CONCLUSION

Être professeur des écoles aujourd’hui implique être concepteur de sa pratique. Bien sûr, en ce qui concerne l’écriture, l’enseignant peut se référer à des manuels qui lui indiquent des modalités concrètes d’enseignement. Mais, si nombre d’entre elles sont pertinentes, il n’empêche qu’il se trouve alors confronté à des incohérences qui lui imposent des choix. Pour effectuer ceux-ci, pour avoir le recul nécessaire par rapport à ces écrits prescriptifs, il lui faut des repères. Comme le dit Charmeux, il doit maîtriser l’analyse des données à enseigner et l’analyse des comportements des enfants.

L’apprentissage de l’écriture s’effectue dans le temps, sur plusieurs années. L’enfant est un être en développement ; la pédagogie de l’écriture doit le prendre en compte. L’enseignant ne peut pas faire les mêmes propositions ni avoir les mêmes exigences quel que soit l’âge de l’enfant. Lurçat insiste sur la nécessité pour lui d’acquérir des connaissances sur le développement de l’enfant. C’est pourquoi elle s’est attachée à mettre en évidence l’évolution du graphisme et de l’écriture en maternelle et en primaire. C’est aussi à partir de l’étude de l’évolution génétique de l’écriture que l’équipe de Ajuriaguerra a élaboré sa méthodologie de rééducation et Auzias sa pédagogie de l’écriture.

Mais il n’est pas seulement question d’âge. Lurçat a souligné la nécessité d’une individualisation de la pédagogie de l’écriture car, même à âge égal, les capacités des enfants diffèrent. Il faut en effet tenir compte des capacités de l’apprenant pour lui permettre de réussir. Même si certaines activités sont collectives, destinées à toute la classe, d’autres peuvent se faire en petits groupes d’enfants de même niveau, d’autres encore peuvent être tout à fait individuelles. L’enseignant peut ne pas faire les mêmes propositions à tous les élèves.

Pour prendre en compte le niveau de maturité atteint, les résultats des travaux de l’équipe de Ajuriaguerra et de ceux de Lurçat constituent une source d’informations fort importante pour les enseignants. Cependant, si l’élaboration des échelles de Ajuriaguerra et ses collaborateurs ’procèdent d’une intention louable de justesse scientifique de la part de leurs auteurs, elles n’en restent pas moins bien lourdes à utiliser en pratique et leur intérêt quotidien paraît limité. [...] Plus intéressantes sont les études consacrées à l’évolution de la posture et des mouvements adoptés par les enfants à divers stades de leur apprentissage de leur apprentissage de l’écriture’657. Cela ne signifie pas que la connaissance des échelles dont il est question ne peut intéresser l’enseignant ; elle lui permet en effet d’affiner son regard sur la trace écrite de l’enfant et, partant, de voir sur quels points elle peut être améliorée. Mais ceci ne peut se faire qu’en modifiant l’acte graphique lui-même ; les connaissances apportées par les travaux de Ajuriaguerra et son équipe et par ceux de Lurçat sont, à cet égard, fondamentaux.

Il est d’autres particularités individuelles qui demandent aussi à être prises en compte. La taille de l’enfant, par exemple, demande un mobilier adapté ; dans combien de classes est-ce vraiment le cas pour tous les élèves ? Les capacités tonico-posturales demandent une adaptation du niveau d’exigence de l’enseignant : tel enfant dont le tonus axial est plus faible ne pourra maintenir longtemps un effort pour conserver une attitude correcte dans l’acte graphique ; tel autre, hypertonique, devra se ménager de courtes pauses pour détendre le membre scripteur et pourra peut-être même avoir besoin de mouvement pour évacuer l’excès tonique. La latéralité nécessite une attention particulière : son évaluation permet d’aider à faire le meilleur choix de la main pour écrire ; on n’apprend pas à écrire de la même façon à un droitier qu’à un gaucher ; et certains exercices, comme l’a montré Le Boulch, sont particulièrement importants pour les gauchers oculaires.

