4. Discussion

Un certain niveau de maturation du système nerveux est nécessaire pour que l’apprentissage de l’écriture puisse se faire. Mais la maturation seule ne suffit pas. Elle doit être complétée par l’exercice fonctionnel. Ainsi se justifie la nécessité d’une préparation à l’écriture. Si l’on admet que l’apprentissage proprement dit de l’écriture commence en fin de Grande Section ou au Cours Préparatoire, c’est donc l’école maternelle qui est chargée de cette préparation. Un certain accord existe entre les auteurs, à l’exception de Zerbato-Poudou qui n’en parle pas comme telle, pour reconnaître une préparation relativement lointaine, faite d’exercices et jeux divers, préparation sensorielle et motrice, psychomotrice, qui prépare à l’écriture tout en éduquant beaucoup plus largement. Cette préparation indirecte est complétée d’une préparation plus directe, plus immédiate, constitué d’exercices graphiques qui permettent de développer la motricité graphique et d’accéder à la capacité à reproduire les lettres. Cette préparation plus directe est reconnue par Auzias, Lurçat et Charmeux, mais non par Zerbato-Poudou qui la juge tout à fait inutile. L’entraînement à reproduire des formes et à respecter des trajectoires est, selon Lurçat, très importante.

La délimitation de cette préparation à l’écriture est difficile. On peut penser, en effet, que tout ce qui permet à la motricité de s’affiner prépare à l’écriture. Charmeux précise toutefois qu’il est également nécessaire que l’enfant se confronte à l’écrit. Auzias et Lurçat paraissent, sur ce point, en accord avec elle, puisqu’elles proposent des exercices graphiques. A moins que l’on ne considère, avec Zerbato-Poudou, ’qu’il n’y a pas de filiation directe entre les exercices graphiques et l’écriture’231.

Quoi qu’il en soit, cette préparation doit être stimulante pour l’enfant. Il s’agit de l’intéresser à l’écrit et non de créer du dégoût scolaire. L’aménagement des lieux, le matériel mis à la disposition des enfants, l’intérêt de l’adulte pour les productions enfantines, la médiation sociale qui peut passer par la verbalisation des critères, tous ces éléments proposés par les divers auteurs étudiés peuvent y contribuer.

En ce qui concerne l’enseignement proprement dit de l’écriture, nous avons vu les deux positions opposées des chercheurs : Auzias et Lurçat affirment l’importance d’une éducation du geste graphique, Charmeux considère qu’elle est absolument inutile. Auzias et Lurçat s’appuient sur une étude génétique de l’acte graphique et constatent que l’évolution dépend de la maturation tonique, de l’apprentissage et de l’expérience. Cela les conduit à proposer un enseignement tenant compte de la maturation. C’est ainsi qu’Auzias demande de ne pas commencer trop tôt l’apprentissage de l’écriture. Lurçat se montre, sur ce point, en total accord avec elle. De plus, elle montre comment la maturation permet des apprentissages comme la reproduction des formes puis des trajectoires. Elle préconise aussi l’individualisation de l’enseignement puisque les enfants présentent forcément des caractéristiques individuelles auxquelles il convient de s’adapter. Pour pouvoir mettre en oeuvre une telle individualisation, l’enseignant doit savoir observer ses élèves et connaître les étapes qui précèdent l’apprentissage et celles qui le constituent. Les recherches de Lurçat et celles d’Ajuriaguerra et Auzias lui en fournissent les éléments essentiels.

