1. Education et rééducation

Nous avons constaté que certains auteurs de manuels intégraient à leurs ouvrages des éléments de rééducation de l’écriture et que certains exercices qui étaient, à l’origine, conçus pour aider les enfants dysgraphiques étaient utilisés comme exercices graphiques préparatoires à l’écriture. Nous avons vu aussi que la rééducation de l’écriture peut comporter un apprentissage ou un réapprentissage des lettres et de leur liaison. De plus, il existe des ouvrages qui traitent conjointement de l’éducation et de la rééducation psychomotrices512. Cela nous amène à une question que nous avons déjà évoquée à plusieurs reprises, celle du passage du champ rééducatif ou du champ thérapeutique au champ éducatif, donc aussi à celle de la spécificité de ces trois champs.

Arlette Mucchielli-Bourcier distingue la psychothérapie de la rééducation (qu’elle appelle aussi thérapie spécialisée) et de l’éducation. Selon elle, ’aux normes psychobiologiques communes, de nature fonctionnelle, rattachées à la notion de santé physique et mentale, d’équilibre, d’épanouissement des potentialités individuelles, que prend exclusivement pour référence la psychothérapie, les rééducateurs ajoutent des normes sociales (intégrer ou réintégrer les enfants dans le champ socio-culturel, au niveau d’une participation harmonieuse et sans aucune idée de simple conformisation à des conventions purement culturelles ou politiques), et les éducateurs ajoutent à l’ensemble normes psychobiologiques – normes sociales, une référence à des normes scolaires (normalité des acquisitions en fonction des âges) dont les rééducateurs n’ont pas à se soucier’513. Nous n’entrerons pas dans le débat qui a été soulevé à propos de la psychothérapie quant à savoir si elle consiste ou non en une normalisation. Quoi qu’il en soit, la rééducation, et encore plus la pédagogie, sont normatives. A. Mucchielli-Bourcier met en évidence les normes d’âge très prégnantes à l’école : toute une classe d’âge doit effectuer les mêmes acquisitions au même moment. Elle affirme aussi que ’le pédagogue a pour mission également de socialiser ses élèves et d’aider la personnalité de chaque enfant à se construire’514. Mais cela ne doit pas conduire l’enseignant à devenir rééducateur ou psychothérapeute. Les objectifs de l’école restent socio-centriques : il s’agit de transmettre des savoirs, des savoir-faire, des savoir-être dans une culture donnée. L’attitude de l’enseignant ne peut consister, comme celle du thérapeute, qu’il soit psychothérapeute ou thérapeute spécialisé, en une acceptation inconditionnelle de l’enfant. ’L’attitude du thérapeute n’est en aucune façon normative et se démarque donc parfaitement de celle du pédagogue’515.

Contrairement au psychothérapeute qui se préoccupe exclusivement de la personnalité de son patient, le thérapeute spécialisé intervient aussi techniquement pour réduire un trouble déterminé. En ce sens, son action comporte un aspect psychothérapique et un aspect éducatif. Elle a un but normatif. En cela, elle rejoint la pédagogie. Ajuriaguerra écrivait que ’la rééducation opère un va-et-vient de la thérapeutique de l’organisation générale à la thérapeutique causale et à la thérapeutique du symptôme ; ces trois ordres de choses étant continuellement en évolution et en perpétuel remaniement, chaque point acquis modifiant l’ensemble, ensemble qui dépend aussi de l’enfant qui grandit’516. La pédagogie, si elle se préoccupe de l’apprentissage technique de l’écriture, développe aussi des compétences nécessaires à cet apprentissage, compétences motrices, perceptivo-motrices ou langagières, et cherche à favoriser l’évolution harmonieuse de l’enfant dans tous ses aspects. Il est clair qu’une évolution sur l’un ou l’autre de ces plans rejaillit sur l’ensemble. Mais il s’agit d’un apprentissage qui ne pose pas de problème majeur et qui n’entraîne pas une attitude psychothérapique de la part de l’enseignant.

