1.1 La psychocinétique : une éducation psychomotrice

Le Boulch a d’emblée présenté la psycho-cinétique308 comme ’une éducation psycho-motrice lorsqu’elle s’applique à des enfants de moins de douze ans’309. Elle nous intéresse donc particulièrement puisqu’elle concerne l’enfant de l’école primaire.

’La méthode psycho-cinétique est une méthode générale d’éducation qui utilise comme matériau pédagogique le mouvement sous toutes ses formes’310. Voilà la première définition que donne Le Boulch de la psycho-cinétique en 1966. Méthode générale d’éducation, donc ’ensemble de voies et de moyens qu’on adopte, d’une façon expresse et réfléchie, pour accomplir une oeuvre quelconque, pour mener à bien une entreprise’311. Il est donc question des fins et des moyens. Mais ’qui dit méthode, en un mot, dit avant tout un système de principes rationnels et de règles générales’312. Le Boulch veut poser de nouvelles bases pour l’éducation, rejetant fondamentalement le dualisme corps-esprit qui sous-tend l’éducation traditionnelle. Cela signifie que l’éducation psychomotrice investit tout le champ éducatif, car il est impossible de faire cohabiter une éducation niant ce dualisme et une autre reposant sur ce même dualisme.

Le problème, c’est que Le Boulch souhaite que la psycho-cinétique soit aussi une ’quatrième discipline de base’313 aux côtés de la lecture, de l’écriture et du calcul. Or, aucune discipline d’enseignement ne peut être méthode générale d’éducation. Pourquoi ce problème se pose-t-il ? Simplement parce que Le Boulch, professeur d’éducation physique, conteste les orientations ministérielles pour cette discipline et en propose une nouvelle conception. Puisqu’il utilise le mouvement comme matériau pédagogique et que la psycho-cinétique a besoin d’un espace de temps pour être mise concrètement en oeuvre, c’est l’horaire d’E.P.S.314 qu’il investit, sans doute par défaut. En effet, il ne considère pourtant pas la psycho-cinétique comme une nouvelle méthode d’éducation physique.

L’instauration du tiers-temps pédagogique à l’école primaire est l’occasion pour Le Boulch de faire paraître, en 1971, une nouvelle édition complètement refondue et augmentée de L’éducation par le mouvement. Il n’y définit plus la psychocinétique315 comme méthode générale d’éducation, mais comme ’une théorie générale du mouvement qui débouche sur l’énoncé de principes méthodologiques permettant d’envisager son utilisation comme moyen de formation’316.

Le Petit Robert317 nous donne cette définition du mot “théorie” : “Ensemble d’idées, de concepts abstraits, plus ou moins organisés, appliqué à un domaine particulier”. Dans son Dictionnaire actuel de l’éducation318, Renald Legendre cite la définition donnée par Sauvé : “Ensemble structuré et cohérent de concepts, de définitions, de propositions, de modèles, de principes et de lois concernant un objet ou un phénomène dans le but de décrire, d’expliquer, de prédire ou de prescrire”.

En 1971, Le Boulch vient de publier Vers une science du mouvement humain au moment de la refonte de L’éducation par le mouvement. C’est ce premier ouvrage qui justifie l’appellation de “théorie” pour la psychocinétique car Le Boulch y fait une synthèse des connaissances sur le mouvement humain, synthèse qui va lui permettre de “prescrire”, c’est-à-dire de dégager des principes méthodologiques et des contenus de formation. La psychocinétique est donc avant tout une “théorie” ou encore, comme dit Le Boulch, “une conception générale d’utilisation du mouvement comme moyen d’éducation globale de la personnalité”319. Il y a donc glissement d’un ensemble de moyens utilisant le mouvement vers un ensemble conceptuel.

Le Boulch ne situe plus la psychocinétique comme la “quatrième discipline de base”320 qui manque à l’école. Le problème de l’impossibilité pour la psychocinétique d’être à la fois méthode générale d’éducation et discipline d’enseignement se trouve ainsi résolu. Elle n’est plus ni l’une ni l’autre : elle est une théorie qui débouche sur l’énoncé de principes méthodologiques et dont l’objet est le mouvement humain.

