2.1 Faut-il apprendre à écrire les lettres et à les lier ?

Doit-on apprendre aux enfants à ’bien se tenir’ lorsqu’ils écrivent ? Est-il pertinent d’enseigner aux enfants comment faire les lettres et comment les lier pour former des mots ? Nous avons vu que la majorité des auteurs de manuels d’écriture le pense. En ce qui concerne les chercheurs, les avis sont partagés. Ajuriaguerra et Auzias, Lurçat pensent que cet enseignement est indispensable. Charmeux pense, au contraire, qu’il est inutile, voire nuisible. Quant à Zerbato-Poudou, sa position est moins nette car elle se préoccupe surtout de l’apprentissage en maternelle ; cependant, elle ne paraît pas très convaincue de l’utilité de cet enseignement.

Ajuriaguerra et Auzias, présentant la diversité des méthodes d’enseignement de l’écriture, montrent que les méthodes globales mettent l’accent sur le sens de l’écrit et ne se préoccupent donc pas des aspects techniques, formels, sur lesquels se centrent les méthodes synthétiques. Mais leur enquête auprès d’enseignants met en évidence que la pratique dans les classes est souvent un panachage des deux types, par conséquent des méthodes mixtes. Bien que n’attribuant pas de valeur statistique à leur analyse, ils ont relevé les procédés utilisés par les maîtres qui obtiennent les meilleures écritures. De toute évidence, il y a dans leurs classes un apprentissage des aspects formels de l’écriture. On y trouve, entre autres, une analyse perceptive des lettres à laquelle participent les explications orales, des ’indications concernant la liaison des lettres, les endroits précis où l’enfant doit lever la plume et les moments où il lie toutes les lettres sans s’arrêter [et une] insistance sur le ductus correct des lettres, et ceci aussi pendant longtemps pour certains enfants’180. Ces facteurs sont absents dans les classes où l’on écrit médiocrement. On comprend qu’à la suite des recherches entreprises avec Ajuriaguerra, Auzias ait réalisé une méthode d’apprentissage de l’écriture dans laquelle elle accorde une importance particulière à l’apprentissage des lettres et de leurs modes de liaison.

Lurçat insiste aussi sur la nécessité d’un apprentissage des formes et des trajectoires, d’abord sur d’autres éléments que les lettres, puis sur les lettres elles-mêmes. ’L’acquisition individuelle de l’écriture est étroitement tributaire de la maturation nerveuse et de l’entraînement progressif à reproduire la forme et la trajectoire imposées des signes conventionnels’181. Mais l’entraînement ne consiste pas en un exercice non dirigé. Lurçat insiste sur la nécessité d’une éducation systématique de la trajectoire et préconise la méthode élaborée par Montessori, car elle présente, à son avis, la rigueur indispensable pour éviter des échecs. ’Dès la grande section maternelle, la liberté donnée aux enfants de dessiner les mots peut fausser les automatismes de base en empêchant la maîtrise de la trajectoire usuelle de l’écriture’182. Comme Auzias, Lurçat pense qu’il est préférable de faire d’abord apprendre chaque lettre avant de faire former des mots. Le type de modèle présenté à l’enfant a une importance considérable ; Lurçat l’a montré déjà en ce qui concerne les exercices préparatoires à l’écriture et y revient en ce qui concerne l’enseignement de l’écriture. Le modèle kinesthésique, c’est-à-dire à main guidée, est le plus aisé ; le modèle visuel cinétique s’adresse à la vue mais fait percevoir le mouvement à effectuer ; le modèle visuel statique est le plus difficile à reproduire et n’est pertinent que si l’enfant a bien intégré les trajectoires.