En théorie, les choses paraissent relativement claires. Pourtant, Le Boulch affirme que, durant la première moitié du XXè siècle, ’les domaines de l’éducation et de la thérapie étaient bien distincts. Il n’en est plus de même dès 1960, date à laquelle les courants novateurs ont leur origine en thérapie’517. Il fait référence à l’approche rogérienne, au courant sociométrique de Moreno et à celui de la dynamique du champ de Kurt Lewin, ainsi qu’à la théorie psychanalytique. Lapierre et Aucouturier indiquent qu’ils ont abandonné le modèle médical fonctionnant sur le diagnostic et le traitement et qu’ ’à partir de là, il n’y a plus de “ rééducation ”. Tout devient éducation, telle que nous la concevons, c’est-à-dire développement des potentialités propres à chaque enfant’518. Si Vayer distingue l’éducation et la rééducation, il les situe pourtant sur le même plan : ’Eduquer signifie donc faciliter, favoriser cette croissance et cette adaptation chez le jeune enfant, ce qui ne peut se réaliser que dans un dialogue véritable, accepté et compris par les deux parties, c’est-à-dire l’adulte et l’enfant. Rééduquer signifie s’efforcer de retrouver le dialogue chez l’enfant qui rencontre des difficultés dans son accession au monde’519. Quant à Lapierre et Aucouturier, ils affirment : ’Pour nous, il n’y a pas de frontière entre éducation, rééducation et psychothérapie, il n’y a que des nuances d’application’520.

Mucchielli-Bourcier montre que la moindre distinction entre ces domaines est plus ancienne que ne le laissent entendre ces auteurs. En effet, elle résulte d’un ’intérêt direct pour l’enfant comme tel, pour son bonheur d’enfant et pour son épanouissement libre’521 né dès le XIVe siècle dans le cadre de la pédagogie et qui s’est poursuivi au cours des siècles. Mais Mucchielli-Bourcier affirme que ’la pédagogie au sens strict est sociocentrique par nature, par vocation, par essence. Lorsqu’elle perd cette orientation, elle est psychothérapie en devenant individuo-centrique. Ce n’est pas nier la valeur des grands pédagogues que d’affirmer cela, c’est seulement montrer qu’ils se détournent nécessairement des objectifs pédagogiques en prenant pour objectif l’épanouissement de chaque enfant et la liquidation de ses problèmes affectifs personnels’522. L’école est le lieu de l’éducation, non le lieu de la thérapie. C’est le lieu de l’apprentissage, du développement de compétences, de l’acquisition de savoirs et de savoir-faire. Il comporte des aspects normatifs liés d’une part aux exigences institutionnelles et aux instructions officielles qui le régissent, d’autre part à la vie collective, sociale, de la classe et de l’école. Il n’est pas le lieu de traitement de la pathologie.

Cependant, la frontière entre le normal et le pathologique n’est pas toujours très nette, on le sait bien,. Selon que l’on se réfère à une normalité statistique, à une normalité idéale, aux capacités d’adaptation, à la souffrance, le pathologique se définit différemment. Le problème ’est encore plus complexe chez l’enfant car, être en développement, il est mouvant dans l’organisation de ses structures morphofonctionnelles et labile dans ses manifestations comportementales’523. En ce qui concerne l’écriture, nous avons vu la difficulté de définition des dysgraphies. Si l’on considère la latéralité, dont on sait le retentissement sur l’apprentissage de l’écriture, les conceptions ont évolué, mettant en évidence que le normal et le pathologique relèvent en partie de représentations sociales. Ainsi, aujourd’hui, on admet une latéralité gauche, qu’on ne cherche donc plus à contrarier. Pourtant Corraze l’inclut encore dans les troubles psychomoteurs de l’enfant524.

