3.3 Pédagogie du modèle ou pédagogie constructiviste ?

Auzias et Lurçat optent l’une et l’autre, quoique différemment, pour une pédagogie du modèle en ce qui concerne l’apprentissage de l’écriture. Charmeux, au contraire, choisit une pédagogie constructiviste. Dans une pédagogie du modèle, l’enseignant montre ce qu’il faut faire et comment le faire. En ce qui concerne l’écriture, l’élève n’a à choisir ni la forme des lettres, ni la façon de les réaliser et de les lier entre elles. Le maître montre, guide, rectifie. Le risque de cette pédagogie est de ne pas prendre en compte la réalité de l’enfant et, en ce qui concerne l’écriture, de ne pas s’adapter à ses capacités psychomotrices. ’L’axiome fondamental [de la pédagogie constructiviste] est que l’individu est le protagoniste actif du processus de connaissance’206, ce qui peut conduire, à la limite, au subjectivisme absolu, à laisser l’enfant créer un savoir personnel qui ne serait pas pertinent. En ce qui concerne l’écriture, le risque est de laisser l’enfant mettre en place des schèmes moteurs inadéquats, peu efficaces.

Charmeux pense que le début de l’apprentissage doit être authentique, c’est-à-dire lié à des situations d’utilisation réelle de l’écrit. Elle préconise donc une approche globale. Elle s’en prend avec véhémence à l’école qui, selon elle, commet l’erreur de limiter l’apprentissage de l’écrit aux lettres de l’alphabet et même à un seul type de graphisme, comme si c’était le seul existant. Elle ajoute que ’c’est encore tromper l’enfant que de lui faire croire qu’il existe une norme absolue en écriture - l’enfant très vite compare le discours du maître et ce qu’il peut voir chez lui et il ne peut que souffrir du décalage constaté’207. Charmeux conteste l’unicité du modèle graphique scolaire, mais aussi la normativité de l’apprentissage : ’La plupart des ouvrages traitant de l’apprentissage de l’écriture évoquent souvent la nécessité pour l’enfant d’avoir un geste et un sens de tracé convenables, et conseillent de ne pas laisser l’enfant acquérir de « mauvaises habitudes ». Pour cela, il est souvent demandé d’imposer le bon geste à l’enfant. Tout ce qui a été dit jusqu’ici dénonce un tel conseil. Même si l’objectif est de favoriser en chaque enfant l’apparition du geste le plus « rentable », celui qui unit à la fois l’aisance, la rapidité et la lisibilité, on sait bien que cet objectif ne sera atteint que si l’enfant construit son geste à partir de lui-même et en faisant évoluer ses propres réponses, et non s’il imite un modèle imposé’208. En maternelle, on peut favoriser les comparaisons et imitations des solutions spontanées des uns et des autres et proposer des jeux pour contribuer à résoudre tel ou tel problème rencontré.

Auzias, nous l’avons vu, reconnaît avec Ajuriaguerra que l’apprentissage des majuscules cursives n’a plus lieu d’être et que l’on peut simplifier au maximum les minuscules en leur ôtant les ornementations inutiles. Mais, comme Lurçat, elle ne conteste pas fondamentalement le modèle scolaire, ni son unicité. L’une et l’autre se montrent favorables à une éducation du geste graphique pour que l’enfant acquière de bonnes habitudes, de bons automatismes. Lurçat a montré la ’nécessité d’une éducation de la trajectoire, les enfants ne réussissant pas spontanément à reproduire la trajectoire de l’écriture’209.

