2.4 Pédagogie psychomotrice

Une pédagogie psychomotrice implique une qualité de relation, d’écoute de l’enfant, de disponibilité envers lui. Cela signifie-t-il une non-directivité absolue ? Personne ne la préconise. Même si Lapierre et Aucouturier deviennent beaucoup moins directifs dans leur seconde orientation, ils affirment que l’éducateur peut jouer sur les contrastes de liberté et de directivité, d’implication et de retrait, de sécurité et d’insécurité. Car, si le maître suit l’imagination des enfants, il peut aussi orienter l’action, aider l’enfant à approfondir sa recherche en lui proposant des modifications de la situation. Ce qui est fondamental, c’est la compréhension de ce que fait l’enfant afin que les propositions qui lui sont faites s’articulent à son désir. La non-directivité peut être utilisée, car elle crée une insécurité et des comportements réactionnels chez les enfants ; cela pourrait paraître négatif, mais l’ ’attitude empathique de l’éducateur permet d’en prendre conscience, de les déculpabiliser et de les dépasser pour retrouver une liberté réelle qui n’est plus opposition mais indépendance et disponibilité’446.

Vayer souhaite dépasser le problème, car ’directivité et non-directivité peuvent être définies comme les deux aspects opposés d’une relation d’aide mal comprise’447 ; il s’agit pour l’adulte de permettre, mieux de favoriser l’auto-directivité. L’éducateur se met à l’écoute de l’enfant et du groupe, ce qui le conduit à ’s’effacer pour permettre l’émergence d’un autre pouvoir, celui de l’enfant’448. Car la question de la directivité, c’est celle du pouvoir, du rapport dominant-dominé. Il est aisé pour l’enseignant de se donner le rôle du premier terme de ce rapport et d’attribuer le second à l’enfant. Mais, pour Vayer, il est clair que ce n’est pas une attitude pédagogique. Quelques années plus tard, il préconise avec Roncin un apprentissage non dirigé, au moins à certains moments, car ’ce n’est pas l’apprentissage dirigé qui permet aux potentialités de devenir des capacités, c’est l’apprentissage non dirigé, celui où l’enfant fait personnellement et à son rythme sa propre expérience’449. Pour Lagrange, il faut une certaine directivité tout en laissant aux enfants la possibilité de prendre des initiatives. Mais ’faut-il parler de directivité, de non-directivité, de pédagogie institutionnelle ? Je crois, dit-il, que c’est mal poser le débat. L’important me semble être la qualité plutôt que le mode de relation’450. Il prend une position moyenne, à moins qu’il n’élude la question car, si l’on examine ses propositions concrètes de déroulement de séance, il se montre très directif. De même, De Meur et Staes et De Lièvre et Staes engagent l’éducateur à moduler ses interventions de la non-directivité totale à une directivité plus forte mais toujours sans excès, mais leurs propositions concrètes vont davantage vers la directivité.

Donnet se montre favorable à une alternance de directivité et de non-directivité. Les séances qu’elle propose commencent en effet par un temps de jeu très libre et l’activité se structure peu à peu. L’adulte introduit des ponctuations dans la séance, des ruptures dans le jeu : il s’agit de temps d’arrêt des activités au signal émis par l’enseignante qui propose aux enfants de faire silence, de découvrir leur corps, de nuancer leur gestualité. Les séances sont structurées mais laissent une place importante à l’initiative de l’enfant.

La non-directivité n’est, en tout cas, pas un but en soi. Vayer pense qu’elle permet de ’favoriser l’émergence et le développement des connaissances qui sont issues de la dynamique interactionnelle en relation avec le développement des personnes d’enfants et non de s’installer dans une position sociale de force’451. D’où la nécessité aussi d’éviter la sélection permanente qui est le fait du système scolaire traditionnel, car il entrave la communication. L’échec ne doit donc pas être sanctionné afin qu’il puisse devenir un stimulant positif. La communication concerne l’élève et le maître, mais aussi le groupe de pairs qui permet de faire émerger des projets d’apprentissage. Vayer et Roncin n’excluent pas que l’enseignant propose projets et expériences adaptés aux capacités des enfants, mais il doit surtout avoir le souci de leur laisser le maximum d’initiative. Quand, lors des activités corporelles, ’le projet est déterminé, l’adulte n’a pas à intervenir dans l’activité de l’enfant, si ce n’est pour éviter les développements dangereux’452. Il devra aussi lutter contre la tendance à s’intéresser au résultat, ’tendance qui conduit l’adulte à centrer son intervention sur des activités déterminées, c’est la notion de contenu ; également à les classer et à les structurer, c’est la notion de didactique. C’est là tout le problème, il ne faut pas confondre l’objectif qui est le développement des capacités et les moyens qu’on va utiliser pour faciliter ce développement’453. Si cela ne paraît pas trop compliqué dans les classes maternelles, il en va tout autrement à l’école élémentaire. Pourtant, pour Vayer et Roncin, la conception des apprentissages y reste identique : ’la classe de cours préparatoire a pour objet de faciliter les interactions et les interrelations enfant-monde, tout particulièrement les échanges sociaux [...]. Les apprentissages formels deviennent une conséquence, ils ne sont plus une donnée première’454. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture est considéré comme une activité psychomotrice qui met en jeu l’organisation perceptive et l’attention liées à l’organisation du schéma corporel et à l’équilibre tonico-émotionnel. Les activités corporelles s’intègrent à la vie de la classe pour prendre sens dans un contexte global de communication. ’Dans une approche éducative véritablement globale, l’unité de la personne ne réside pas dans la juxtaposition de certaines activités corporelles aux activités dites intellectuelles mais dans une dialectique entre le Moi subjectif et la réalité objective du monde présent’455.