Pourtant, Le Boulch commence son ouvrage en situant la psychocinétique en opposition à l’éducation physique qui ne peut rester, selon lui, qu’une discipline mineure : “N’ayant jamais rompu avec le dualisme, l’éducation physique ne s’est jamais imposée comme moyen fondamental d’éducation”321 . Alors que l’E.P.S. est “centrée sur un certain nombre d’activités”322 et notamment le sport, la psychocinétique “s’inspire plus de certains principes d’éducation psychomotrice”323 ; elle se centre sur l’enfant dont l’éducateur doit tenter “de suivre fidèlement le développement psychomoteur”324. Opposée à l’E.P.S., elle garde cependant en commun le même “objet” de travail, à savoir le mouvement humain. Comment vont-elles donc pouvoir se situer l’une par rapport à l’autre ? Le Boulch a supprimé le passage de l’édition de 1966 qui affirmait qu’il suffisait de “revoir le contenu de l’éducation physique”325 pour que la psychocinétique trouve sa place à l’école élémentaire. Mais le schéma destiné à situer “la psychocinétique dans le cadre du tiers-temps pédagogique”326 laisse la question entière, même s’il montre que d’autres domaines d’enseignement sont concernés. De plus, Le Boulch envisage l’organisation des séances de la façon suivante :

‘“Sur les 6 heures prévues par les instructions officielles, l’instituteur peut envisager 3 à 4 heures d’éducation psychomotrice, ce qui permet de prévoir une séance de 40 minutes environ chaque jour. Le reste de l’horaire peut être consacré aux jeux et activités d’expression libre.”327

Les six heures prévues par les instructions officielles ne sont pas des heures de psychocinétique mais d’éducation physique et sportive. Le Boulch continue donc tout simplement à occuper les horaires de l’éducation physique pour que la psychocinétique puisse être utilisée à l’école élémentaire.

Un nouveau problème apparaît, relatif à la situation de la psychocinétique par rapport à l’éducation psychomotrice. En effet, alors que Le Boulch définit la psychocinétique à l’école primaire comme une éducation psychomotrice, il affirme aussi qu’elle s’inspire de “certains principes d’éducation psychomotrice”. Alors, est-elle ou non une éducation psychomotrice ?

Où en sommes-nous en 1971 ? La psychocinétique, qui “est une théorie générale du mouvement” et non pas “une nouvelle méthode d’éducation physique”, investit les horaires de l’éducation physique et sportive. Donc, bien que Le Boulch ne le dise plus, c’est bien le contenu de l’E.P.S. qu’il transforme de façon à le rendre compatible avec sa théorie du mouvement. D’ailleurs, dans son ouvrage Vers une science du mouvement humain, il dit clairement que l’application des principes méthodologiques issus de la psychocinétique “intéresse des domaines aussi différents que l’éducation physique scolaire, la kinésithérapie et la rééducation psychomotrice...”328. L’éducation physique est donc le domaine scolaire concerné par la psychocinétique. Mais celle-ci est-elle une éducation psychomotrice ou s’en inspire-t-elle seulement ? C’est une question importante puisque c’est en tant qu’éducation psychomotrice qu’elle nous intéresse.

En 1977, Le Boulch fait le bilan de son histoire conflictuelle avec les instances ministérielles au sujet de l’éducation physique. De nouvelles instructions officielles concernant cette discipline paraissent à partir de 1977 pour l’école élémentaire, puis en 1980 pour l’école maternelle. Le Boulch continue le dialogue avec le législateur par la publication de deux nouveaux ouvrages : en 1981, Le développement psychomoteur de la naissance à 6 ans, par lequel la psychocinétique concerne l’enfant de l’école maternelle ; puis, en 1984, L’éducation psychomotrice à l’école élémentaire pour l’enfant à l’âge de la scolarité obligatoire.

