1.1 Les exercices préparatoires

Selon Ajuriaguerra et Auzias, ’la nécessité des exercices préparatoires à l’écriture est une notion bien établie depuis un siècle’154. Les grandes méthodes d’enseignement de l’écriture des années 1930 à 1955 que sont celles de Dottrens, de Gray, de Fernandez Huerta y consacrent des chapitres spécifiques. L’éducation sensori-motrice de la méthode de Montessori, les jeux éducatifs de perception des formes et des exercices de mémoire visuelle de la méthode Decroly, peuvent, selon Ajuriaguerra et Auzias, être considérés comme préparatoires à l’écriture. Il en est de même, selon eux, du premier temps de la méthode ’naturelle’ d’écriture de Freinet, qui vise à ’entretenir le désir de s’exprimer par l’écriture’155, ainsi que de l’essentiel de la méthode du Bon Départ. La diversité est grande. A partir de la littérature et d’une enquête auprès d’institutrices de maternelle, Ajuriaguerra et Auzias ont établi une classification des exercices préparatoires à l’écriture. Ils distinguent deux grandes catégories : d’une part les exercices moteurs et sensoriels, d’autre part les exercices graphiques. Dans la première catégorie, on a en premier lieu la gymnastique - selon la terminologie de l’époque - et l’éducation des gestes (gymnastique générale, gymnastique manuelle, éducation des gestes orientés et rythmés), en second lieu les travaux manuels (modelage, découpage, collage, enfilage, tri de graines), en troisième lieu les exercices sensoriels et perceptifs sous forme de jeux (éducation de l’orientation spatiale, éducation des directions et tracés dirigés, éducation du sens des dimensions, éducation de l’attention à partir d’exercices de perception et de mémoire des formes, exercices ’sensoriels’ de M. Montessori. On peut se demander ’où commencent et où finissent les exercices préparatoires à l’écriture ?’156. La seconde catégorie est constituée des exercices graphiques : tracés libres et sans signification, à peine guidés, dessins libres, dessins décoratifs sans exigence de précision, tracés réguliers et précis, étude de lettres en grandes dimensions.

A quoi servent ces exercices ? Selon Ajuriaguerra et Auzias, ils ’offrent une gamme très riche de possibilités pour éduquer l’enfant sur divers plans (affectif, moteur et perceptif), et lui permettre d’accéder avec facilité à l’apprentissage de l’écriture’157. Ils ont donc une double fonction : d’une part une fonction de préparation à l’écriture, d’autre part une fonction beaucoup plus large d’éducation. ’Ils sont nécessaires, dit Auzias, sur le plan de la motricité : ils tendent à l’éducation de l’habileté manuelle ; ils sont aussi nécessaires pour que l’enfant s’oriente bien dans l’espace à trois dimensions ainsi que dans l’espace de « représentation » qu’est la feuille de papier lorsqu’il écrit ou dessine : il doit savoir copier une oblique, un carré ; il doit savoir manipuler simultanément les notions haut-bas et droite-gauche, être capable de respecter l’ordre de succession d’une série rectiligne de dessins, et ceci même si la copie n’est pas exactement au-dessous du modèle’158. Ils permettent aussi d’apprécier le comportement de l’enfant, d’identifier ses difficultés et sa maturité sur le plan graphique. Ils sont alors outils d’évaluation. Bien qu’ayant affirmé tout cela, Ajuriaguerra et Auzias n’en restent pas moins avec la question : ’quelle est l’efficacité respective de ces techniques ?’159.

Charmeux ne préconise pas tous les types d’exercices énumérés par Ajuriaguerra et Auzias. Pour elle, l’enseignant pourra, à partir des découvertes spontanées des enfants, proposer des jeux pour approfondir tel ou tel aspect. Ainsi, l’enfant sera amené à jouer avec l’espace de la feuille, à utiliser différents plans de tracé, différentes tailles de supports, différents outils, à ’jouer avec les différents gestes, faire fonctionner l’intensité du geste, la légèreté, la fermeté. Prendre conscience du rôle des doigts, de la paume de la main, du poignet, du coude, de l’épaule, etc.’160. L’aspect ludique est mis en avant par Charmeux. Mais ses propositions sont-elles si éloignées de celles relevées par Ajuriaguerra et Auzias ? Il ne le semble pas. Certes, elle ne parle pas, comme eux, de gymnastique, mais peut-être n’est-ce qu’une question de vocabulaire lié à des époques différentes. En effet, elle parle des activités de psychomotricité qui favorisent, comme la copie de dessins et de textes, la coordination oculo-motrice. Nous devrons revenir sur ce point de l’assimilation possible entre la psychomotricité et la gymnastique ou l’éducation physique et sportive. La préparation à l’écriture, telle que la conçoit Charmeux, se fait donc aussi dans des activités diverses : ’Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est qu’un apprentissage met en jeu toute la personne, et qu’il faut prévoir, à côté des situations de lecture ou d’écriture, tout un vécu corporel, sensoriel, affectif, etc. [...] s’il est capable de rattraper une balle, de s’exprimer avec son corps, de danser au rythme d’une musique, il n’en sera que mieux armé pour écrire et copier, à condition qu’il écrive et copie !’161. Elle tient donc à préciser qu’il est important de faire écrire l’enfant : ’il est certain que sans activités d’écriture l’apprentissage de l’écriture ne se fera jamais : il est temps de dénoncer une certaine conception de la théorie des « prérequis », selon laquelle les compétences nécessaires à une activité pourraient être acquises par des exercices portant sur autre chose que cette activité’162.