Lapierre et Aucouturier soulignent également l’importance de la relation, notamment au sein du groupe. C’est pourquoi la pédagogie psychomotrice peut s’appuyer sur ’une dynamique d’affirmation de la personne au sein du groupe social [car] le désir d’apprendre n’est que l’une des composantes du désir d’agir, du désir d’être’456. Le cloisonnement disciplinaire n’a, dans cette perspective, pas de sens. L’éducateur est attentif à exploiter les situations spontanées, ce qui fait ’aboutir, selon la personnalité des enfants et des motivations du moment, à des formes d’expression et à des degrés d’abstraction très différents’457. La question des contenus d’enseignement devient secondaire. Il en est de même des méthodes, car ’les problèmes de méthodes sont de faux problèmes. Ce qui est essentiel, c’est que l’enfant conserve, au niveau intellectuel, la dynamique de son désir d’affirmation et que soit mis à sa disposition le maximum d’éléments propres à stimuler ce désir et à y répondre’458. Il est clair que Lapierre et Aucouturier portent, comme Vayer et Roncin, un regard critique sur l’enseignement traditionnel. ’Repenser l’éducation, c’est inverser totalement les valeurs. C’est accorder la priorité à l’être et non à l’avoir. [...] Dans ce type d’éducation, le processus essentiel, celui sur lequel est concentrée constamment l’attention de l’éducateur, ce n’est plus le processus d’enseignement, de transmission de savoirs, mais le processus d’évolution de la personne’459.

D’où la notion de dynamique, reprise aussi par Donnet qui pense que l’enseignant doit être attentif à ce ’que l’enfant s’inscrive dans une dynamique d’expérimentation, de communication, de création et de représentation’460. De Meur et Staes et De Lièvre et Staes, même s’ils proposent davantage d’activités, considèrent aussi que la créativité est nécessaire à l’épanouissement de l’enfant car, ’lorsque l’enfant crée, toutes ses facultés participent à sa « création » : son intelligence, sa volonté, sa sensibilité, sa mémoire, son imagination, sa liberté, son être corporel...’461. D’où leur souhait de permettre voire de favoriser l’expression des pulsions, à la condition cependant que cela reste dans des limites acceptables par tous. L’enseignant doit rester garant de la sécurité des enfants, porteur de loi. Comme le dit Donnet, il ’offre un cadre, une écoute et une sécurité qui encouragent l’enfant dans ses recherches’462.

Mais il ne suffit pas à l’enseignant de garantir la sécurité. Il organise le milieu et oriente les activités pour répondre aux besoins de l’enfant. La pédagogie psychomotrice est en effet une pédagogie de la situation. C’est ainsi que l’enfant est mis en contact avec une réalité adaptée à son degré de maturité. C’est ce qu’affirment Vayer, Lapierre et Aucouturier, Lagrange, Vayer et Roncin, Donnet ; seuls De Meur et Staes et De Lièvre et Staes accordent un rôle bien plus important aux exercices qu’ils indiquent, même s’ils veillent à ce qu’ils soient adaptés au niveau des enfants. De Lièvre et Staes vont en effet jusqu’à affirmer que le développement psychomoteur est la conséquence des exercices qu’ils proposent. La pédagogie de la situation mise en oeuvre par Lagrange n’est pas non plus sans poser question. En effet, il suffit d’examiner avec un tant soit peu d’attention les consignes des exercices qu’il nomme ’situations psychomotrices’ pour se rendre compte qu’il ne s’agit que d’une apparence. Prenons un exemple dans lequel il s’agit d’aborder la notion de régularité. Voici le descriptif fait par Lagrange :

‘’Je dispose les plots à intervalles réguliers. Tu marches en mettant un pied à côté de chaque plot.
Constater (selon la distance entre les plots) : je fais toujours des grands pas, ou toujours des petits pas - Eh bien ! quand il y a la même longueur entre chaque plot, c’est régulier.
Maintenant, c’est toi qui places les plots de manière à ce que la longueur ne soit pas toujours égale - Ce n’est plus régulier, c’est...’463.’

