Tous ceux qui ont écrit à propos de l’éducation psychomotrice ont exprimé d’une façon ou d’une autre leur rejet du dualisme corps-esprit. Ce rejet les a conduits à s’appuyer sur des données provenant de champs théoriques divers : psychanalyse, psychologie du développement, neurophysiologie, phénoménologie. Le souci premier est de prendre en compte la globalité de l’être considéré dans son unité.
Si Vayer rejette le dualisme corps-esprit, il reproche à Le Boulch de voir le corps ’comme un objet ou un instrument, à la fois la condition de l’apprentissage et un moyen pour apprendre et s’exprimer’433. Il n’accepte pas davantage la conception psychanalytique du corps qui n’est alors considéré que dans ses aspects symboliques ; le reproche s’adresse ici à Lapierre et Aucouturier. Il propose donc un troisième courant de pensée qui est l’approche existentielle : ’l’éducation psychomotrice doit s’efforcer de développer sa propre originalité qui est celle du corps et de l’action corporelle comme langage fondamental dans la communication enfant-monde’434. Originalité ne signifie pas opposition totale aux autres courants de pensée auxquels Vayer n’hésite pas à se référer. Certains des éléments de la psychocinétique sont présents dans sa conception de l’éducation psychomotrice. Ainsi, il souligne l’intérêt de la connaissance du système nerveux qui est nécessairement impliqué dans toute activité ; il considère le concept de schéma corporel comme un concept central de l’éducation psychomotrice ; il prend en compte l’unité fonctionnelle de l’être. Il met cependant davantage l’accent sur la relation, à soi, au monde des objets et au milieu humain : ’Organisation de soi et du monde autour de soi, c’est la même chose puisque l’une n’est possible sans l’autre’435.
Cet accent mis sur la relation au monde se retrouve chez Lapierre et Aucouturier, particulièrement à partir de La symbolique du mouvement. Mais si, comme Vayer, ils pensent que les connaissances s’acquièrent à partir d’un engagement de la personne tout entière, ils accordent une importance particulière à la dimension symbolique du vécu. Ils s’opposent donc, d’une certaine manière à Vayer et à Le Boulch dont ils jugent la ’conception essentiellement normative et rationaliste’436. L’éducation psychomotrice doit, selon eux, accepter et favoriser la régression ’pour permettre de revivre sous un aspect sécurisant les étapes et les conflits antérieurs’437. La référence psychanalytique est très prégnante chez eux et elle le sera aussi chez Donnet. Cela n’a rien d’étonnant puisqu’elle s’inscrit dans la ligne des travaux d’Aucouturier. Celui-ci écrit, dans la préface de son livre : ’La culture psychanalytique est présente, discrète mais toujours très vivante’438.
Par contre, la première conception de l’éducation psychomotrice de Lapierre et Aucouturier visait davantage l’accès à l’abstraction et l’expérience vécue consistait alors en une approche des notions fondamentales par l’activité corporelle. La finalité était, de toute évidence, plus cognitive. Il s’agissait alors de développer une organisation perceptive considérée comme acquise par l’école alors qu’elle ne s’est jamais souciée de la développer. Lapierre et Aucouturier s’appuyaient alors sur les écrits de Piaget, Wallon, Merleau-Ponty et Ajuriaguerra. Dans leur seconde orientation de l’éducation psychomotrice, ils n’abandonnent pas ces références. Il ne s’agit pas pour eux ’de tenter une impossible synthèse entre ces différents éclairages, mais d’utiliser, selon les circonstances, les concepts qui nous paraissent, à nous éducateurs, à nous animateurs, s’adapter le mieux à la situation vécue et sont susceptibles de la faire évoluer’439.
Lagrange, voulant faire une synthèse des travaux des autres auteurs, n’a pu prendre en compte, en ce qui concerne Lapierre et Aucouturier, que leur première orientation. Comme eux et Vayer, il exprime un rejet du dualisme corps-esprit, mais dans une expression profondément dualiste puisqu’il affirme que l’éducation ’doit s’adresser à l’enfant dans sa « globalité », corps et esprit’440. Nous avons d’ailleurs constaté ce dualisme dans l’expression des finalités et des moyens que Lagrange attribue à l’éducation psycho-motrice (qu’il écrit avec un trait d’union). Le vécu corporel est, en effet, destiné au développement des capacités intellectuelles.
