imposer les bonnes habitudes aux très jeunes enfants, donc à tenir la position inverse de celle de Charmeux. L’argumentation d’Auzias et de Lurçat nous semble beaucoup plus recevable.
Charmeux indique qu’il faut laisser du temps pour l’apprentissage. Il faut donc le commencer très tôt, mais de façon non systématique. ’Ce que l’on doit retarder, c’est l’exigence de l’acquis. La seule échéance exigible est à la fin du CE1’147. L’enfant doit alors ’devenir capable de copier rapidement à peu près n’importe quoi’148. Si l’on se réfère aux travaux menés par l’équipe de J. de Ajuriaguerra à laquelle a participé M. Auzias, on peut juger bien court le temps laissé par Charmeux pour l’apprentissage de l’écriture. Elle insiste cependant sur le fait que l’entraînement se poursuit jusqu’à la fin de l’école primaire. Elle est, en cela, en accord avec Auzias et Lurçat, pour qui le geste graphique se perfectionne durant plusieurs années.
Les travaux de Zerbato-Poudou appellent plusieurs remarques. Tout d’abord, on peut constater qu’il n’est pas aisé de savoir ce qui était fait dans les différents groupes de la première partie de la recherche. Quelles ont été vraiment les différences entre eux sur le plan de l’acquisition de l’écriture ? On ne le sait pas vraiment. De la même façon, on se demande quels étaient les pré-requis graphiques et sensoriels étudiés dans un des groupes témoins et comment l’accent était mis sur l’étude de la trajectoire et du geste moteur. En quoi différaient-ils des exercices graphiques proposés au groupe expérimental concernant les traces élémentaires ? Rien ne le dit. Si l’écriture cursive du mot maison est plus lisible chez les élèves du groupe expérimental, doit-on en déduire qu’ils ont effectué un apprentissage performant de l’écriture ? Car il faudrait définir les critères d’une bonne écriture, ce que fera Zerbato-Poudou dans la seconde partie de sa recherche, en s’appuyant sur les critères définis par M. Auzias.
Le groupe A de la seconde partie de la recherche de Zerbato-Poudou est celui qui a appris à écrire avec elle l’année précédente. La moitié des élèves de ce groupe copie correctement le mot maison en cursive dès novembre de la Grande Section. Pour Zerbato-Poudou, cela confirme ce qu’elle avait affirmé lors de la première partie de sa recherche, à savoir que l’acquisition de l’écriture cursive est possible par de jeunes enfants de Moyenne Section sans entraînement graphique spécifique. Mais qu’est-ce qu’une copie correcte ? Zerbato-Poudou se réfère à la classification élaborée par Ferreiro, classification qui prend en compte le contenu du mot et non les aspects graphiques. Zerbato-Poudou l’admet tout à fait : ’Habituellement, l’écriture en cursive est rarement maîtrisée en début d’année dans la section des « grands ». Une nette amélioration de la trace se constate au cours des mois (liaisons moins rigides, trajectoire aisée, lettres mieux formées et équilibrées, régularité de la trace). Le classement retenu ne permet pas de noter cette distinction, nous le ferons sous forme de commentaires en nous appuyant sur la classification proposée par Auzias (1977) qui traitait également le niveau d’habileté gestuelle (critères : fermeté du tracé, liaisons aisées, proportions respectées, harmonie générale)’149. Et effectivement, elle fait référence à cette classification - qui comporte les catégories simulacre d’écriture, copie partielle, copie lisible et copie habile - pour dire que 3 élèves du groupe A sur 8 en mars et 4 en juin accèdent à une copie habile. Elle ajoute : ’on constate toutefois des dégradations pour certains dans la qualité des tracés’150. Elle n’indique pas l’âge précis des enfants concernés. Elle dit simplement qu’il s’agit de la section des grands, d’un âge de 5 à 6 ans. En comparaison avec les résultats de Marguerite Auzias, il semblerait que les enfants sujets de l’expérience sont plus précoces dans leurs acquisitions de l’écriture, mais aussi ceux du groupe D qui parviennent tous à une copie lisible en mars. Auzias constatait que ’c’est à partir de 5;9 que l’on trouve une proportion nettement majoritaire (70%) de copies soit lisibles - c’est le cas le plus fréquent - soit habiles’151. Mais il ne s’agissait pas du mot maison puisqu’il était demandé aux enfants de copier la phrase Le petit cheval gambade. On peut se demander si la copie d’un mot et celle d’une phrase sont tout à fait comparables. On peut aussi s’interroger sur la façon dont les critères de M. Auzias ont été pris en compte par Zerbato-Poudou. Bref, les enfants dont elle a examiné les performances sont-ils réellement plus précoces que ceux observés par l’équipe d’Auzias en 1977 ? Cela ne nous semble pas prouvé.