Le cas de la latéralité graphique gauche illustre la façon dont l’école peut se trouver confrontée à des problèmes d’éducation pour une minorité d’enfants. En effet, même si on ne qualifie pas cette gaucherie de pathologique, l’enseignant doit la prendre en compte pour adapter son enseignement aux enfants concernés. Il s’agit donc pour lui de mettre en oeuvre des stratégies particulières, différentes de celles qui sont adaptées à la majorité des élèves, les droitiers, afin de permettre à l’enfant gaucher de dépasser les difficultés inhérentes à sa latéralité dans le domaine de l’apprentissage de l’écriture. Mais ce n’est pas parce que la gaucherie entraîne des difficultés spécifiques pour l’apprentissage de l’écriture qu’il s’agit de rééducation. Car il est bien évident que, pour d’autres raisons, d’autres enfants rencontreront des difficultés dans leur apprentissage. L’enseignant devra les aider à y remédier. De plus, aujourd’hui, on cherche à favoriser l’intégration scolaire d’enfants handicapés. La pédagogie comporte donc nécessairement des éléments de remédiation.

L’enseignant, au moins celui de l’école primaire, ne peut se contenter de transmettre un savoir que l’élève est censé pouvoir acquérir à partir du moment où il est attentif et fait bien ce que le maître demande. L’adaptation à l’apprenant est indispensable, donc la prise en considération de ses aptitudes, mais aussi de ses difficultés. Cependant, ’éduquer ne signifie pas soigner, même si éduquer implique une forme de traitement’525. Ce qui ne veut pas dire que, concrètement, il soit toujours simple pour l’enseignant de déterminer s’il peut aider un enfant en difficulté ou s’il doit l’adresser à un thérapeute.

L’intérêt pour l’enfant a conduit parfois des enseignants à adopter une attitude psychothérapique qui n’est pas de mise alors qu’elle l’est dans le cadre de la rééducation. Mais cela ne nie pas la pertinence de l’utilisation de techniques communes à la rééducation et à la pédagogie. Nous avons vu que des techniques utilisées dans le cadre de la rééducation de l’écriture sont reprises dans des manuels d’apprentissage de l’écriture. L’observation, indispensable en rééducation, est reconnue comme nécessaire depuis longtemps dans le cadre scolaire car elle permet d’adapter l’enseignement à la réalité des enfants. Les techniques de thérapie psychomotrice ’mettent en lumière l’importance, chez l’enfant normal et perturbé, du corps sous son double aspect d’instrument d’action sur le monde et d’instrument dans la relation à autrui’526. La nécessité de faire évoluer la pédagogie est affirmée par de nombreux auteurs qui pensent que ses effets sont insignifiants, voire négatifs. L’insuffisance de la formation des enseignants est également souvent déplorée.

Nous allons voir comment la psychomotricité devient, dans cette perspective, un outil pertinent pour l’enseignant. Même si cette pertinence concerne toute la pédagogie, nous la montrerons essentiellement pour le domaine de la pédagogie de l’écriture qui est l’objet de notre travail.

Notes
512.

Celui de De Meur et Staes et celui de Guillarmé, cités précédemment.

513.

MUCCHIELLI-BOURCIER, A. : Educateur ou thérapeute, une conception nouvelle des rééducations, E.S.F., Paris 1979, p.141.

514.

id. p.18.

515.

id. p.121.

516.

AJURIAGUERRA, J. (de), AUZIAS, M. et DENNER, A. : 1971, op. cit. p.335.

517.

LE BOULCH, J. : 1998, op. cit. p.26.

518.

LAPIERRE, A. et AUCOUTURIER, B. : 1975, op. cit. p.17.

519.

VAYER, P. : 1976, op. cit. p.11.

520.

LAPIERRE, A. et AUCOUTURIER, B. : 1973, op. cit. p.35.

521.

MUCCHIELLI-BOURCIER, A. : op. cit. p.22.

522.

id. p.141.

523.

AJURIAGUERRA, J. (de) : Manuel de psychiatrie de l’enfant, Masson, Paris, 1970, 2e édition 1974, p.154.

524.

CORRAZE, J. : Les troubles psychomoteurs de l’enfant, Masson, 1981.

525.

MUCCHIELLI-BOURCIER, A. : op. cit. p.17.

526.

id. p.159.