Deux conceptions du « lire-écrire » en matière d’apprentissage ont depuis longtemps été formulées, soit dans une logique de découverte des mécanismes, soit dans une perspective de prise en compte du sens. Au fond, si l’une comme l’autre souhaitent atteindre la compréhension d’un écrit, les moyens pour y parvenir sont souvent divergents. L’approche interactive revient sur ces deux voies, graphophonétique et idéo-visuelle, en affirmant qu’elles sont, toutes les deux, utiles au débutant lecteur. Mais que signifie exactement cette notion d’utilité?
Les deux voies se sont accomplies, jusqu’à présent, en quasi autarcie dans la mesure où le débat, fortement connoté d’idéologie, a abouti à une rigidité des positions, presque d’une certaine façon à un radicalisme pédagogique. Un second élément explique, en partie, la faiblesse des échanges entre ces deux voies: il renvoie au caractère dialectique de l’apprentissage de la langue. Il convient d’entendre dans ce terme de dialectique la difficulté à mettre en oeuvre simultanément des éléments qui, dans la situation de découverte, se contredisent. Gérard Chauveau apporte la précision suivante: « ‘il y a dialectique quand la solution exige des synthèses et la construction d’interdépendances entre les procédés conçus au départ comme opposés, soit simplement comme étrangers l’un par rapport à l’autre. L’acte de lire exige des synthèses entre des opérations de sens contraire’ »55.
Tentons tout d’abord une représentation du parcours pédagogique proposé par chacune des deux voies habituellement reconnues :
Les deux démarches classiques, graphophonétique et idéo-visuelle, ont évité cet obstacle de la dialectique en choisissant, délibérément et probablement à tort, un unique versant méthodologique. Plutôt que de séparer ces éléments antagonistes qui se manifestent lors de la découverte de la langue, l’approche interactive non seulement les accepte mais les inclut dans son dispositif d’apprentissage. Analysant l’approche interactive et dialectique, Jean Pierre Gaté pointe également cette même association : « ‘le code comme outil au service de l’acte lexique et le sens comme visée de l’acte sont interdépendants et autant nécessaires l’un que l’autre ’»56. Sur ce plan, cette approche croit inévitable la difficulté de l’élève, confronté à la mise en action de procédures de lecture, souvent en opposition. Tout le problème pour l’enseignant se conçoit, alors, comme une capacité à gérer ce passage délicat. Avec un objectif d’accompagnement, il lui revient de proposer deux parcours possibles de telle sorte que l’élève puisse opter pour l’un ou pour l’autre. La démarche de l’approche interactive est, à ce niveau, très singulière car on ne cherche pas, chez l’enfant, l’adhésion à un comportement type de lecteur. L’abandon d’un modèle unique d’apprentissage s’affirme nettement. La fourniture à l’élève de moyens divergents d’accès au « lire-écrire » constitue la stratégie déployée. De ce point de vue, l’approche interactive et dialectique se situe bien en phase avec notre problématique, sensible à une forte implication de l’enfant. Ce qui déçoit toutefois concerne l’absence de questionnement réel autour du mode d’élaboration de la langue. L’apprenant est laissé à sa propre construction, comme si la seule présentation de plusieurs chemins garantissait automatiquement la réussite.
La démarcation entre cette nouvelle approche et les anciennes s’accentue dans la manière singulière de concevoir l’apprentissage. Si beaucoup d’auteurs croient en une découverte linéaire et progressive, les « interactifs » traitent cette idée de développement avec une certaine distance. D’après eux, les avancées de l’enfant ne rendent pas compte d’une continuité aussi rassurante. L’acte de lire est trop complexe pour que les acquis des élèves ne soient pas enchevêtrés dans un ensemble difficile à cerner. Cette prise de position ne manque pas d’originalité car, à propos du « lire-écrire », les modèles développementaux constituent souvent une référence.
Cet auteur n’est pas le seul à mettre en avant l’idée de développement car Emilia Ferreiro, proche de la théorie de Piaget, propose quatre étapes pour accéder à la langue: pré-syllabique, syllabique, alphabétique et orthographique. Uta Frith, suivant la même démarche, découpe la découverte de l’écrit en trois stades successifs qu’elle appelle logographique, alphabétique et orthographique. Jacques Fijalkow décrit, toujours selon cette même idée de développement, quatre niveaux de maîtrise pour un élève entrant dans l’écrit: figuratif, visuel, oral et orthographique. Peter Bryant écrit sans hésitation à ce sujet: « ‘la lecture se développe dans le sens où les enfants passent par une série d’étapes bien définies dans leur cheminement vers l’acquisition de la lecture et de l’écriture ’»57.