En 1985 paraissent d’autres instructions officielles puis, suite à la Loi d’orientation adoptée sous le Ministère de Monsieur Jospin, un référentiel de compétences est édité, suivi en 1995 de nouveaux programmes. En 1989, Le Boulch fait publier un ouvrage dont la parution était déjà annoncée en 1978 : Sport éducatif. Il ne se situe donc pas en réaction aux programmes et instructions de 1985, mais dans le prolongement de ses ouvrages précédents. En 1995, il publie Mouvement et développement de la personne qui constitue une nouvelle formulation de la théorie psychocinétique. Enfin, en 1998, son dernier ouvrage, Le corps à l’école au XXI è situe l’apport de la psychocinétique dans l’histoire récente de la pédagogie et de l’éducation physique et envisage des perspectives d’avenir.

En 1981, Le Boulch revient une nouvelle fois sur la définition de la psychocinétique. Les grandes lignes de la définition donnée en 1971 demeurent, mais certaines différences apparaissent. Ainsi, la psychocinétique reste une “théorie générale du mouvement qui débouche sur l’énoncé de principes méthodologiques”, mais ceux-ci, alors qu’ils permettaient “d’envisager son utilisation comme moyen de formation”329, sont maintenant “propres à servir de base à une conception globale de l’éducation”330. Que signifie cette modification ? Que la psychocinétique n’est plus un moyen de formation ? Certainement pas, car Le Boulch précise qu’il s’agit même d’une “formation de base indispensable à tout enfant”331. Il est certainement davantage question de mettre l’accent sur l’aspect global d’une conception éducative. En effet, jusqu’à présent, Le Boulch ne s’était préoccupé de la psychocinétique que dans un cadre bien spécifique, celui de l’éducation physique à l’école élémentaire. En investissant le terrain de l’école maternelle, il ne peut rester dans un cadre aussi restreint, surtout que la circulaire n° 80-068 et 80-035/B du 8 février 1980 a affirmé la globalité de la personne de l’enfant et s’est plainte à la fois d’une limitation de l’éducation physique aux “séances dites de psychomotricité” et d’une “conception un peu étroite de la psychomotricité”332. Une conception globale de l’éducation apparaît donc seule capable de prendre en compte la globalité de l’être humain. Comment cela peut-il se traduire concrètement ? Si le Docteur Le Boulch conserve une grande place à l’éducation physique et mentionne des exercices spécifiques à cette discipline, il en propose aussi concernant la géométrie et le graphisme ; il continue à en proposer aussi dans le domaine musical, mais celui-ci a toujours partiellement concerné l’éducation physique. Il se distingue là d’une conception globale de l’éducation présentée par les textes ministériels et qui a conduit à considérer ensemble les exercices corporels et les activités d’éveil à cause de finalités et d’objectifs généraux qui leur sont communs. La psychocinétique étant une théorie générale du mouvement peut naturellement trouver son application dans tous les domaines scolaires où le mouvement est impliqué, c’est-à-dire dans toute l’éducation. Elle “traverse” donc toutes les disciplines ; elle est transdisciplinaire.

Le Boulch souligne fortement que la psychocinétique est une éducation psychomotrice lorsqu’elle “s’applique à l’âge préscolaire et à l’école élémentaire”333. La psychocinétique concerne toujours l’école élémentaire, mais aussi l’enfant dès sa naissance, par conséquent l’école maternelle. Il n’y a pas là véritablement de changement de définition de la psychocinétique qui a, dès son origine, été une forme d’éducation psychomotrice dès lors qu’elle s’adressait à l’enfant de moins de douze ans. Le Boulch souligne ici cependant qu’il s’agit de l’âge préscolaire autant que de l’âge scolaire.