Lurçat pense que l’écriture se prépare par bien d’autres moyens que les exercices graphiques, car elle repose sur la motricité et la perception. ’L’analyse génétique appliquée à l’étude de l’écriture amène à rechercher, bien avant la période d’acquisition des lettres, qui se situe généralement vers six ans, les perfectionnements moteurs et perceptifs qui rendent possible une telle acquisition’163. Cependant, les exercices graphiques contribuent aussi à préparer l’écriture. Mais les ’exercices préparatoires à l’écriture devraient être ponctuels pour ne pas créer des conditionnements précoces de dégoût scolaire’164. Lorsque l’enfant peut réaliser une croix, c’est-à-dire entre trois et quatre ans, l’anticipation visuelle de l’acte graphique permet le guidage volontaire du mouvement. ’Dès ce moment, on peut fournir à l’enfant des modèles à reproduire’165. Mais ce n’est qu’en Grande Section que l’enfant devient capable de reproduire des trajectoires. Cette reproduction doit faire l’objet d’un apprentissage, car elle n’est pas spontanée. ’Les exercices de reproduction de trajectoires sont préparatoires à l’écriture. Ils transforment en jeu le guidage de la main par l’oeil selon des parcours imposés. En ce sens, ils peuvent être intégrés aux exercices de la moyenne et de la grande sections maternelles’166. Pour l’apprentissage de la forme, l’enseignant doit donner à l’enfant des modèles kinesthésiques ; pour l’apprentissage de la trajectoire, il lui faut donner des modèles cinétiques. ’Ces types de modèles peuvent être utilisés en pédagogie préélémentaire dans le cadre des exercices préparatoires à l’écriture’167. Par ailleurs, l’exploration de divers instruments est importante pour l’enfant.

Lurçat a montré que les exercices graphiques effectués à l’école maternelle peuvent influencer fortement la réalisation des trajectoires. Ainsi, la généralisation du sens positif, ou sens sénestrogyre, des formes rondes se fait chez les enfants de Grande Section maternelle et chez les plus âgés de la Moyenne Section. De même, les apprentissages scolaires retentissent sur l’activité spontanée à la maison, les tracés hybrides de sens faisant place progressivement aux lettres, l’enfant pouvant réclamer des modèles à copier.

Zerbato-Poudou est la seule à nier l’intérêt des exercices graphiques en tant que préparatoires à l’écriture. Selon elle, ’ni le graphisme ni le dessin ne servent directement à apprendre à écrire. Ils ont leur fonctionnalité propre et, malgré certaines analogies, c’est bien en étant confronté au système d’écriture que l’enfant va pouvoir apprendre à écrire et donner du sens à son activité. Il pourra sans doute avoir recours au graphisme mais a posteriori, pour parfaire le tracé de certaines lettres ou automatiser un geste’168. On retrouve là la position de Charmeux selon laquelle l’apprentissage de l’écriture ne peut se faire en dehors de l’activité d’écriture elle-même. Et Zerbato-Poudou affirme ’la possibilité d’apprendre à écrire de façon performante à de jeunes élèves de moyenne section sans passer par les traditionnels exercices graphiques’169. Elle pense que ses travaux démontrent que ’l’acquisition de l’écriture cursive, sans entraînement graphique spécifique, est possible’170. Nous avons déjà, au chapitre précédent, mis en cause cette affirmation. Nous n’y reviendrons donc pas ici. Mais les travaux de Zerbato-Poudou interrogent sur d’autres aspects de la préparation à l’écriture qui, sur le plan pédagogique, ne sont pas dénués d’intérêt.

Notes
154.

AJURIAGUERRA, J. (de) et AUZIAS, M. : 1960, op. cit. p.648.

155.

id. p.649.

156.

id. p.648.

157.

id. p.659.

158.

AUZIAS, M : 1966, op. cit. p.5.

159.

AJURIAGUERRA, J. (de) et AUZIAS, M. : 1960, op. cit.. p.649.

160.

CHARMEUX, E. : op. cit. p.123.

161.

CHARMEUX, E. : op. cit. p.125.

162.

id. p.124-125.

163.

LURÇAT, L. : Etudes de l’acte graphique, Mouton, Paris et La Haye, 1974, p.34.

164.

LURÇAT, L. : 1979, op. cit. p.15.

165.

LURÇAT, L. : 1974, op. cit.p. 42.

166.

LURÇAT, L. : 1979, op. cit. p.140.

167.

LURÇAT, L. : id. p.142.

168.

ZERBATO-POUDOU, M.-T. : 2000, op. cit. p.170.

169.

ZERBATO-POUDOU, M.-T. : 1997, op. cit. p.53.

170.

ZERBATO-POUDOU, M.-T. : 1994, op. cit. p.143.