Cet inventaire laisse penser que l’unanimité règne et, qu’en fin de compte, les partisans de l’approche interactive seraient véritablement isolés. S’il est exact que la majorité des positions s’appuie largement sur une description « étapiste » de l’apprentissage du « lire-écrire », un chercheur comme Jésus Alégria conteste, avec son équipe, cette présentation: « ‘il nous semble essentiel d’émettre quelques réserves à propos de la notion de stade ’»58.
Au fond, si la notion de développement n’est pas contestable en soi, tout dépend en réalité de l’utilisation qui en est faite: faut-il croire que la découverte du « lire-écrire » réponde à une logique cumulative d’acquisitions avec des paliers successifs ou bien alors, le développement s’accomode-t-il, en réalité, de multiples trajectoires associées. D’un côté, la présentation en stades offre une simplicité éclairante et probablement quelque peu naïve mais, par ailleurs, la complexité de l’analyse renvoyant à une grande variété de relations peut entraîner vers une difficulté de compréhension. Roland Goigoux, défenseur de l’approche interactive, soutient aussi la rupture avec les modèles développementaux classiques qui n’utilisent que la voie grapho-phonétique ou la voie idéo-visuelle. Il donne une précision sur l’appréciation du « lire-écrire »: « ‘A l’opposé de cette conception linéaire, nous formulons l’hypothèse d’une simultanéité et d’une complémentarité de développement de ces deux voies’ »59. L’utilité des voies classiques par rapport au « lire-écrire » réside donc dans leur complémentarité, dans leur association, en fait dans leur interactivité.
En écho à l’évocation des deux voies habituelles de découverte, l’approche interactive précise les deux traitements distincts de l’écrit, jusqu’à présent considérés comme inconciliables:
le traitement grapho-phonique des mots qui s’apparente à l’exercice habituel de décodage. Le modèle ascendant (bottom up) des méthodes traditionnelles n’est, en conséquence, pas à rejeter car « la méconnaissance des règles de correspondance oral-écrit (code) et des conduites grapho-phoniques (codage) constitue un obstacle énorme à la construction du savoir-lire »60.
le traitement sémantique et conceptuel du texte qui renvoie à la recherche de sens. « Les enfants deviennent vraiment lecteurs quand ils cessent de se focaliser sur les seules marques écrites pour questionner le contenu du texte »61. C’est alors le modèle descendant (top down) des méthodes préconisées par Smith, Goodmann et Foucambert qui est retenu car la démarche idéo-visuelle présente des finalités attrayantes à propos du sens.
Cette démarche, à deux niveaux, fait dire à Gérard Chauveau d’une part qu’il existe « un double pilotage de l’activité de lecture » et que, d’autre part, l’enfant apprenti-lecteur est à la fois « chercheur de code et chercheur de sens ». L’attrait de l’approche interactive est indéniable. Le premier intérêt concerne la rencontre du code et du sens. Guy Robillard abonde en cette position : « ‘les maîtres qui obtiennent les meilleurs résultats sont ceux qui abordent parallèlement l’apprentissage du code et la compréhension du texte’ »62. L’autre intérêt s’affiche dans le regard qu’elle porte sur l’évolution du « lire-écrire ». La découverte, détachée d’une progression unimodale, a de quoi convaincre les praticiens. La découverte paraît effectivement souvent le jeu de multiples regards sur l’écrit et la réussite du « lire-écrire » est peut-être liée à leur gestion.
Pourtant, quelques chercheurs s’élèvent contre cette approche de l’interactivité. Jean Foucambert exprime ses réserves: tout d’abord, il critique l’opposition qui est avancée sur les orientations grapho-phonétique et idéo-visuelle. « ‘Cette opposition stricte est un piège car les deux modèles ne sont pas symétriques ’»63. Cet argument est recevable quant à la mise en oeuvre pédagogique de chaque orientation, largement adaptée par les enseignants, mais sur le fond, il existe bel et bien des positions qui s’apparentent à celles de la thèse et de l’antithèse. La seconde critique est une objection sur la nature interactive. Selon Jean Foucambert, la démarche interactive ressemble plutôt à une juxtaposition et non à une interaction. En effet, il ne voit pas clairement la mise en action simultanée du sens et du code mais, en fait, un maintien de la dimension grapho-phonétique: « ‘l’introduction du modèle interactif aura servi à légitimer d’abord les deux entrées pour finalement (mais peu importe ici) en privilégier une et donc revenir au modèle ascendant’ »64. Celui qui a introduit la théorie de Smith et Goodman croit alors à une interaction de surface à tel point qu’il transforme le terme pour en retenir un autre. Il écrit alors: « ‘c’est pourquoi il est préférable, pour marquer la rupture avec cette dérive du modèle interactif, de parler du modèle interactionniste’ »65. Accordons à ces critiques la sagesse d’avertir le praticien; il ne faut pas totalement évincer le risque d’un pseudo-changement où une présentation plus moderne cache en réalité un maintien des traditions.