Donnet indique qu’elle met en place trois espaces pour ses séances de psychomotricité : un espace sensori-moteur, un espace de jeu symbolique, un espace de la représentation ; ces trois espaces permettent à l’enfant de tâtonner, de vivre des situations diverses en fonction de ses possibilités et de ses besoins, en fonction de son niveau de développement.

L’observation constitue aussi une activité essentielle de l’enseignant. Elle permet de percevoir les centres d’intérêt de l’enfant, d’adapter les propositions qui lui sont faites à ses possibilités. Tous les auteurs le reconnaissent. Mais Donnet distingue les rôles d’animateur et d’observateur qui doivent, selon elle, être tenus par des personnes différentes. Lapierre et Aucouturier et, à leur suite, Lagrange, s’opposent à l’utilisation de tests alors que Vayer préconise un examen psychomoteur dont il indique les composantes. Avec Roncin, il souligne la nécessité pour l’enseignant de connaître le développement de l’enfant : ’La mise en oeuvre des moyens propres à assurer la formation et le développement d’un être humain

implique, quand il s’agit de l’enfant, la connaissance de la réalité de son développement’464. D’où l’intérêt pour la psychologie génétique, mais aussi les neurosciences puisque ’le sujet de l’activité n’est pas un corps et une âme, il est un ensemble de systèmes ouverts sur le monde, lesquels sont régulés [...] par un système particulier : le système nerveux’465. L’observation ne peut se faire qu’en référence à ces connaissances.

Par ses travaux avec C. Saint-Pierre, Vayer élabore des outils d’observation afin d’apprécier les capacités de l’enfant et non ses compétences. ’Il convient, écrivent-ils, de bien différencier les deux termes, [...] car ils n’ont pas tout à fait le même sens :

Le but est de situer l’enfant dans la construction de sa personnalité, dans son développement, par l’élaboration d’un examen psychomoteur constitué d’épreuves discriminatives (’différences significatives par tranches d’âges de 6 mois’467) et qui permettent d’évaluer l’évolution de l’enfant ’sans utiliser les références d’âges’468. Vayer et C. Saint-Pierre refusent, en effet, les évaluations normatives. Cet examen est composé d’épreuves provenant de tests existants, parfois adaptées et portant sur les domaines suivants : contrôle postural et segmentaire, dessin de la figure humaine, stratégies cognitives, dessin de formes géométriques, latéralité. Mais l’observation ne s’impose que pour l’enfant qui ’rencontre vraiment des problèmes dans son développement ou dans sa relation aux autres’469 et ’l’examen psychomoteur est forcément réduit au jardin d’enfants’470 (soit, en France, à l’école maternelle).

Notes
446.

LAPIERRE, A. et AUCOUTURIER, B. : 1975, op. cit. p.22.

447.

VAYER, P. : 1976, op. cit. p.55.

448.

VAYER, P. : 1978, op. cit. p.22.

449.

VAYER, P. et RONCIN, C. : op. cit. p.96.

450.

LAGRANGE, G. : op. cit. p.41.

451.

VAYER, P. : 1978, op. cit. p.69.

452.

VAYER, P. et RONCIN, C. : op. cit. p.37.

453.

id. p.45.

454.

id. p.75.

455.

ibid.

456.

LAPIERRE, A. et AUCOUTURIER, B. : 1975, op. cit. p.106.

457.

LAPIERRE, A. et AUCOUTURIER, B. : 1973, op. cit. p.27.

458.

LAPIERRE, A. et AUCOUTURIER, B. : 1975, op. cit. p.123.

459.

id. p.130.

460.

DONNET, S. : op. cit. p.121.

461.

DE LIEVRE, B. et STAES, L. : La psychomotricité au service de l’enfant, De Boeck-Wesmael, Bruxelles 1992 ; Belin, Paris 1992, p.301.

462.

id. p.110.

463.

LAGRANGE, G. : op. cit. p.93.

464.

VAYER, P. et RONCIN, C. : op. cit. p.42.

465.

id. p.30.

466.

VAYER, P. et SAINT-PIERRE, C. : L’observation des jeunes enfants. Révision de l’examen psychomoteur. Editions CGC, Sherbrooke, et Brunet/Chastel, Paris 1999.

467.

id. p.36.

468.

id. p.34.

469.

id. p.122.

470.

ibid.