Enjeux et structure de la thèse

Cette thèse est consacrée à la recherche d’un corpus théorique faisant de l’échange de dons une pratique rationnelle de deux individus engagés dans une relation économique. Les fondements sociologiques et psychologiques du « salaire juste » impliquent que les agents déterminent leurs comportements en fonction de considérations allant au delà de la pure maximisation des gains monétaires. Ces considérations conduisent les agents à rechercher une certaine justice distributive en ajustant leur comportement sur celui de leur partenaire. Prouver l’existence de telles motivations complémentaires dans le contexte particulier de la relation d’emploi, préciser leur nature et leurs conséquences sur le degré de coopération des agents constituent les étapes de notre démarche et représentent les conditions nécessaires pour juger de la pertinence de l’échange de dons dans l’explication de la spécificité des pratiques salariales des firmes.

L’existence de motivations extra matérielles dans le processus de décision économique des agents a été mis en lumière par les travaux expérimentaux menés récemment sur les jeux de négociation bilatérale, et, plus particulièrement, sur le jeu d’ultimatum (Guth, Smittberger & Schwarze, 1982). D’après la théorie, de ce type de jeu, donnant à l’un des participants le pouvoir d’établir une offre « à prendre ou à laisser », doit résulter la captation de la totalité du surplus par l’offreur sans occasionner le moindre refus du répondant. En environnement contrôlé, cette prédiction est systématiquement réfutée par les sujets, même lorsque l’enjeu de la négociation atteint plusieurs mois de salaire ou qu’une pression concurrentielle est introduite via la mise aux enchères des rôles. Les proposants n’essaient jamais de s’approprier la quasi totalité de la somme à partager anticipant ainsi la propension des répondants à décliner des partages fortement inégalitaires.

Si les individus semblent exprimer des considérations relatives au bien être de leur partenaire dans le cadre du jeu d’ultimatum, quel degré de généralité conférer à de tels résultats ? Est-il possible d’identifier plus précisément la nature des motivations conduisant à de tels équilibres ? La stabilité de ces résultats est-elle acquise quel que soit l’environnement ? Quelle est l’influence de l’institution de jeu sur les choix de stratégie ? Bref, de tels résultats ont-ils du sens quand le jeu est une relation entre un employeur et un employé ?

Le chapitre premier présente les principales contributions de la littérature expérimentale sur le jeu d’ultimatum. Les expériences conduites montrent que l’aversion au partage inégalitaire ne peut être considérée comme un comportement déviant lié à un cadre de jeu spécifique (section 1). Les agents sont prêts à sacrifier des montants substantiels pour punir des partenaires trop égoïstes. L’introduction d’asymétries d’information et de restrictions sur la capacité de punition des joueurs permet de relativiser la nature stratégique de tels comportements coopératifs. Bien que les sujets profitent des institutions de jeu, ils tentent néanmoins de sauvegarder les apparences d’un comportement bienveillant. De plus, dans les jeux assortis d’une impunité totale pour les proposants, le partage juste constitue encore la règle. Ainsi, le comportement des sujets dans les jeux de négociation bilatérale résulte de la combinaison entre des motivations matérielles et motivations sociales. L’importance de chacune des motivations dépend du contexte de l’interaction (motivation extrinsèque), mais aussi de la nature du joueur (motivation intrinsèque). Pourtant les motivations sociales revêtent des formes multiples, de l’altruisme jusqu’à l’envie. La seconde section de ce chapitre essaie de discriminer entre les motivations sociales et d’isoler celles qui induisent les conséquences comportementales les plus importantes tant sur la détermination des salaires par l’employeur que sur les choix de niveau d’effort de l’employé. Les expérimentations sur le jeu d’échange de dons, qu’elles soient ou non contextualisées permettent de montrer que les choix sont principalement affectés par des considérations de réciprocité. Les joueurs sont prêts à sacrifier des montants importants aussi bien pour punir un partenaire égoïste que pour récompenser un comportement bienveillant. La nature réactive de tels comportements de sanction et de récompense vis à vis d’une norme équitable sont mis en évidence, ainsi que l’influence majeure des intentions dans leur mise en œuvre. Au terme du premier chapitre, il est établit que l'évidence expérimentale confirme l’hypothèse de Akerlof et Yellen selon laquelle des considérations extra-matérielles sont susceptibles d’affecter les choix des employeurs et des employés. Deux résultats majeurs ressortent: la réciprocité est la motivation sociale la plus importante et la nature des individus (motivation intrinsèque) détermine l'impact réel de la réciprocité sur le degré de coopération. Un comportement de réciprocité est entendu comme toute action entreprise par un joueur, coûteuse ou non, qui est guidée par la perception du joueur de la bienveillance de l’action (observée ou anticipée) de son partenaire. L'employé doit préalablement définir ce qu'est pour lui le salaire juste et anticiper la norme d’effort désirée par l’employeur. Il en va de même pour l'employeur qui doit fixer ce qu'il considère comme l'effort juste et anticiper le salaire désiré par l'employé. Ces normes fonderont leur appréciation de la bienveillance de l’autre. Il s'agira alors de déterminer dans quelle mesure de telles normes exercent un pouvoir attractif sur la détermination finale des salaires. Existe-t-il des conditions minimales en termes de motivation intrinsèque permettant l'apparition de pratiques stables d’échange de don ? Ces pratiques émergent-elles de l’appariement entre un employé et un employeur réciproque? Plus généralement, quels équilibres résultent de la confrontation de types d’individus différents ? Les agents ont-ils la même propension à récompenser qu’à punir ? La pertinence de l’hypothèse de Akerlof & Yellen dépend du caractère peu contraignant des conditions sur les motivations intrinsèques des agents, qui préféreront alors la coopération à l’appât du gain.