Il est certain que l’analyse sommaire que fait Charmeux de l’acte graphique ne peut remplacer ces recherches. Mais Charmeux ne vise pas l’apprentissage du geste graphique en lui-même car c’est l’enfant qui, selon elle, doit le construire seul. Ce choix radical du constructivisme, elle le pousse à son paroxysme, jusqu’à l’exagération. On peut être d’accord avec elle lorsqu’elle affirme qu’on ’n’apprend à nager que dans le grand bain’, mais ce n’est pas l’enfant seul qui, dans son apprentissage de la natation, construit sa sécurisation. On n’apprend pas à nager dans le grand bain sans maître-nageur ! L’adaptation au milieu aquatique est, certes, important ; mais les différents types de nage sont également bien enseignés. Il resterait aussi à voir ce que vaut la comparaison de l’activité natatoire et de l’activité graphique. Peut-être, dans l’esprit de Charmeux, n’est-ce qu’une analogie. Il est, en tout cas, important que l’enfant exerce son geste graphique, qu’il puisse l’entraîner en dehors de toute évaluation de performance de la part de l’adulte. Pour cela, il a besoin de temps ; Charmeux l’a souligné à juste titre. Pourtant, il paraît évident, si l’on prend en compte les résultats des travaux de Ajuriaguerra et Auzias ainsi que ceux de Lurçat, qu’elle lui en laisse trop peu. En effet, elle fixe une exigence de copie rapide et lisible dès la fin du CE1, alors qu’il a été montré que l’évolution de l’écriture se poursuit bien au-delà. A 9 ans encore, ’si l’essentiel de l’écriture est acquis, il reste à l’automatiser’232.

L’enfant a donc besoin d’exercer son geste graphique, mais il a aussi besoin d’aide. Auzias et Lurçat font des propositions pédagogiques de préparation et d’apprentissage de l’écriture. Charmeux n’exclut pas des propositions de la part de l’enseignant pour favoriser la préparation à l’apprentissage de l’écriture. Nous avons souligné précédemment l’intérêt de la médiation sociale proposée par Zerbato-Poudou comme élément de stimulation. Mais cet intérêt va plus loin : il concerne l’analyse de l’acte graphique par l’enfant lui-même et l’auto-évaluation de son travail. La distinction de critères de réalisation et de critères de réussite paraît tout à fait judicieuse pour que l’enfant se centre et sur l’acte graphique et sur la trace à laquelle cet acte a abouti. Le dialogue avec l’enseignant est important dans cette pratique qui, par les critères de réalisation, permet une individualisation de l’enseignement. Cette pratique peut, de toute évidence, être étendue aux aspects graphomoteurs que Zerbato-Poudou n’a pas pris en compte dans sa pédagogie.

Si l’enfant doit pouvoir dire comment il faut faire pour réaliser telle ou telle lettre, on peut penser que la pratique de la verbalisation des critères suppose la référence à un modèle d’écriture. Auzias et Lurçat ne remettent globalement pas en cause le modèle d’écriture cursive appris à l’école. Par contre, Charmeux refuse que l’on enseigne un modèle unique d’écriture cursive. Pourtant, même à partir de l’enseignement d’un tel modèle, il est évident que l’on peut parvenir à une personnalisation de son écriture. On voit mal, d’une part comment l’enfant pourrait choisir des formes personnelles d’emblée, d’autre part en quoi l’apprentissage du modèle scolaire constitue une gêne dans son appropriation de l’écriture.

Mais Charmeux semble bien contester tout ce qui est imposition de la part de l’école. Elle soutient qu’il ne faut pas indiquer aux enfants comment former les lettres et les lier. A ce sujet, elle affirme que le geste est différent selon que la lettre est isolée ou qu’elle est insérée dans un mot. Sur quoi s’appuie cette affirmation ? On ne le sait pas. Il semblerait que la taille des unités de programmes idéomoteurs établis par l’individu scripteur augmente peu à peu ’jusqu’à atteindre la taille d’une lettre entière’233. Si le programme moteur se limite à la lettre, on peut penser que le geste est identique, que la lettre soit isolée ou inscrite dans un mot. Entre 8 et 10 ans, il est probable aussi que l’enfant gagne en capacité ’à gérer simultanément l’exécution d’un trait ou d’une lettre et la préparation des traits et des lettres qui suivent’234. Alors même que l’enfant exécute une lettre, il peut donc préparer mentalement la suivante. Mais l’unité reste encore la lettre. En tout cas, ’au début l’écriture dépend de la mémoire de la forme de chaque lettre apprise selon un modèle didactique. A chaque lettre correspond un acte moteur isolé reproduisant le modèle. Ainsi la mémorisation étant progressivement acquise, une automatisation s’installe peu à peu’235. Cette automatisation permettrait effectivement que la forme et la durée de l’écriture d’une lettre dépendent de celles qui l’entourent, notamment pour des ensemble de lettres fréquemment utilisés. Mais ce n’est pas en début d’apprentissage. Nous ne trouvons donc aucun argument en faveur de l’affirmation faite par Charmeux.