Charmeux montre beaucoup moins d’intérêt pour l’apprentissage des aspects formels de l’écriture. Pour elle, l’objectif n’est pas une maîtrise normée, ce qui peut même s’avérer dangereux ; ’lisibilité - originalité - aisance et rapidité d’exécution, doivent dès lors être les lignes de force d’un apprentissage dont il faut définir les processus et les démarches’183. Il est probable qu’Ajuriaguerra et Auzias accepteraient aussi cette formulation car ils préconisent l’abandon des ornementations inutiles des lettres (petites boucles ou oeillets, pleins et déliés, déliés ascendants devant les lettres rondes) et manifestent leur accord avec certains maîtres qui réclament la simplification des majuscules cursives, car ’elles relèvent d’une esthétique démodée’184. Mais le propos de Charmeux est différent. En effet, c’est l’apprentissage de gestes imposés qu’elle interroge. Pour elle, il est nécessaire de faire analyser par les enfants les formes des lettres pour qu’ils en distinguent les traits pertinents, ceux qui ne peuvent varier sans perte de lisibilité. C’est pourquoi on ne peut imposer le bon geste et le sens de tracé à l’enfant qui ne trouvera le geste le plus économique que s’il le ’construit à partir de lui-même et en faisant évoluer ses propres réponses, et non s’il imite un modèle proposé’185. Charmeux affirme aussi que le geste imposé pour l’écriture d’une lettre seule n’a pas de sens puisque le geste sera différent lorsqu’il s’agira de réaliser cette même lettre insérée dans un mot. ’On saisit ici les erreurs de la pédagogie traditionnelle : imposer comme une loi obligatoire un geste qui ne convient pas à toutes les situations, travailler hors situation, comme si les paramètres de chaque situation ne jouaient aucun rôle, c’est encore tromper l’enfant et dresser devant lui des difficultés supplémentaires’186. On comprend que, pour elle, l’apprentissage de la trajectoire des lettres isolées est néfaste. Il n’y a pas d’écriture pertinente en dehors d’un message signifiant, d’une phrase ou d’un texte. Tout ce que l’enfant écrit doit avoir du sens. Charmeux est catégorique : l’apprentissage par exercices d’écriture de lettres isolées est dangereux et il est inconcevable d’apprendre ensuite seulement à relier les lettres entre elles.

Le point de vue de Charmeux est donc à l’opposé de celui d’Auzias et de Lurçat. Si Zerbato-Poudou se préoccupe essentiellement de la pédagogie en maternelle, ce qu’elle dit dans sa thèse laisse entendre qu’elle n’est pas favorable à un apprentissage systématique des aspects formels de l’écriture. En effet, elle affirme que le jeune élève de Moyenne Section est tout à fait capable d’acquérir la maîtrise de l’écriture cursive sans même passer par les traditionnels exercices graphiques. Mais elle ne parle que très peu de la qualité de la trace et, lorsqu’elle aborde ce sujet, les résultats qu’elle présente ne sont pas de nature à convaincre de l’inutilité de l’apprentissage systématique des lettres et de leur liaison. En effet, le groupe qui a appris à écrire l’année précédente selon sa méthode de verbalisation des critères est certes performant dès novembre mais, d’une part il est avec une maîtresse qui se centre sur la maîtrise du geste avec réduction progressive de la trace, d’autre part on ne connaît pas les critères d’appréciation de la qualité de l’écriture. Le groupe qui suit une méthode traditionnelle d’apprentissage de l’écriture privilégiant la trajectoire et le ductus des lettres, bien que moins bon en novembre, connaît des progrès réguliers tout au long de l’année. Et le groupe pour qui l’apprentissage de l’écriture est basé sur l’éducation du geste moteur visant l’aisance du geste est le plus performant, et de loin, pour l’écriture cursive. Mais il faut reconnaître que Zerbato-Poudou n’est pas catégoriquement opposée à cet apprentissage systématique des lettres puisqu’elle écrit, quelques années après avoir effectué sa recherche, qu’ ’il apparaît nécessaire d’éduquer le tracé des lettres à l’école élémentaire’187.

Faut-il donc apprendre à écrire les lettres et à les lier ? Si Charmeux est celle qui se montre la moins favorable à un apprentissage des aspects formels de l’écriture manuscrite, ses arguments sont loin d’être convaincants. Charmeux est sur le registre des convictions raisonnées. Les résultats de la recherche de Zerbato-Poudou n’apportent pas de preuves de l’inutilité d’un tel apprentissage qu’elle reconnaît elle-même plus tard comme nécessaire. Les travaux de Lurçat et ceux de Ajuriaguerra et Auzias permettent de conclure à cette nécessité d’enseigner à l’enfant la forme et le ductus des lettres, ainsi que leur liaison.

Notes
180.

AJURIAGUERRA, J. (de) et AUZIAS, M. : 1960, op. cit. p.644-645.

181.

LURÇAT, L. : 1985, op. cit. p.16.

182.

id. p.171.

183.

CHARMEUX, E. : op. cit. p.35.

184.

AJURIAGUERRA, J. (de) et AUZIAS, M. : op. cit. p.662.

185.

id. p.65.

186.

ibid.

187.

ZERBATO-POUDOU, M.-T. : 2000, op. cit. p.138.