0111.2. La notion de flux de langues

Ce qui ressort essentiellement de l’observation de notre population renvoie à cette différence d’acquisitions entre un langage acceptable, voire bien élaboré, et une langue écrite défaillante. Ce tableau valide, d’une certaine manière, la défense de rupture entre la langue orale et la langue écrite puisque ces deux langues n’obéissent pas aux mêmes ressorts de compétence. En ce sens, nous abandonnons définitivement la voie linguistique militant pour l’association de l’oral et de l’écrit comme l’exprime Laurence Lentin : « ‘pour moi, la langue écrite est une activité langagière, dont certaines activités se séparent de certaines variantes orales, mais je vois au contraire entre elles une grande continuité. L’enfant passe réellement du parler au lire et écrire, mais entre les deux il y a une continuité, et jamais de rupture’ »38.

L’idée d’un continuum entre le langage et l’écrit n’est pas tenable, non pas seulement en raison d’une base instrumentale et conceptuelle distincte, mais parce que les deux langues évoluent dans des environnements très différents. A ce propos, Roman Jakobson et Linda Waugh nous rappellent que « ‘lire et écrire supposent l’espace, tandis que la parole est un phénomène essentiellement temporel’ »39. Cette réalité incontournable de la langue ne s’apparente pas à une difficulté secondaire ; elle crée des conditions de différenciation entre un statut de locuteur et celui de scripteur, entre des compétences en langage et des obstacles avec l’écrit. La position des partisans de la discontinuité (par la rupture) entre la langue orale et la langue écrite développe une argumentation linguistique qui s’adapte bien à notre population.

Toutefois, l’analyse de la langue, de la part de cette linguistique de l’écrit, demeure trop figée. Elle ne prend pas en compte la dynamique d’apprentissage de l’enfant, lui permettant de passer effectivement du langage à l’écrit. Après avoir critiqué les chercheurs qui confondent oral et écrit, Nina Catach dénonce ce nouveau travers : « ‘d’autres, frappés par la spécificité incontestable de certains aspects des systèmes d’écriture, parlent, peut-être un peu rapidement, d’autonomie des deux médias’ »40. Dans des propos assez similaires, Alain Bentolila s’oppose aux partisans de la rupture : « ‘ils n’ont pas pris le temps ni la peine d’interroger la langue dans ses fondements afin de découvrir la cohérence et la régularité de son fonctionnement ainsi que les grands universaux qui régissent sa forme écrite comme sa forme orale ’»41

Si la fusion oral-écrit entraîne une probable confusion pour l’élève, la scission n’offre pas, non plus, les conditions de compréhension et d’explication d’un fonctionnement linguistique. Or, les difficultés de notre population, au demeurant centrées sur l’écrit, témoignent d’une imparfaite maîtrise de l’instrument de langue. La rupture entre le langage et l’écrit nie l’existence d’un flux de langues, c’est-à-dire d’un mouvement entre la réalité sonore et verbale de la langue d’une part et la réalité scripturale d’autre part. Ce mouvement apparaît pourtant essentiel pour notre population qui, nous l’avons souligné, procède beaucoup par soumission phonographique. Ces individus ne gèrent pas, avec suffisamment de contrôle, ce flux entre l’oral et l’écrit que de nombreuses activités scolaires sollicitent. Ainsi, la lecture évolue de langue écrite à la langue orale (dans le cas d’une lecture à voix haute) tandis que la dictée passe de la langue orale à la langue écrite. Dans ces deux domaines, le rapport entre l’élève et la langue diffère sensiblement : le sujet est soit émetteur ou récepteur et selon cette posture il est confronté à une langue qui se manifeste sous une version acoustique ou visuelle.

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Figure n°20Schématisation du concept de flux de langues
  1. La lecture convoque, en première instance, une réception visuelle de données. L’enfant perçoit les éléments de la langue écrite : les lettres, les mots, les phrases, les indices, le sens, etc... Cette tâche prend ensuite une fonction d’émission orale lorsqu’il s’agit de lire à voix haute pour soi ou pour un groupe. L’action est intériorisée dans le cas d’une lecture silencieuse.