Au terme de cette visite de l’approche interactive, nous observons une innovation notable dans la manière de gérer l’apprentissage, sans pour autant qu’apparaissent nettement des nouveautés dans l’apprentissage lui-même du « lire-écrire ». Pour reprendre une expression de l’approche interactive, les élèves de notre population sont chercheurs de sens mais ils ne sont guère chercheurs de code. Plus précisément, les défaillances en matière de code sont telles qu’elles constituent un handicap majeur pour la compréhension d’un document écrit et, plus encore, pour la création d’un texte personnel. Judicieusement, les partisans de l’interactivité du « lire-écrire » délivrent un message de pédagogie différenciée sur la démarche d’apprentissage. Mais, entre la voie grapho-phonétique et la voie idéo-visuelle, aucune connexion ne suggère la possibilité de maîtriser des va-et-vient entre son et sens. Gérard Chauveau s’explique : « ‘dans nos centaines d’observations, nous n’avons jamais vu d’enfants bons lecteurs qui lisaient soit par le code, soit par le sens’ »66. C’est un fait incontestable qu’un bon lecteur maîtrise toutes les compétences de la lecture. Néanmoins que fait-on des élèves qui ne suivent pas ce parcours d’excellence ? Encore une fois, nous recherchons la possibilité de donner du sens au code afin de vérifier si la compréhension des mécanismes de lecture s’accompagne d’une facilitation de l’apprentissage du « lire-écrire ». L’approche interactive et dialectique ne résout pas notre problème. Nous reconnaissons pourtant, à travers l’appartenance théorique de la psycholinguistique, l’existence d’un rapprochement entre notre questionnement et un espace éventuel de résolution.
CHAUVEAU Gérard, ROGOVAS-CHAUVEAU Eliane, Les chemins de la lecture, Editions Magnard, Collection « Les guides Magnard », Tournai, 1994, 120 p, page 44.
GATE Jean Pierre, Eduquer au sens de l’écrit, Op. Cit., page 34.
BRYANT Peter, Rapports entre les premières expériences de l’enfant et l’apprentissage de la lecture, in Les entretiens Nathan, Actes 2, sous la direction d’Alain Bentolila, Edition Nathan, 1992, 255 p, page 21.
ALEGRIA Jesus, LEYBAERT Jacqueline, MOUSTY Philippe, chapitre 8 Acquisition de la lecture et troubles associés, p 105-126, in Evaluer les troubles de la lecture, Editions DeBoeck Université, Bruxelles, 1994, 272 p, page 112
GOIGOUX Roland, Une étude de l’apprentissage initial de la lecture en cycle 2: premiers résultats, in Les entretiens Nathan, Acte 2, Edition Nathan, Paris, 1992, 255 p, page 39.
CHAUVEAU Gérard, ROGOVAS-CHAUVEAU Eliane, Les chemins de la lecture, Op. Cit., page 48.
CHAUVEAU Gérard, ROGOVAS-CHAUVEAU Eliane, Les chemins de la lecture, Op. Cit., page 48.
ROBILLART Guy, L’apprentissage de la lecture au cycle des apprentissages fondamentaux, pp 139-153, Observatoire National de la lecture, Ministère de l’Education Nationale, 1996, 215 p, page 153.
FOUCAMBERT Jean, Le maître, l’enfant et la lecture, Op. Cit., page 127.
FOUCAMBERT Jean, Le maître, l’enfant et la lecture, Op. Cit., page 128.
FOUCAMBERT Jean, Le maître, l’enfant et la lecture, Op. Cit., page 129.
CHAUVEAU Gérard, Comment l’enfant devient lecteur, Editions Retz, Paris, 1997, 192 p, page 113.