L’acte graphique n’est pas seulement une activité manuelle. C’est une activité de tout le corps. C’est une ’gnoso-praxie’, écrivait Ajuriaguerra. Elle met en jeu des composantes perceptives, motrices, cognitives et affectives. L’éducation psychomotrice doit permettre de les développer harmonieusement. L’écriture n’est pas une finalité. Il ne s’agit donc pas de faire acquérir des ’prérequis’ psychomoteurs afin que (à fin que) l’enfant puisse apprendre à écrire. Il s’agit de favoriser le développement de l’enfant, ce qui lui permettra d’effectuer avec succès cet apprentissage qui sera lui-même facteur de développement. L’apprentissage de l’écriture s’intègre au développement psychomoteur. Le Boulch, Vayer, Lapierre et Aucouturier, Vayer et Roncin fournissent des éléments théoriques et pratiques auxquels les enseignants peuvent se référer pour le favoriser. D’autres écrits, d’une part ceux qui concernent la rééducation et la thérapie psychomotrices, d’autre part ceux qui, appartenant aux diverses sciences humaines, traitent du développement de l’enfant peuvent aussi les aider à mieux connaître le développement psychomoteur. Certains travaux récents de psychologie cognitive, de neurophysiologie et de neuropsychologie, constituent une source d’informations importante pour l’enseignant ; il en est ainsi de ceux de Serratrice et Habib et de ceux de Zesiger que nous avons cités. L’éclairage de la psychanalyse peut contribuer aussi à la compréhension de l’enfant, parfois de ce qui se joue dans des difficultés graphomotrices.

L’observation psychomotrice est un outil pour mieux comprendre l’enfant, pour comprendre où il en est de son développement et les difficultés qu’il rencontre éventuellement dans tel ou tel domaine disciplinaire. Elle permet de mieux adapter les propositions d’activités aux capacités des enfants. Elle permet aussi d’intervenir autrement que par l’entraînement focalisé sur ce qui pose problème. Les arts plastiques, la musique, l’éducation physique et sportive se trouvent ainsi des matières fondamentales, contribuant avec les matières plus intellectuelles, au développement harmonieux de la personnalité de l’enfant. Tout ce qui concerne les concepts à l’origine de ces différents domaines de l’observation psychomotrice peut aider l’enseignant dans sa compréhension de l’enfant.

Ce n’est pas la main qui écrit, c’est la personne, bien que la main joue un rôle de premier plan dans cette activité. C’est pourquoi la première préoccupation des rééducateurs de l’écriture de l’équipe de Ajuriaguerra était que l’enfant prenne plaisir à venir en rééducation. Puis ils intervenaient sur le tonus musculaire par la relaxation et par des exercices psychomoteurs avant d’en arriver aux exercices picto-graphiques et scripto-graphiques, puis à l’apprentissage ou au réapprentissage des lettres et de leur liaison. C’est pour la même raison que la thérapie psychomotrice de Deitte passe essentiellement par le jeu symbolique, la dysgraphie étant considérée comme symptôme d’un trouble plus profond qu’il s’agit de traiter, d’un mal-être sur lequel il faut pouvoir mettre des mots pour restaurer la communication, la relation. Des pratiques différentes, incompatibles entre elles puisque dans l’une le travail technique d’apprentissage ou de réapprentissage de l’écriture est totalement exclu alors qu’il constitue le coeur de l’autre, mais qui apportent leur contribution à la compréhension de l’acte graphique.

C’est aussi parce qu’écrire engage la personne tout entière que les promoteurs de l’éducation psychomotrice insistent pour que l’enseignement s’appuie sur la dynamique du désir. Apprendre n’a de sens que parce que l’on est en relation. Apprendre, c’est être en relation. Cela est d’autant plus évident pour l’apprentissage de l’écriture que celle-ci est essentiellement destinée à la communication. Mais cette compréhension de l’écriture et de l’apprentissage conduisent à des orientations différentes sur le plan éducatif, orientations similaires à celles que nous avons trouvées sur le plan de la thérapeutique psychomotrice des troubles graphiques. Ainsi, Le Boulch, dont la préoccupation pour l’éducation physique et le développement fonctionnel demeure, et Vayer qui choisit une approche existentielle font des propositions concrètes d’exercices alors que Lapierre et Aucouturier, qui se réfèrent à la psychanalyse, n’en font plus et privilégient l’activité spontanée et l’expression.

Si des moments différents peuvent permettre des orientations différentes, il est bien évident que celles que prendra un enseignant seront fonction de sa compréhension de l’enfant. La compréhension du vécu pulsionnel, relationnel, du niveau de développement psychomoteur et intellectuel, conditionnent les choix pédagogiques. Mais il est hors de question que l’école délaisse les apprentissages. Elle doit donc enseigner, entre autres l’écriture. La pédagogie implique une dimension relationnelle dans laquelle l’affectivité est nécessairement très présente. Mais ce n’est pas objet premier de travail. Cependant, la médiation sociale constitue, comme l’a bien montré Zerbato-Poudou, un élément pédagogique fondamental.