Pour Lagrange, l’enfant en pleine période de développement va s’épanouir dans une ’relation adaptative structurante avec le milieu’441. La notion d’épanouissement apparaît ici, mais dans une note de bas de page et citée par un autre auteur. Quant à ’la relation adaptative structurante’, rien n’indique qu’il s’agit de la structuration réciproque entre l’individu et le milieu, notion wallonienne citée par Le Boulch. Si c’était le cas, Lagrange se situerait dans une perspective constructiviste. Or, pour lui, ’le comportement est la manière de réagir face à une situation donnée [et] l’enfant le fait à partir de « schèmes », c’est-à-dire de souvenirs qu’il a emmagasinés dans son cerveau, un peu comme un ordinateur et ses fiches perforées’442. L’éducation psychomotrice est là pour lui apporter ces schèmes et, quand on voit la rigueur, voire la rigidité, des exercices et de la méthodologie de Lagrange, il est bien difficile de concevoir qu’elle laisse une place quelconque à l’auto-construction de soi et du milieu par l’enfant en relation avec son environnement.
Pourtant, Lagrange fait référence aux mêmes auteurs que Vayer, Le Boulch, Lapierre et Aucouturier : Wallon surtout, mais aussi Piaget, Gesell, Erikson. Il utilise les mêmes concepts qu’eux. Le schéma corporel constitue alors un concept central de la psychomotricité, avec l’organisation perceptive. Le vécu corporel, le corps vécu et existentiel, tiennent aussi une place importante dans son ouvrage. Mais ce sont les commandes motrices, sensori-motrices et perceptivo-motrices que l’enfant doit apprendre à maîtriser à travers les exercices précis que l’adulte lui fait exécuter selon une ’recette’ en treize points.
Les auteurs belges, Staes et ses deux co-auteurs De Meur puis De Lièvre, présentent une conception de l’éducation psychomotrice assez proche de celle de Lagrange. Ils n’expriment pas réellement le rejet du dualisme corps-esprit, mais affirment que ’la psychomotricité veut précisément dégager le rapport qui existe entre la motricité, le mental et l’affectivité, et favoriser par une technique l’approche globale de l’enfant’443. Même si des auteurs comme Wallon, Gesell, Le Boulch sont cités en bibliographie, il est difficile de percevoir en quoi ils ont pu influencer les auteurs belges. Certes, on retrouve chez eux des notions classiques de la psychomotricité : schéma corporel, latéralité, structuration spatiale, orientation temporelle. Mais certaines définitions posent problème. Ainsi, celle du schéma corporel : ’L’élaboration du « moi », de la personnalité de l’enfant, c’est-à-dire le développement du schéma corporel, par lequel l’enfant prend conscience de son corps et des possibilités de s’exprimer au moyen de ce corps’444. La présentation des étapes de la structuration spatiale se situe dans une optique on ne peut plus dualiste, avec une primauté de la connaissance des notions sur le vécu corporel : par exemple, ’quand l’enfant maîtrise les divers termes spatiaux, on lui apprend à s’orienter’445.
Ainsi, bien qu’ayant apparemment les mêmes références théoriques et les mêmes concepts de base, les conceptions de l’éducation psychomotrice sont diverses, voire parfois opposées. Les pratiques éducatives qui en découlent le sont-elles aussi ? C’est ce que nous allons examiner maintenant.
VAYER, P. : 1976, op cit. p.10.
ibid.
id. p.25.
LAPIERRE, A. et AUCOUTURIER, B. : 1975, op. cit. p.14.
id. p.92.
AUCOUTURIER, B. : préface de l’ouvrage de DONNET, S. op. cit. p.12.
LAPIERRE, A. et AUCOUTURIER, B. : 1975, op. cit. p.11.
LAGRANGE, G. : op. cit. p.21.
LERBET, cité par LAGRANGE : id. Note p.20.
LAGRANGE, G. : id. p.20.
DE MEUR, A. et STAES, L. : op cit. p.5.
id. p.6.
id. p.14.