C’est par le corps qu’est assurée notre présence au monde dans chacune de nos conduites. ’Le Moi est avant tout un moi corporel’530, écrivait Sigmund Freud en 1923, acceptant en 1927 l’ajout d’une note à la traduction anglaise : ’le moi est finalement dérivé de sensations corporelles, principalement de celles qui ont leur source à la surface du corps’531. La psychanalyse, qui s’est avant tout préoccupée de la structure et du fonctionnement de l’appareil psychique, reconnaît donc au corps un rôle primordial. ’On retrouve, chez J. Piaget également, la mise en évidence que l’activité motrice et l’activité psychique ne sont pas des réalités étrangères’532 : pour lui, c’est à partir du sensori-moteur que s’élabore l’intelligence. Erikson y a ajouté la dimension sociale, les modes de relations aboutissant, selon lui, à des traits de personnalité. Wallon a montré l’importance du corps dans ses fonctions tonique et de motilité dans la relation de l’enfant au monde et dans la constitution de son caractère. Gesell a mis en évidence que ’les différentes sphères du comportement se développent conjointement et en étroite coordination’533, la sphère motrice étant l’une des quatre sphères, les autres concernant le comportement d’adaptation, le comportement verbal et le comportement personnel et social.
L’importance du corps, de la motricité, dans le développement de l’enfant est donc unanimement reconnue par les différentes écoles de la psychologie du développement et par la psychanalyse qui fourniront une base théorique à la psychomotricité. Pour Ajuriaguerra et Soubiran, ’on ne peut comprendre la psychomotricité que si l’on essaie d’approfondir l’étude [du] développement’534 de l’enfant. Après Wallon, ils insistent sur le rôle fondamental des fonctions tonique et de motilité dans l’organisation relationnelle.
La conception de l’éducation psychomotrice de Vayer et celle de Lapierre et Aucouturier dans sa première forme s’élaborent autour de cette notion de relation. ’Le développement de l’enfant, ce que l’enfant est présentement, est dans tous les cas le résultat actuel des relations et des communications qui se sont établies entre ces trois données qui sont toujours présentes et conditionnent ce développement : la personne de l’enfant c’est-à-dire son corps en tant que moyen de relation, le monde des autres personnes, la réalité des choses’535. C’est bien par le corps que l’enfant entre en relation. Il perçoit le monde au travers de ses différentes modalités sensorielles et des actions corporelles. Les progrès de la sensorialité et de la motricité sont fondamentaux dans le développement de l’enfant. La maturation du système nerveux les conditionne en grande partie. C’est ainsi que le développement moteur suit les lois céphalo-caudale et proximo-distale. Selon la première, les muscles sont d’autant plus tôt sous le contrôle de la volonté qu’ils sont proches de l’extrémité céphalique ; l’acquisition progressive du redressement postural en dépend. Selon la seconde, les muscles sont d’autant plus tôt sous le contrôle de la volonté qu’ils sont proches de l’axe du corps : l’activité de préhension évolue en fonction d’elle. Mais les progrès posturaux et moteurs dépendent aussi de l’exercice fonctionnel. En s’exerçant, la motricité devient plus précise, mieux coordonnée, plus efficace : c’est ce que Le Boulch appelle la fonction d’ajustement. Mais Vayer insiste sur le fait que cet exercice doit être compris dans le cadre des relations de l’enfant avec son environnement, ce que Le Boulch ne contredit pas.
Ces progrès posturo-moteurs font évoluer la relation au monde et donc sa connaissance par l’enfant. Ainsi va pouvoir s’établir, par la motricité, l’organisation progressive de l’espace et du temps. La coordination des sensations visuelles et kinesthésiques permettent ’d’acquérir une signification spatiale de distance, de direction et d’orientation’536. La locomotion va modifier considérablement la découverte de l’espace par l’enfant. Toute activité se déroulant dans le temps, la notion de temps est appréhendée par l’enfant d’abord en tant qu’alternance de tension et détente, puis en tant que durée de gestes, d’actions. C’est à partir du temps vécu que l’enfant pourra acquérir, assez tardivement, ’la notion de “ temps abstrait ”, sans support perceptif’537.
C’est également l’activité corporelle qui permettra à l’enfant de découvrir les notions de nombre, de formes, de surfaces et qui préparera les opérations logiques, ’car la logique repose sur la coordination générale des actions avant de se formuler sur le plan du langage’538. L’enfant découvre le monde des objets par sa motricité, monde qu’il va organiser, structurer peu à peu.
