Les différences de salaire non compensatrices : Faits stylisés

Une partie de la variabilité des salaires a pu être expliquée par des différences de caractéristiques des industries et établissements eux-mêmes. Plus récemment, grâce à la disponibilité croissante de bases de données micro-économiques appariées associant des informations sur les employés et employeurs, les études ont permis d’identifier les politiques salariales des firmes comme source majeure de variation des salaires inter et intra industrie (Goux & Maurin, 1999). Ainsi, Brown & Medoff (1989) montrent que la taille des établissements affecte positivement le niveau du salaire 4 . De même, les industries à forte intensité capitalistique proposent des salaires plus élevés à l’ensemble de leurs employés (Dickens & Katz, 1987).

Certains auteurs remettent cependant en cause la nécessité de faire appel à des arguments non-concurrentiels pour expliquer la significativité de ces deux variables dans les équations de gains. En effet, les entreprises de grande taille offriraient une prime salariale pour compenser l’aspect désagréable de l’environnement de travail (Stafford, 1980 ; Masters, 1969), tandis que les industries à forte intensité capitalistique feraient appel à une main d’œuvre de meilleure qualité 5 . Ainsi, les différentiels de salaire observés ne refléteraient pas une déviation systématique vis a vis des comportements d’équilibre du marché mais plutôt des différences en termes de caractéristiques inobservables des salariés (Cf notamment Murphy & Topel, 1987 ; Gibbons & Katz 1992). Les différentiels de salaire observés ne capteraient que l’hétérogénéité des individus. Aucun effet d’appartenance « pur » à une industrie ou une firme n’en serait la cause.

Cette hypothèse est, par nature, quasi irréfutable puisque la source de variation des salaires provient d’une hétérogénéité non observable. Néanmoins, certains résultats économétriques permettent de relativiser sa portée explicative.

En restreignant l’étude aux employés qui ont changé d'industrie, il est possible de raisonner à qualité égale puisque la "qualité" des salariés n’est pas affectée par le changement d’employeur. Or, Krueger & Summers (1988) montrent que les rémunérations de ce type de salariés varient avec une amplitude similaire par rapport à l’écart de salaire moyen entre l’industrie de départ et celle d’arrivée. La théorie concurrentielle oppose à cet argument que la migration permet un meilleur appariement entre les employés et leur occupation. Dans ce cas, le salaire reflète le gain de productivité consécutif à ce changement (Job Matching). Les estimations de Goux & Maurin (1999) sur données françaises mettent en défaut cette interprétation. Dans leur recherche des déterminants de la variation inter-firmes des salaires, ils estiment une équation linéaire reliant la politique de salaire de l’établissement et la qualité moyenne du travail. Le coefficient obtenu est négatif et peu significatif. Ainsi, il n’existerait qu’une relation très faible entre les politiques de salaire et la qualité des employés (voir également les travaux de Abowd & alii, 1996).

Selon le même principe, si les firmes à forte intensité capitalistique rémunéraient une meilleure qualité de la main d’œuvre, le taux de croissance de l’emploi dans ces firmes devrait rester comparable à celui des autres industries plus intensives en travail. Or Borjas et Ramey (2000) montrent que la croissance de l’emploi dans ces firmes est largement inférieure, laissant ainsi supposer que la causalité serait inversée. Une partie des firmes à forte intensité capitalistique n’embaucherait pas des employés de meilleure qualité en rapport avec leur technologie de production mais utiliserait le capital plus intensivement pour tenter de compenser un niveau initial élevé des salaires.

Si les différences de salaire provenaient réellement d’une distribution inéquitable de la qualité de la main d’œuvre entre industries, une baisse sensible du différentiel devrait être observée dans les équations de salaire lorsque des variables de contrôle tenant compte des effets d’apprentissage sur le tas, d’âge, d’ancienneté sont introduits dans les estimations. Or Krueger & Summers (1988) montrent qu’après incorporation de ces effets, l’écart type des différentiels de salaire inter industrie ne diminue que de 10 pour cent. Un tel résultat démontre qu’une part des différentiels de salaires provient de caractéristiques indépendantes des employés ou de la nature de leur emploi.

Des estimations de fonctions de gain accréditent cette hypothèse, mettant en évidence la présence de déterminants non concurrentiels, liés non seulement au contexte du marché du produit mais aussi à la santé financière des entreprises. D’une part, des industries qui bénéficient pourtant d’un pouvoir de marché important offrent des salaires supérieurs. C'est ce que tend à démontrer l'effet positif du degré de concentration de l’industrie sur les salaires mis en lumière par Weiss (1966), Lawrence & Lawrence (1985), Dickens & Katz (1987). D’autre part, il existe un lien entre la profitabilité de l’industrie ou de la firme (taux de profit par employé, chiffre d’affaire par employé, etc.) 6 comme le montre de nombreuses études, qui grâce à des estimations en panel (Cf notamment Hildreth & Oswald, 1992 ; Nickell & Wadhwani, 1990) contrôlent à la fois les caractéristiques individuelles des employés et les effets potentiels de taille ou de technologie associés aux industries (Christophides & Oswald ; 1992 ; Abowd & Lemieux, 1993). Les salaires semblent alors corrélés avec diverses mesures de ce qu’il est convenu d’appeler « capacité de l’employeur à payer » (ability to pay), que celle ci provienne de facteurs internes à la firme (profitabilité) ou externes (position sur le marché du produit) 7 .

Notes
4.

Voir également Brian G., Main M., Reilly B., (1993), « The employer size-wage gap : Evidence from Britain », Economica, 60, pp 125-142.

5.

Idson & Feaster (1990) et Main & Reilly (1993) utilisent également cet argument pour expliquer l’effet de taille. Il existerait un phénomène d’auto-sélection conduisant les grandes entreprises à embaucher des employés de meilleure qualité.

6.

Voir Hodson & England (1986), Abowd et alii (1996)

7.

L’importance de cet effet dans l’explication des différentiels de salaires est estimée à environ 24% dans le cas des Etats Unis sur la période 1965-1984 (Blanchflower et alii, 1996).