1.1. La justification linguistique de la rupture entre l’oral et l’écrit

Selon ce courant linguistique, le passage à l’écrit n’hérite pas des acquis de l’oral, bien au contraire. Il n’existe pas de relation directe entre le message oral et le message écrit. « ‘Nous ne pouvons que très rarement et très approximativement nous appuyer sur la langue orale pour tenter de trouver, voire de retrouver l’orthographe d’un mot ou d’un groupe de mots’ »33 affirme Béatrice Pothier. Sur un registre linguistique uniquement, la rupture entre la langue orale et la langue écrite provient déjà de l’existence d’un alphabet de 26 lettres et d’une phonie composée de 36 phonèmes. Cette constatation soulève, par conséquent, l’idée d’une véritable « ‘non adéquation grapho-phonétique’ »34.

L’autonomie ne se limite pas à la constitution des deux langues. Elle s’exprime également de manière conceptuelle. A cet égard, il est à noter que les enseignants utilisent régulièrement, dans leur langage, des concepts de langue comme si les élèves en maîtrisaient la référence à l’une ou à l’autre des deux langues. Si nous dressons l’inventaire des concepts de la langue orale et de la langue écrite, force est de constater que chacune d’elles revendique un territoire bien défini. En conséquence, l’utilisation de ces concepts, dans le langage de l’enseignant, devrait témoigner une claire appartenance soit à la langue orale soit à la langue écrite. Or, trop souvent, une confusion se manifeste déjà à ce niveau. Par exemple lorsqu’il dit : « ‘tu vois Fabien, la première lettre de ton prénom, c’est la lettre [F]’ », les propos ne facilitent pas la compréhension du fonctionnement de la langue dans lequel un signe se réfère à deux réalités, l’un, sonore, appartient à la langue orale, l’autre, alphabétique, se situe sur la langue écrite. Par ailleurs, la langue écrite offre, sous cet angle, une liste plus importante que celle présentée par la langue orale. La découverte de l’écrit n’en sera que plus ardue et nécessitera une attention toute particulière de la part des enseignants.

Figure n°19Les concepts de langue orale et de langue écrite
Langue orale Langue écrite
Phonème Lettre
Liaison Alphabet
Diction Graphème
Syllabe orale Ponctuation
Archiphonème Lettre muette
Accords
Segmentation
Syllabe écrite
Phrase
Majuscule

Si les concepts énoncés dans ce tableau correspondent bien à des terrains connus, l’un mérite une attentive exploration. Il s’agit de l’archiphonème. Le dictionnaire en donne la définition suivante : « ‘ensemble des caractéristiques pertinentes communes à deux phonèmes dont l’opposition est neutralisée’ »35. Afin de compléter l’explicitation de cette définition, considérons deux phonèmes : [f] et [v]. Ce dernier est un phonème sonore dans la mesure où il s’accompagne de la vibration des cordes vocales. Le premier, [f] , n’obéit pas à cette loi : il se présente comme un phonème sourd. Le proximité immédiate de deux phonèmes, l’un sourd et l’autre sonore, dans un seul mot ou dans deux mots voisins, modifie l’émission orale. Cette perturbation intervient quel que soit l’ordre d’apparition des deux phonèmes. Le mot « cheval » devient, dans le langage familier, /∫fal/ au lieu de /∫Eval/. Le phonème [v] se transforme en [f] en raison de la proximité de [∫] et en l’absence de prononciation du phonème [E]. D’un point de vue linguistique, se manifeste un phénomène d’assourdissement. La sonorisation, pour sa part, correspond à l’influence d’un phonème sonore sur un phonème sourd, situé près de lui. Cette modification de langage, introduite par l’archiphonème, se répercute à l’écrit. La transcription du mot « cheval » risque d’aboutir, dans l’hypothèse d’une fidélité à l’oral, à l’erreur suivante : « chfal ». Ceci constitue un élément supplémentaire pour plaider en faveur d’une séparation entre la langue orale et la langue écrite et conclure : « ‘la langue écrite est une langue étrangère par rapport à la langue orale’ »36.

Forts de leurs convictions linguistiques, les défenseurs de l’autonomie des deux langues militent pour une découverte du français très ancrée sur l’écrit. Jean-Paul Balpe se justifie : « ‘l’écrit est un système quasiment indépendant de l’oral, fonctionnant de façon autonome’ »37. A partir du moment où le langage témoigne de bonnes dispositions, la langue écrite constitue l’étape suivante de l’apprentissage. Cette option rejoint les propositions défendues par les « pédagogues du sujet » comme Jean Foucambert et Eveline Charmeux. Pour autant, il convient de prendre en compte des références théoriques bien différentes. Ce sont pour des raisons purement linguistiques que les uns justifient l’entrée par la langue écrite tandis que les autres considèrent l’écrit comme la seule voie d’émancipation psychologique et sociale pour le futur lecteur.

Notes
33.

POTHIER Béatrice, Faut-il assassiner l’orthographe?, Actes du colloque de Mai 1989, Centre d’études et de recherches, appliquées aux langues et littératures, Angers, 91 p, page 53.

34.

POTHIER Béatrice, Réformer l’orthographe ou repenser sa pédagogie, édité à compte d’auteur, Mars 1993, 166 p, page 21.

35.

Le Petit Robert, 1993, page 116.

36.

POTHIER Béatrice, Faut-il assassiner l’orthographe?, Op. Cit., page 62.

37.

BALPE Jean-Paul, Pratique de l’orthographe au cycle élémentaire, Armand Colin, 1976.