Conclusion

L’existence d’éléments non concurrentiels dans la détermination des salaires fait l’objet d’un large consensus parmi les économistes du travail. Il est cependant peu aisé de privilégier une explication théorique plutôt qu’une autre. Toute hypothèse impliquant des rigidités de salaires ou de la mobilité de la main d’œuvre est à même de constituer une explication satisfaisante de la persistance d’écarts de rémunération significatifs entre employés similaires (Cf. Borjas & Ramey, 2000).

Parmi les explications disponibles dans la littérature, celle de Akerlof & Yellen se distingue. Elle invoque la recherche d’une certaine forme d’équité dans la distribution des revenus. Cette recherche de l'équité peut être considérée comme l'origine de paiement de primes salariales et du développement de la coopération au sein de la firme. Employeur et employé entrent dans une relation d’échange de don: l’octroi d’un salaire supérieur au niveau du marché est récompensé par un surcroît d’effort.

Cependant, malgré le potentiel explicatif qu’elle représente, la recherche d’une distribution équitable des revenus est en contradiction avec les hypothèses comportementales généralement utilisées par l’analyse économique. Elle implique que les agents sont prêts à sacrifier une part de leur gain pour atteindre une certaine justice distributive donc qu'ils ne fondent pas leurs choix sur une exploitation opportuniste des caractéristiques de l’interaction, sans tenir compte du niveau de bien-être de leur partenaire.

L’objet de cette thèse était d’enrichir la modélisation de la relation d’emploi en prenant en considération l’influence des motivations extra-matérielles dans les choix de comportement de l’employeur et de l’employé, ce qui permettrait de considérer les pratiques d'échange de don comme le fondement des différentiels de salaire entre firmes.

Les principaux résultats expérimentaux sur les jeux de négociation bilatérale montrent que le comportement des agents est le produit d’une combinaison entre gains matériels et motivations sociales. La nature de l’arbitrage effectué entre ces deux considérations dépend du contexte de l’interaction et de la nature du joueur. Il apparaît alors que les considérations de réciprocité sont un déterminant majeur du comportement des agents.

La réciprocité comme motivation sociale dominante dans la relation d’emploi trouve un écho favorable dans diverses réfutations expérimentales du jeu d’échange de cadeau. Les agents sont prêts à sacrifier des gains substantiels pour punir un partenaire égoïste ou pour récompenser une action bienveillante. La caractéristique principale de tels comportements de réciprocité est que l’appréciation de la bienveillance de l’autre repose non seulement sur son action mais aussi sur les intentions qui lui sont attribuées. Ainsi, des offres généreuses peuvent être sanctionnées, si elles sont interprétées comme relevant d’une simple coopération stratégique. De la même façon, une action objectivement malveillante n'impliquera aucune sanction, si son responsable ne dispose que d’une marge de manœuvre limitée.

L’incorporation directe des considérations de réciprocité via l’ajout de gains psychologiques dans les fonctions d’utilité permet d’exprimer la nature des arbitrages entre appât du gain et recherche de justice distributive . Elle permet également de préciser les conditions sur la motivation intrinsèque pour la réciprocité, et ceci permet l'apparition de pratiques stables d’échange de don.

Les intentions attribuées au partenaire jouent ainsi un rôle prépondérant dans les décisions, en altérant les coûts d’opportunité associés aux comportements coopératifs. Il existe chez l’employé un seuil de motivation pour la réciprocité minimal, tel qu’il choisit systématiquement de maximiser son effort en réponse à l’octroi d’une prime de salaire. La difficulté provient donc du comportement de l’employeur. En effet, dans un jeu d’échange de dons, l’octroi d’une prime de salaire constitue sa seule opportunité de gain positif. Une telle offre peut donc être interprétée par l’employé comme émanant d’un comportement plus stratégique que coopératif. De plus, l’employeur est contraint à faire une proposition de salaire sans pouvoir préalablement observer le comportement passé de l’employé. Ces deux éléments justifient l’existence d’équilibres de prophéties auto-réalisatrices qui bloquent la mise en place du cercle vertueux de la coopération.

Les comportements d’équilibre sont cependant sensibles à la valeur des seuils de motivation minimale pour la réciprocité, eux mêmes exprimés en fonction des paramètres décrivant la relation d’emploi.

Des simulations des comportements de l’employeur et de l’employé pour un vaste échantillon de relations d’emploi permet de lever l’indétermination laissée par les résultats théoriques. Les simulations confirment l’importance des intentions attribuées à l’autre dans les choix des agents et révèlent le pouvoir attractif des normes de partage considérées comme équitables. Elles conduisent, in fine, à identifier des plages de stabilité d’une pratique partagée du don. Force est de conclure que seul le respect de la norme d’équité peut garantir que les probabilités de coopération mutuelle soient maximales. Les simulations mettent par ailleurs en lumière l'existence d'une relation positive entre salaire et effort pour la majorité des cas envisagés. Toutefois, cette relation admet un maximum au delà duquel toute augmentation de salaire se traduit à la fois par la dégradation des probabilités de coopération de l’employé et par une restriction des pratiques de don.

La soumission du modèle à réfutation économétrique ne permet pas de réfuter l'importance des considérations de réciprocité au sein de la relation d'emploi. Tant au niveau de l’estimation de la probabilité de conflit dans la firme que de l'évaluation directe des pratiques d’échange de don, l'existence d'un biais d'endogénéité lié à la perception de la bienveillance des individus peut être mis en lumière: employeur et employé évaluent la bienveillance de l’autre et ajustent leur comportement en accord avec cette perception.

Dans le modèle théorique, la bienveillance du partenaire est évaluée par rapport à la distribution des gains entre les deux acteurs de la relation d’emploi. Si les agents expriment une préférence pour la réciprocité, les variables de rémunération ne doivent pas être significatives. L'ensemble des résultats économétriques corroborent largement cette hypothèse. Dans le cas des employés, les estimations économétriques confirment que ce n’est pas le niveau de rémunération en lui-même qui conditionne l’entrée dans un conflit ou l’augmentation de la productivité mais bien la déviation vis a vis de la norme jugée équitable.

Par ailleurs, des éléments spécifiques à l’environnement de l’établissement tels que l’âge, la taille, le type d’activités ou la position sur le marche du produit apparaissent comme des déterminants des perceptions de la bienveillance. Ces dernières trouvent donc largement leur origine au niveau de la firme.

L’hypothèse selon laquelle employeur et employé sont inscrits dans une relation d’échange de cadeaux dont la stabilité est garantie par l’expression de considérations de réciprocité apparaît donc comme une explication satisfaisante de l’hétérogénéité des pratiques salariales pour des employés qualitativement similaires.