Charmeux se place délibérément dans une optique constructiviste de l’apprentissage qu’elle justifie en s’appuyant sur les propos de Guy Azémar parus dans le numéro 160 de la revue E.P.S., propos qui affirment que la stabilisation synaptique est maximale entre 2 et 6 ans. Cela concerne donc la pédagogie pré-élémentaire. Cela la conduit à préconiser ’l’exploration d’abord sauvage et spontanée de tous les supports de l’écrit et de tous les instruments scripteurs’210. Les situations d’expression libre doivent aussi être favorisées. C’est dans cette perspective constructiviste que Charmeux demande de confronter l’enfant à l’écrit dès son plus jeune âge, de lui permettre d’utiliser divers outils scripteurs et supports pour qu’il exerce sa motricité graphique. Il ne s’agit pas de lui apprendre des gestes, mais de lui permettre de les construire, ce qui se fera d’autant mieux qu’il sera confronté à une diversité du matériel. Et cela devra se poursuivre au C.P. et au C.E.1 où ’seront privilégiés les outils et supports de situations fonctionnelles d’écriture : crayons ou stylos-bille, feutres à pointe fine, stylos-plume dont on éprouvera tour à tour les caractéristiques et les difficultés’211

Les exercices préparatoires à l’écriture mentionnés par Ajuriaguerra et Auzias comportent des ’tracés libres et sans signification, à peine guidés’212. Ces exercices visent l’exploration du matériel et du geste et, s’ils sont ’à peine guidés’, ce n’est qu’après une phase d’exploration tout à fait libre par l’enfant. Le dessin libre n’est pas reconnu comme activité préparant spécifiquement à l’écriture en dehors des méthodes globales, mais il permet aussi l’exploration d’outils scripteurs. Lurçat affirme clairement que l’expression libre dans le dessin ne peut suffire à préparer l’apprentissage de l’écriture du fait de la nécessité d’une éducation systématique de la trajectoire. Cependant, l’expression libre doit être préservée, ainsi que l’activité graphique spontanée. L’exploration de divers outils et supports est fondamentale en maternelle, mais n’exclut pas, ponctuellement, des exercices préparatoires à l’écriture. Mais, ni pour Auzias ni pour Lurçat il ne s’agit de commencer les reproductions de trajectoires dès l’entrée à l’école maternelle. Lurçat dit clairement que c’est à partir du moment où l’enfant peut reproduire une croix, c’est-à-dire entre trois et quatre ans, qu’on peut lui proposer de copier des modèles. Elle ne parle pas encore de modèles de lettres car même l’éducation de la trajectoire peut se faire en Grande Section d’abord en dehors de l’alphabet. D’ailleurs, pour Auzias et Lurçat, l’apprentissage des lettres et de leur liaison n’est pas pertinente avant la fin de ce niveau de classe. Pour Lurçat, c’est en s’appuyant sur les capacités de l’enfant repérables dans son activité spontanée que l’enseignant peut lui faire des propositions adaptées.

L’apprentissage ’traditionnel’ de l’écriture, avec ses graphismes de base et ses exercices systématiques, est conçu pour aller du simple au complexe. Si l’on choisit de simplifier, c’est, selon Charmeux, pour sécuriser l’enfant. Et c’est une erreur car ’on n’apprend à nager que dans le grand bain’ et ’on sait aujourd’hui que la sécurisation dont l’enfant a incontestablement besoin n’en est une que s’il la construit lui-même : toute sécurisation venue de l’extérieur est facteur d’aliénation’213. Charmeux se situe donc dans une perspective constructiviste, non seulement en ce qui concerne les apprentissages, mais aussi en ce qui concerne les aspects affectifs du développement de la personnalité, car la sécurisation est bien de cet ordre. Lurçat pense effectivement qu’affronter trop tôt des enfants à la copie de modèles difficiles peut les faire développer des attitudes d’échec. Son souci est donc de faire à l’enfant des propositions adaptées à ses capacités et de ne pas laisser se mettre en place des mauvaises habitudes qui conduiront à devoir entreprendre une rééducation. Auzias insiste aussi sur le fait qu’ ’il faut, dans la mesure du possible, éviter les écueils qui le [l’enfant] guettent lors des premières exécutions de lettres et qu’il ne mette pas trop de temps à trouver, tout seul, les moyens les plus adéquats pour « se tirer d’affaire »’214. Si Charmeux pense que l’écriture doit toujours concerner du texte signifiant, Auzias considère que l’enfant peut effectivement copier une phrase simple en fin de Grande Section si on lui en a dit le sens. Mais elle affirme aussi que l’apprentissage ’lettre à lettre’ est nécessaire et que, ’contrairement à ce que l’on pense parfois, la plupart des enfants ne sont pas rebutés par cet apprentissage : si l’écriture est un mode d’expression, elle est aussi une technique qui, comme toutes les techniques, s’apprend ; l’enfant en est conscient’215.