Quelques questions qui ont déjà fait l’objet de réflexions de la part des auteurs de manuels ont été abordées par les chercheurs auxquels nous avons fait référence. Mais, alors que les premiers se sont situés dans une perspective prescriptive, les seconds se sont presque tous attachés à établir des faits. Si nous disons ’presque tous’, c’est que, d’une part Charmeux constitue une exception sur ce point, d’autre part Auzias a aussi prescrit par son ouvrage L’apprentissage de l’écriture.

En ce qui concerne l’âge où l’on peut commencer l’apprentissage de l’écriture, les propos convergents d’Auzias et de Lurçat sont convaincants. La maturation, complétée par l’exercice fonctionnel, permet à l’enfant, à partir de l’âge de 5 ans et demi ou 6 ans, d’apprendre à former les lettres et à les lier. S’il est difficile de délimiter la préparation à l’écriture, celle-ci comporte une éducation motrice et des exercices graphiques. La psychomotricité est citée par Charmeux dans le cadre de cette préparation à l’écriture qui doit être stimulante pour l’enfant.

Ajuriaguerra et Auzias, ainsi que Lurçat, ont montré la pertinence de l’enseignement des aspects formels de l’écriture. Mais le modèle de lettre peut être désencombré de toutes les ornementations inutiles. La pédagogie de l’écriture doit comporter une éducation de la motricité graphique. Celle-ci doit prendre en compte le degré de maturation. L’enfant sera ainsi incité à adopter une posture favorable à l’écriture, mais on n’exigera pas de lui un effort de longue durée sur ce point. Lurçat insiste sur la nécessité de l’éducation posturale mais donne beaucoup moins d’indications pédagogiques pour la mener à bien qu’Auzias.

C’est à partir de l’étude génétique de l’écriture menée avec Ajuriaguerra qu’Auzias élabore avec lui une méthodologie de rééducation de l’écriture puis, seule, un manuel de pédagogie de l’écriture. Nous retrouvons ici le problème que nous avons déjà posé, à partir d’ailleurs des mêmes éléments, celui du passage du champ rééducatif au champ pédagogique. De plus, la rééducation de l’écriture élaborée par Ajuriaguerra et Auzias est, selon eux, une forme de rééducation psychomotrice. Cela n’est pas très étonnant puisque c’est à Ajuriaguerra que l’on doit l’avènement de la psychomotricité en France.

La psychomotricité est donc concernée par la rééducation de l’écriture. Certains éléments de celle-ci ont été repris dans le cadre de la pédagogie de l’écriture. Cela se justifie-t-il ? Nous constatons, en tout cas, que les chercheurs qui se sont intéressés à la pédagogie de l’écriture se trouvent aussi intéressés, impliqués dans la psychomotricité : Ajuriaguerra, nous l’avons dit, et par conséquent Auzias qui a travaillé avec lui, mais aussi Lurçat qui écrit parfois dans la revue Evolutions psychomotrices 236 à propos de l’écriture.

Nous avons montré notre intérêt pour la pratique de la verbalisation des critères mise en oeuvre par Zerbato-Poudou. Cette pratique concerne-t-elle la psychomotricité ? En tout cas, elle prend en compte, non seulement la trace, mais aussi le mouvement qui la réalise.

Notes
231.

ZERBATO-POUDOU, M.-T. : 2000, op. cit. p.170.

232.

AJURIAGUERRA, J. (de) et AUZIAS, M. : 1966, op. cit. p.185.

233.

ZESIGER, P. : Ecrire - Approches cognitive, neuropsychologique et développementale, P.U.F., Paris 1995, p184.

234.

ibid.

235.

SERRATRICE, G. et HABIB, M. : L’écriture et le cerveau. Mécanismes neurophysiologiques. Masson, Paris 1993, p.165.

236.

revue éditée par la Fédération Européenne de Psychomotricité.