  2. La dictée offre un déplacement inverse. Elle se situe d’abord dans une situation de réception sonore où l’élève se concentre sur l’écoute et sur la compréhension du message verbal. D’un contexte d’oralité, cette situation initiale devient une réalité de langue écrite par laquelle l’enfant perd son statut de récepteur au profit de celui d’émetteur.

Ces deux activités traditionnelles, la dictée et la lecture à haute voix, ne sont certes pas la référence ultime des compétences de la langue. Si, trop longtemps, elles ont encouragé une forme de sélection scolaire, elles n’en constituent pas moins des espaces d’évaluation sur la maîtrise de la langue. Par ailleurs, elles restent prescrites, aujourd’hui encore, dans les instructions ministérielles.

Le flux de langues justifie pleinement que l’on ne s’en tienne pas à une description statique, quoique pertinente, de la langue. Apprendre la langue passe par un mouvement de l’esprit entre une langue orale et une langue écrite. Il y a donc à saisir cette dynamique de l’objet que le sujet doit reproduire. Si l’autonomie se défend d’un point de vue théorique, il n’en reste pas moins vrai que le débutant lecteur et scripteur s’accroche à des compétences acquises de langue orale pour entrer dans la langue écrite. Qu’il s’agisse d’Hélène ou de Quentin, cet appui sur l’oral s’avère désordonné dans la mesure où ils ne maîtrisent pas, eux-mêmes, la relation entre les deux langues. Alain Bentolila revendique la nécessité d’observer l’oral pour accéder à l’écrit : « ‘il est utile de souligner que mieux on aura engagé les enfants entre cinq et six ans à effectuer une véritable analyse de leur langage oral à tous les niveaux, plus leur entrée dans la pédagogie méthodique de l’écrit s’en trouvera facilitée’ »42. Plutôt que de leur proposer un autre modèle linguistique, ne faut-il pas mieux faire évoluer celui qui est déjà en place ? Cette question fait débat. Pour autant, l’existence d’un mouvement linguistique entre deux langues distinctes, orale et écrite, incite à interroger l’élève au sujet de cette dynamique. L’objectif serait de comprendre la réalité de son propre flux de langues.

La linguistique de l’écrit, comme celle de l’oral, se préoccupe prioritairement de l’adhésion à un modèle théorique. Ses partisans ne questionnent l’élève que pour mesurer l’écart entre son savoir linguistique et leur propre conception de la langue. On ne se préoccupe guère de la manière dont l’élève élabore son rapport à la langue. Bien que les linguistes « autonomistes » soulignent, à juste titre, le caractère singulier de l’écrit par rapport à l’oral, ils n’entendent pas la démarche propre de l’enfant. En ce sens, ils ne cherchent pas à la perfectionner, à la faire évoluer. Pour cette raison, cette voie linguistique ne permet pas d’intervenir sur les difficultés de notre population.

Notes
38.

LENTIN Laurence, La dépendance de l’écrit par rapport à l’oral : paramètre fondamental de la première acquisition du langage, pp 113-12, in Pour une théorie de la langue écrite, Op. Cit. page 121.

39.

JAKOBSON Roman et WAUGH Linda, La charpente phonique du langage, Editions de Minuit, Paris, 1980, 336p, page 93.

40.

CATACH Nina, Pour une théorie de la langue écrite, Op. Cit., page 13.

41.

BENTOLILA Alain, De l’illettrisme en général et de l’école en particulier, Plon, Paris, 1996, 217 p, page 35.

42.

BENTOLILA Alain, CHEVALIER Brigitte, FALCOZ-VIGNE Danièle, La lecture, Nathan, Théories et Pratiques, Paris, 1991, 277 p, pages 2-3.