Mais Zerbato-Poudou ne cherche pas à répondre à la question qui nous retient en ce moment. En effet, il ne s’agit pas pour elle de dire quand il faut entreprendre l’apprentissage de l’écriture, mais de montrer le ’rôle de la médiation sociale dans l’apprentissage de l’écriture chez de jeunes enfants de maternelle’ (c’est le sous-titre de sa thèse). Et elle considère l’écriture dans ses aspects signifiants d’abord. Si elle montre que de jeunes enfants de maternelle peuvent effectuer de la copie en cursive, elle affirme aussi que c’est à la fin de l’année de Grande Section qu’ils le font spontanément. De plus, affirmer comme elle le fait que ses travaux ’ont mis en évidence la possibilité d’apprendre à écrire de façon performante à de jeunes élèves de moyenne section’152 nous paraît abusif. En effet, la moitié seulement des élèves de Grande Section ayant été avec elle l’année précédente en Moyenne Section copiait lisiblement le mot maison en novembre. Il en restait tout de même une moitié qui ne savait pas le faire. Or, Auzias et Lurçat affirment aussi que l’enfant peut copier une phrase simple en cursive à la même période de sa scolarité, sans qu’il y ait eu de travail de verbalisation de critères, mais avec une préparation sensorielle et motrice comportant des exercices graphiques. En outre, le groupe D, dont on ne sait ni de quelle éducation graphique ni de quel apprentissage de l’écrit il a bénéficié l’année précédente, est le plus performant. Les propos de Zerbato-Poudou ne nous semblent donc pas permettre une remise en cause du point de vue des autres auteurs selon lequel l’enseignement de l’écriture ne devient pertinent qu’à partir du troisième trimestre de la dernière année de maternelle.
Nous ne trouvons donc pas, chez Zerbato-Poudou, d’arguments convaincants en faveur d’un apprentissage précoce de l’écriture, c’est-à-dire d’un apprentissage de l’écriture qui puisse se faire dès la Moyenne Section d’école maternelle. Ce sont les études génétiques de l’écriture effectuées, d’une part par Ajuriaguerra et Auzias, d’autre part par Lurçat, qui nous semblent les plus convaincantes. Ce serait donc à partir de la fin de la Grande Section maternelle qu’il serait pertinent d’enseigner l’écriture puisque c’est la maturation qui permet de tirer parti de cet enseignement. Vers l’âge de 6 ans, l’enfant devient capable de respecter les trajectoires. Si l’on considère que l’apprentissage du ductus des lettres est important, l’exercice permettant de rendre opératoires les fonctions arrivées à maturité, l’apprentissage de l’écriture devient pertinent au plus tôt à partir du second trimestre de la Grande Section pour les enfants de début d’année, à partir du second trimestre du Cours Préparatoire pour les enfants de fin d’année. En effet, comme l’admission dans une classe dépend de l’année de naissance de l’enfant, les enfants de début d’année peuvent avoir 5 ans 9 mois à l’entrée en Grande Section et 6 ans 6 mois à sa sortie, les enfants de fin d’année pouvant avoir ces mêmes âges d’entrée et sortie pour la classe de Cours Préparatoire. Si, de plus, l’on prend en compte des différences de maturité selon les enfants, même lorsqu’ils sont de même âge, l’individualisation préconisée par Lurçat prend tout son sens.
Zerbato-Poudou fait remarquer très justement que ’les travaux de Lurçat, Auzias et Ferreiro, s’ils s’intéressent à l’évolution des productions enfantines selon différents points de vue, tiennent peu compte des conditions scolaires d’enseignement’153. Sa recherche montre que leur rôle dans l’apprentissage de l’écriture est loin d’être négligeable. Peut-il aller jusqu’à remettre en cause l’âge de début de l’apprentissage systématique des lettres et de leur liaison ? Cela reste à démontrer.
Il n’y a pas unanimité de la part des chercheurs en ce qui concerne l’âge le plus favorable à l’apprentissage de l’écriture. Nous adhérons au point de vue commun à Marguerite Auzias et Liliane Lurçat selon lequel c’est à partir de 5 ans et demi – 6 ans que l’enfant peut apprendre l’écriture manuscrite. Leur argumentation basée sur une étude évolutive et des observations cliniques nous semble, en effet, convaincante. L’acquisition successive par l’enfant du mouvement, de la forme et de la trajectoire, mise en évidence par Lurçat, nous paraît aussi un élément fort utile pour évaluer où en est l’enfant dans son évolution graphomotrice. Les repères d’âge sont importants, en tant justement que repères, mais c’est l’observation qui permet de déterminer les capacités de chaque enfant et, partant, de lui ajuster les propositions pédagogiques. Auzias et Lurçat prennent en compte les capacités motrices de l’enfant, ce qui va tout à fait dans le sens d’une conception psychomotrice de la pédagogie, comme nous le verrons. Nous restons cependant ouvert au questionnement introduit par Zerbato-Poudou sur l’influence des conditions scolaires d’enseignement.
CHARMEUX, E. : op. cit. p.47.
id. p.149.
id. p.143.
ibid.
AUZIAS, M. : op. cit. p.73.
ZERBATO-POUDOU, M.-T. : 1997, op cit. p.53.
ZERBATO-POUDOU, M.-T. : L’apprentissage premier de l’écriture, Nouvelles conceptions in AMIGUES, R. et ZERBATO-POUDOU, M.-T. : Comment l’enfant devient élève. Les apprentissages à l’école maternelle. Retz, Paris 2000, pp.133-197, p.148.