Ecrire, cela s’apprend ; il n’est pas question de laisser l’enfant choisir la forme et le ductus des lettres. Il est clair qu’il existe une tenue efficiente de l’outil scripteur ; il est donc judicieux de la suggérer fortement à l’enfant. Il en est de même des aspects posturaux et toniques. Une pédagogie du modèle paraît la plus adaptée à cet enseignement de l’écriture. L’enseignant doit donner les modèles de lettres et indiquer comment les réaliser et comment les lier. Il doit aussi veiller à ce que l’enfant intègre ces modèles de formes et trajectoires ; car ce n’est pas la trace seule qui est importante, l’action l’est tout autant. La présence de l’enseignant est donc indispensable durant toute la séance d’écriture, pas seulement au début pour montrer, mais ensuite aussi pour veiller à la bonne réalisation par les élèves et les aider, au besoin, à rectifier les erreurs.

La pédagogie du modèle que nous préconisons pour l’apprentissage de l’écriture n’implique pas que l’enseignant préconise exactement les mêmes modalités de l’acte d’écrire à tous les élèves. Il aura, en effet, le souci de prendre en compte les particularités individuelles. Celles-ci se situent tant sur le plan perceptivo-moteur que sur les plans cognitif et affectif. Se préoccuper des aspects techniques de l’apprentissage de l’écriture ne signifie pas en rester au niveau de la biomécanique, même si Tajan écrivait que ’le domaine de la graphomotricité est avant tout celui des processus mécaniques de l’écriture’658 et en excluait la fonction cognitive. Mais c’est qu’il considérait celle-ci uniquement comme ’élaboration du message, construction des phrases et choix des mots pour exprimer la pensée’659 tout en reconnaissant qu’on ne pouvait l’ignorer parce que ’dans l’instantanéité de l’écriture, les deux fonctions se confondent’660. Il y a là une réduction de la fonction cognitive qui entre aussi en jeu dans les processus mécaniques de l’écriture. En effet, ceux-ci sont neuro-moteurs et concernent donc la programmation et la réalisation du mouvement, le système nerveux central autant que l’effecteur.

Les possibilités de choix pédagogiques sont multiples. L’enseignant fait les siens propres en fonction de sa compréhension de l’enfant et de son développement, ainsi que de l’analyse des données à enseigner. Il les fait aussi, plus ou moins consciemment, en fonction de sa propre réalité existentielle. En effet, l’enseignant construit sa pédagogie à partir de savoirs intellectuels, certes, mais encore à partir de son propre vécu. Son propre rapport aux apprentissages, à l’institution scolaire, à l’autorité, sa propre image de lui-même, son image du corps, interviennent de toute évidence dans sa pratique professionnelle. C’est la question de la formation qui se trouve ainsi posée.

Que doivent apporter les lieux de formation à l’enseignant pour qu’il puisse construire sa pédagogie de l’écriture ? Si l’on accepte les modèles de lettres à enseigner aux élèves, il est nécessaire que l’enseignant les connaisse, puisse en apprendre le ductus, connaisse les modes de liaison efficaces. Il a aussi besoin de connaissance relatives à l’acte d’écrire, à ce qu’il met en jeu sur le plan neurophysiologique comme sur les plans affectif et cognitif. Il faut encore qu’il ait des informations suffisantes sur l’évolution génétique de l’écriture et, plus globalement, sur le développement de l’enfant. Mais ces connaissances ne peuvent se concevoir uniquement en termes d’avoir. Elles viennent inévitablement rencontrer les représentations sociales des enseignants, représentations qui s’enracinent dans leur propre vécu, dans leur propre histoire. La formation, si elle tente d’apporter des savoirs, ne peut fondamentalement se situer que dans une orientation constructiviste. Car ces savoirs vont de pair avec une co-naissance ; c’est ainsi que l’enseignant pourra le mieux comprendre - au sens étymologique du terme - l’enfant et lui adapter ses propositions pédagogiques. Cependant, il est aussi indispensable que l’enseignant prenne en compte que l’enfant n’est pas un adulte en miniature et puisse, par conséquent, discerner dans son propre rapport à l’écriture ce qui peut ou non s’appliquer à l’enfant.

Les confrontations entre enseignants se formant peuvent constituer un outil important de formation. Peut-être aussi est-il bon qu’ils passent par l’ECRITURE !

Notes
657.

SERRATRICE, G. et HABIB, M. : op. cit. p.149.

658.

TAJAN, A. : La graphomotricité. P.U.F., Que sais-je ? Paris 1982, p.5.

659.

ibid.

660.

ibid.