En 1998, Le Boulch réaffirme que la psychocinétique, ’initialement destinée à fonder une éducation physique scientifique, [...] a couvert un champ beaucoup plus large et est devenue une science du mouvement humain appliquée au développement de la personne’334. Si, pour l’essentiel, la théorie psychocinétique est exposée dans Mouvement et développement de la personne, Le Boulch invite les enseignants à une recherche-action. Pour lui, ’cette démarche est conforme à la conception épistémologique de Bachelard : partir d’une théorie scientifique initiale, la confronter aux expériences pratiques et, compte tenu des résultats, y apporter les modifications qui s’imposent’335. La théorie psychocinétique est donc élaborée mais non figée définitivement ; elle est appelée à évoluer. Le Boulch pense que c’est ’la science de l’éducation pluridisciplinaire et en pleine évolution [qui constitue] un cadre suffisamment flexible pour offrir une structure d’accueil à la psychocinétique’336. Celle-ci ne peut en effet pas se référer à un seul domaine scientifique. Elle se réfère aussi bien aux sciences humaines qu’aux sciences biologiques, particulièrement aux neurosciences. De plus, elle est une science appliquée. Elle ’présente [donc] deux versants. L’un théorique qui correspond à l’analyse fonctionnelle dont le centre d’intérêt est occupé par le module psychomoteur. L’autre, pratique, représenté par l’intervention dans les différents champs où les mouvements du corps sont engagés de façon principale’337. Son champ d’application en milieu scolaire reste essentiellement ’l’éducation physique intégrée aux programmes scolaires’338.

La psychocinétique demeure une éducation psychomotrice ’à l’école maternelle et au cycle des apprentissages fondamentaux’339. Le Boulch restreindrait-il l’âge auquel elle s’adresse ? Il ne le semble pas puisqu’il affirme aussi que, ’jusqu’à la puberté, la transversalité passe par l’éducation psychomotrice’340 et qu’il développe un chapitre sur ’l’éducation psychomotrice au cycle des approfondissements’341.

Le Boulch précise que la psychocinétique vise le développement de la personne. C’est ce qui lui donne son sens, sa finalité ultime. Mais, pour l’atteindre, il lui faut se donner des objectifs plus concrets, plus immédiats et des moyens pour les atteindre, car la psychocinétique est une science appliquée.

Notes
308.

Le trait d’union sera supprimé plus tard. Le terme psychomotricité connaîtra la même évolution orthographique.

309.

LE BOULCH, J. : L’éducation par le mouvement, E.S.F., Paris 1966, p.16.

310.

id. p.15.

311.

BUISSON, F. : Dictionnaire de pédagogie, Hachette, Paris 1887, p.1898.

312.

id. p.1899.

313.

LE BOULCH, J. : op. cit. p.25.

314.

Education physique et sportive.

315.

qui a perdu son trait d’union... ou gagné son unité.

316.

LE BOULCH, J. : L’éducation par le mouvement, E.S.F., Paris 1971, p.19.

317.

édition 1986.

318.

2ème édition, 1993.

319.

LE BOULCH, J. : Vers une science du mouvement humain, E.S.F., Paris 1971, p.35.

320.

LE BOULCH, J. : 1966, op. cit. p.25.

321.

LE BOULCH, J. : L’éducation par le mouvement, 1971, p.19.

322.

id. p.20.

323.

ibid.

324.

ibid.

325.

LE BOULCH, J. : L’éducation par le mouvement, 1966, p.27.

326.

cf. annexe.

327.

LE BOULCH, J. : op. cit. p.42.

328.

LE BOULCH, J. : Vers une science du mouvement humain, p.262.

329.

LE BOULCH, J. : L’éducation par le mouvement, 1971, p.19.

330.

LE BOULCH, J. : Le développement psychomoteur de la naissance à 6 ans ; La psychocinétique à l’âge scolaire. E.S.F. 1981, p.12.

331.

id.

332.

MINISTERE DE L’EDUCATION NATIONALE : Circulaire n° 80-068 et 80-035/B du 8 février 1980, Recommandations pour les activités d’éducation physique à l’école maternelle, B.O. n°10 du 13.03.1980.

333.

op. cit. p.23.

334.

LE BOULCH, J. : Le corps à l’école au XXIè siècle, P.U.F., Paris 1998, p.115.

335.

id. p.382.

336.

id. p.33.

337.

id. p.104.

338.

id. p.105.

339.

id. p.381.

340.

id. p.138.

341.

id. Titre du chapitre qui s’étend de la page 221 à la page 246.