La motricité ne se limite pas aux déplacements globaux ou segmentaires, aux déplacements et aux manipulations d’objets ; elle comporte une fonction tonique qui ’est le premier mode de relation entre les personnes, celui qui parle à l’affectivité’539. Cette communication est première dans le développement de l’enfant puisqu’elle existe bien avant le langage verbal : c’est la base de la relation entre le nourrisson et sa mère. Mais elle est première aussi en ce sens que toute rencontre entre des personnes se fait avant tout à travers ce ’dialogue tonique’ qui précède et accompagne le langage verbal. ’Ces relations tonico-émotionnelles avec la mère, puis avec l’entourage familial, précèdent de beaucoup les relations verbales et vont servir de “ toile de fond ” à toutes les relations affectives ultérieures’540. C’est par la motricité que l’enfant découvre le monde d’autrui, en premier lieu sur le mode tonico-affectif. Le langage du nourrisson est un langage tonique : l’hypertonie d’appel, l’hypotonie de détente, de satisfaction. L’état tonique de l’adulte est très important dans cette relation car l’enfant s’en imprègne. ’C’est alors pour autant que les premières communications mère-enfant, celles qui se réalisent sur le plan tonico-affectif, auront été bien vécues que la communication gestuelle pourra s’exercer mais c’est également pour autant que celle-ci aura également été bien vécue que la communication verbale pourra se développer et prendre sa signification’541. L’enfant va ainsi pouvoir connaître ce monde. Mais les progrès de la motricité vont permettre aussi de maîtriser la distance à l’autre, de répondre au besoin progressif d’autonomie.
Découvrant le milieu qui l’entoure, milieu physique et monde d’autrui, l’enfant se découvre corrélativement. Il élabore peu à peu son Moi corporel. En manipulant son corps, en l’utilisant pour agir sur l’environnement, l’enfant construit son schéma corporel. Alors qu’auparavant il est dans une globalité de l’apprentissage et de l’usage de soi, à partir de 5 ans ’l’enfant passe du stade global et syncrétique à celui de la différenciation et de l’analyse, c’est-à-dire du corps agi à la représentation’542. Cela suppose ce que Vayer nomme l’attention intériorisée, qui correspond à la fonction d’intériorisation de Le Boulch. Mais celui-ci en situe l’émergence plus tôt puisqu’il indique l’âge de 3 ans. Commence alors la période du corps vécu, le schéma corporel passant à un premier niveau de conscience. Cependant, l’intériorisation n’est pas alors véritablement intentionnelle et ce n’est que vers 6-7 ans que l’enfant acquiert une image du corps opératoire, aboutissement du schéma corporel conscient. Selon Le Boulch, le schéma corporel va encore évoluer pour permettre le passage de l’image statique du corps à une image anticipatrice. Vayer indique aussi que le schéma corporel se développe jusqu’à 11-12 ans. Les propos de ces deux auteurs semblent tout à fait complémentaires sur ce point et les éléments qu’ils apportent tout à fait compatibles.
L’action chez l’enfant, c’est aussi le jeu car, ’dans l’activité ludique, c’est-à-dire dans l’activité instinctive et spontanée de l’enfant, on retrouve ces trois données essentielles qui conditionnent le développement de l’enfant : son moi, le monde des objets et le monde des autres personnes’543. L’activité de jeu évolue au fur et à mesure que l’enfant avance en âge. Elle est d’abord activité fonctionnelle, l’enfant jouant avec les parties de son corps puis avec son corps entier, activité fonctionnelle qui permet peu à peu une expérimentation de soi et du monde. Pour Le Boulch, ce sont des jeux de manipulation individuels par lesquels l’enfant exerce sa fonction d’ajustement. Les jeux prennent ensuite d’autres aspects : à partir de 2 ans - 2 ans 6 mois selon Vayer, au moment du début de l’apparition du langage selon Le Boulch, ils ’deviennent une transposition du monde ambiant et prennent alors des aspects symboliques et magiques’544. À partir de 4 ans selon Vayer, les règles et les codes apparaissent pour tenir ’une place prépondérante dans le jeu de l’enfant à partir de 7 ans’545. Le Boulch parle de jeux sociaux surtout entre six et douze ans, ’jeux collectifs, pour la plupart à dominante motrice, [...] favorables à la compréhension et à l’acceptation de la règle qui nuancera progressivement la liberté accordée à l’enfant dans le cadre ludique’546. Il ajoute auparavant une autre catégorie, celle des jeux fonctionnels qui ’sont l’occasion pour les enfants qui les pratiquent à plusieurs de se poser eux-mêmes des situations problèmes les obligeant à improviser des coordinations nouvelles pour y répondre’547.
FREUD, S. : Das Ich und das Es, 1923. Traduction Française : Le Moi et le Ça, in Essais de psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 1981, p.238.
ibid.
MAIGRE, A. et DESTROOPER, J. : L’éducation psychomotrice, PUF, Paris 1975, p.12.
VAYER, P. : 1976, op. cit. p.14.
cités par VAYER, P. : id. p.32.
VAYER, P. : op. cit. p.17.
LAPIERRE, A. et AUCOUTURIER, B. : 1973, op. cit. p.20.
LAPIERRE, A. et AUCOUTURIER, B. : 1973, op. cit. p.21.
id. p.21.
ibid.
LAPIERRE, A. et AUCOUTURIER, B. : 1973, op. cit. p.22.
VAYER, P. : 1978, op. cit. p.44.
VAYER, P. : 1976, op. cit. p.20.
id. p.23.
ibid.
ibid.
LE BOULCH, J. : 1995, op. cit. p.82.
ibid.