La recherche des équilibres du jeu d’échange de don entre employeur et employé passe par une recherche d'une formalisation tenant compte de l’influence des considérations de réciprocité. Dans le second chapitre, la motivation sociale est incorporée directement dans les fonctions d’utilité de l’employeur et de l’employé, leur interaction étant modélisée par un jeu d’échange de don séquentiel non répété. L’employeur a le choix entre deux niveaux de salaire, l’un incluant une prime, l’autre correspondant au prix de marché. Après l'observation de l’offre de salaire, l’employé choisit soit de dégrader son effort, soit de le maximiser. Une telle structure de jeu permet d’attribuer tout équilibre coopératif à l’expression de comportements de réciprocité. Les fonctions d’utilité utilisées sont celles initialement développées par Dufwenberg & Kirchsteiger, mais elles incluent en sus une paramétrisation afin de tenir compte de l’interaction entre l’employeur et l’employé. Il apparaît alors un seuil minimal de motivation pour que l’employé développe de la réciprocité et choisisse de maximiser son effort en réponse à une prime salariale. L’intention attribuée à l’employeur, via l'appréciation de son offre de salaire détermine le comportement de l'employé. Un employé réciproque peut dégrader son effort s’il croit que l’offre d’un salaire élevé correspond à un comportement stratégique de la part de l’employeur. La part de la rente totale revenant à l’employé influence également le choix du niveau d’effort. Plus cette part est élevée, plus faible est l’influence des intentions de l’employeur dans la stratégie adoptée par l’employé. L’étude du comportement d’équilibre de l’employeur conduit donc à formuler des propositions contre-intuitives. Des équilibres coopératifs pourraient être obtenus par l’appariement entre un employeur égoïste et un employé réciproque. La réciprocité joue un rôle inverse pour l’employeur; elle favorise l’avènement d’équilibres de prophéties auto-réalisatrices. Ces résultats sont cependant imputables à la structure asymétrique du jeu. L’employé peut déterminer la bienveillance de l’employeur à partir de l’offre de salaire qui lui est adressée, tandis que l’employeur décide de pratiquer le don sur la base d’une simple anticipation des croyances de l’employé. Le déficit informationnel subi par l’employeur conduit ce dernier à opter pour un comportement de méfiance, rendant incertain l’octroi d’une prime salariale et le développement de la coopération. Pourtant, la sensibilité des équilibres vis à vis de la valeur des paramètres de motivation pour la réciprocité des individus, entraîne une indétermination quant au statut de l’hypothèse de stabilité des pratiques de don partagées.

Dans le chapitre trois, cette indétermination est levée grâce à des simulations des comportements de l’employeur et de l’employé. Les seuils théoriques de motivation pour la réciprocité étant exprimés en fonction des paramètres caractérisant la relation d’emploi, ces simulations nous permettent de préciser les conditions nécessaires pour que l’échange de don représente la stratégie optimale des joueurs et ceci pour un large spectre de relations d’emploi. Les simulations mettent en lumière les probabilités d’offrir une prime de salaire et de maximiser l’effort conjointement. La mise en relation de ces deux séries de probabilité permet de conclure sur la nature des équilibres obtenus par les différents types d’employeur et d’employé. Il s'avère que d’une part la coopération mutuelle est d’autant plus probable que la norme d’équité est respectée et que, d’autre part, la perception des intentions des joueurs agit comme catalyseur des comportements opportunistes. Ainsi, des pratiques stables de don partage ne peuvent apparaître entre l’employeur et l’employé sans impliquer des contraintes irréalistes sur leur valorisation de la réciprocité; le respect de la norme d’équité constituant une contrainte sur l’éventail des stratégies de l’employeur. De plus, la perception de la bienveillance de l’employeur implique des réactions différenciées en réponse à une même offre. Enfin, la perception dépend des caractéristiques de la relation d’emploi à partir desquelles est déterminée la norme équitable. Transposée dans le cadre d’une relation d’emploi réelle, cette norme comporte des éléments spécifiques à l’environnement de la firme. Le pouvoir attractif qu’elle exerce sur les comportements d’équilibre fonde alors l’observation de différences de salaire non compensatrices entre les firmes.

Les prédictions du modèle théorique sont soumises à réfutation sur données individuelles françaises issues de l'enquête reponse 98dans le quatrième et dernier chapitre. La nature subjective de certaines questions posées lors de cette enquête et le fait que des informations soient disponibles aussi bien pour l’employeur que pour les employés rendent cette base de données tout à fait pertinente pour évaluer les déterminants des comportements de réciprocité. Deux estimations sont proposées. D’une part, les probabilités de conflit dans la firme en tant que phase la plus aboutie de la dégradation de l’effort de l’employé sont estimées. D’autre part, une évaluation directe des pratiques d’échange de dons entre employeur et employé est proposée. Il s'agit d'estimer les probabilités d’accroissement de la productivité consécutives à la mise en place de pratiques d’intéressement au sein des établissements. Quelle que soit l'estimation retenue, il existe un biais d’endogénéité lié à la variable choisie comme proxy de la perception de la bienveillance des individus. Ainsi, employeur et employé évaluent la bienveillance de l’autre et modifient leur comportement en accord avec cette perception. La mise en évidence de ce biais plaide pour la nature réciproque des choix d’entrer dans un conflit, de pratiquer l’intéressement ou d’augmenter le niveau de productivité. Il est à noter que le contexte particulier de l’établissement influence la perception de la bienveillance. Au total, les estimations corroborent largement les prédictions du modèle théorique. Elles renforcent la thèse selon laquelle le fairwage développée par Akerlof & Yellen est le principal déterminant de la persistance de différence de salaires non compensatrices entre les firmes.