Le choix du constructivisme ne rend pas aisé le rôle de l’enseignant. ’Il ne faut pas oublier en effet que les difficultés motrices de l’écriture ne peuvent être vaincues que par l’enfant lui-même. Et dans une démarche que l’on ne peut ni hâter, ni aider vraiment sans risque’216. Quel peut donc être le rôle de l’enseignant s’il ne peut aider l’enfant sans risques ? Est-ce une invitation à ne rien faire de peur de mal faire ? Absolument pas. Car Charmeux affirme qu’il va falloir aider l’enfant à discipliner son geste, mais en étant vigilant sur le moment de cette aide : ’toute aide anticipée, toute contrainte gestuelle ne peut être qu’un obstacle à la construction de sa compétence’217. Au Cours Préparatoire et à la première année du Cours Elémentaire, ’il faut absolument aider l’enfant à dépasser la perception lettre à lettre...’218. Donc, si l’aide est risquée, elle n’en est pas moins indispensable.

Mais c’est à l’enseignant de se situer de façon autonome et de construire sa propre pratique pédagogique, ce qui suppose la maîtrise de ’deux types d’analyse :

Puisque l’enseignant doit construire sa propre pédagogie, il est logique que Charmeux lui donne peu d’indications pratiques. En ce qui concerne la maîtrise du geste, elle est, de plus, convaincue que c’est l’enfant lui-même qui doit la construire. Les éléments perceptivo-moteurs ne font donc pas l’objet d’un travail systématique. C’est la copie de textes signifiants qui permet à l’enfant de ’dépasser le plaisir spontané [...] et de discipliner son geste en fonction d’une nécessité extérieure et d’une perception visuelle’220. Si on doit aider l’enfant à dépasser la perception lettre à lettre, c’est bien pour qu’il accède au sens de ce qu’il écrit. Pour ce faire, on lui demandera de ’l’écrire d’un seul tenant et ne revenir au modèle qu’à titre de vérification ou pour lever un doute’221.

Lurçat donne quelques indications pédagogiques aux enseignants et surtout des informations quant à la genèse de l’acte graphique chez l’enfant. Ces indications sont très concrètes puisqu’elles précisent les modèles les plus pertinents

pour l’apprentissage des lettres. Elles restent cependant relativement peu importantes en quantité. Lurçat invite surtout les enseignants à approfondir leurs connaissances sur la genèse de l’acte graphique chez l’enfant. C’est à partir de ces connaissances qu’ils pourront se situer pour individualiser leur enseignement, donc s’adapter aux capacités individuelles des élèves. Ils pourront ainsi bâtir leur pédagogie dans une certaine autonomie. Auzias, par contre, ne cherche pas à permettre à l’enseignant une quelconque autonomie. Elle fournit les techniques qu’elle a expérimentées avec succès.

Notes
206.

ARCA, M. et CARATIVA, S. : Le constructivisme ne résout pas tous les problèmes, Aster n°16, Modèles pédagogiques 1, INRP, Paris 1993, pp77-101, p.80.

207.

CHARMEUX, E. : op. cit. p.58.

208.

id. p.65.

209.

LURÇAT, L. : 1985, op. cit. p.43.

210.

CHARMEUX, E. : op. cit. p.123.

211.

id. p.150.

212.

AJURIAGUERRA, J. (de) et AUZIAS, M. : 1960, op. cit. p.655.

213.

CHARMEUX, E. : op. cit. p.80.

214.

AUZIAS, M. : op. cit. p.5.

215.

id. p.12.

216.

CHARMEUX, E. : op. cit. p.85.

217.

id. p.124.

218.

id. p.150.

219.

id. p.81.

220.

id. p.124.

221.

id. p.150.