Une première orientation psycholinguistique s’appuie sur une interactivité de la découverte du code et du sens. Différemment, l’orientation graphique mise sur la connaissance que l’enfant possède de la langue écrite, en situation de transcription. Cette compétence va être l’objet d’une exploration allant du plus petit geste d’écriture jusqu’à sa maîtrise complète. L’élément de base qui préside à cette orientation concerne, avant tout, la capacité de l’enfant à s’ouvrir sur ce monde de l’écrit. Dominique Fily, adepte de cette orientation graphique, s’explique : « ‘certains considèrent que la lecture doit être prioritaire par rapport à l’écriture. Nous pouvons nous demander si ce point de vue peut être admis comme une vérité infaillible ou si l’on ne doit pas plutôt se poser la question de la place et du rôle de l’écriture dans l’acquisition de la lecture, imaginant qu’elle puisse précéder la lecture’ »67. Observons d’entrée que ce courant reprend la spécificité des faiblesses de notre population, centrée précisément sur ce passage à l’écrit. La différence réside dans le sens accordé à l’écrit : l’orientation graphique soulève, non pas une compréhension sur le code linguistique, mais une progression pédagogique s’originant dans l’action d’écriture.
Aujourd’hui, la découverte de la langue écrite se situe essentiellement au milieu du cycle 1, le plus souvent en fin de petite section. Précisons immédiatement que parler de langue écrite pour ce courant, c’est entrer dans l’exercice de transcription et non principalement de lecture. C’est essentiellement écrire à l’aide de signes graphiques tel objet familier ou son propre prénom. En classe maternelle, le contact initiatique avec l’écrit se déclenche, au moment où les enfants sont entraînés en particulier à reconnaître leur prénom. Ils l’écrivent en lettres majuscules d’imprimerie sur une feuille ou bien sur un carton afin, par exemple, de le placer au-dessus de leur portemanteau. Le plus souvent, avec ou sans l’aide d’un modèle, ils réalisent eux-mêmes l’écriture de leur prénom et comparent les différentes transcriptions : celui-ci a beaucoup de lettres, l’autre a plusieurs lettres identiques. Si l’écriture choisie est cursive, les lettres qui montent ou celles qui descendent sont identifiées, au même titre que les petites lettres.
Une remarque s’impose à propos de ce travail car il n’a pas toujours les mêmes objectifs et, par le fait même, il renvoie à des attentes différentes:
parfois, la transcription graphique est envisagée dans le but de reconnaître son prénom et uniquement cela. Cette perspective consacre une logique identitaire qui est mise en avant et non, directement, une entrée dans l’écrit. Si au demeurant, cette activité apparaît comme fort intéressante, elle ne peut pas être assimilée à un travail véritable sur la langue lorsqu’elle se limite à un exercice à dominante psychologique. Par ailleurs, l’élève mis dans cette situation développe souvent un comportement où sa tâche consiste à dessiner une forme plus qu’à transcrire des lettres.
parfois, à partir de la transcription graphique du prénom, toute une série d’activités sont proposées aux élèves, mais alors sur la trace écrite elle-même. La nature de ce travail est, selon cette orientation, centrée par exemple sur la symbolique de l’écriture: le prénom, en tant que signifié, est mis en correspondance avec des signes graphiques. Ce type de travail répond à un souci d’aller dans le coeur de la langue. L’objectif ne se limite pas à la simple reproduction visuelle d’un modèle, il se définit avant tout comme une première introduction de la langue écrite, et dans certains cas, un début de conceptualisation.
Les partisans d’une orientation graphique, c’est-à-dire d’un accès privilégié à la langue écrite, se situent dans cette seconde dimension. L’enjeu consiste à sensibiliser l’enfant à l’écrit avec sa spécificité graphique. Cette entrée se réalise très tôt dans la scolarisation, dès la première année d’école maternelle. Emilia Ferreiro, totalement acquise à cette idée, affirme: « ‘la meilleure façon de lutter contre l’échec scolaire en début de scolarité obligatoire est de donner des occasions d’apprentissage, le plus tôt possible, à tous les enfants’ »68. A ce titre, le reproche le plus fréquent à l’égard de cette position se rapporte à la précocité abusive des apprentissages. Faut-il vraiment entrer dans le « scolaire » dès les classes maternelles? Cette interrogation, de plus en plus vive, occupe une place conflictuelle dans le discours des enseignants. Pour quelques uns d’entre eux, la maternelle n’est pas le moment opportun des apprentissages, plutôt réservés aux classes primaires. Jacqueline Massonnet évoque cette résistance : « ‘malgré de nombreux apprentissages ’ ‘«’ ‘ spontanés » de l’écrit qui sont et continuent d’être appréhendés par les enfants à l’école maternelle, l’apprentissage de la langue écrite n’est encore envisagé comme un apprentissage véritable pour bon nombre de parents (et par de nombreux enseignants aussi) qu’à partir de l’âge de six ans’ »69. Les propos sur l’orientation graphique soulèvent une réflexion profonde autour de l’implantation de la langue. Dans la balance, les deux options présentes, à savoir la langue orale ou écrite, sont opposées pour finalement profiter à l’écrit. Sans bannir cette position, force est de constater qu’elle ne solutionne pas la situation des élèves ayant connu une entrée sur la langue orale, comme c’est le cas pour notre population, mais également pour une très grande majorité d’enfants. En ce sens, nous ne pouvons qu’émettre des réserves face à l’impasse sur la langue orale.
Le débat s’envenime, comme autant de résistances au changement, lorsqu’il est souligné qu’une norme psychologique fait que certains enfants sont plus ou moins prêts à la découverte de la langue écrite. En d’autres termes, le courant maturationniste, développant la notion de pré-requis, se manifeste comme pour faire barrage à cette conception nouvelle de la découverte de la langue axée sur l’écrit. André Inizan défend, en ce qui concerne l’accès à la lecture, l’idée que des conditions minimales sont à installer avant d’entamer un véritable travail d’apprentissage. Dans un article intitulé « ‘apprendre à lire et s’y préparer à son heure et à son rythme ’», André Inizan écrit sur les pré-requis: « ‘ils fondent et facilitent l’apprentissage’ »70. Jean Marie Besse s’oppose à cette idée de pré-requis par lequel l’école travaille des capacités comme l’orientation gauche-droite, la perception ou le rythme en délaissant à tort le contexte de l’écrit: « ‘certains auteurs préconisent de faire patienter l’enfant jusqu’au moment où il aurait acquis certaines ’ ‘«’ ‘ maturités » présentées comme ’ ‘«’ ‘ préalables » à la rencontre avec l’écrit’ »71. Ce même auteur formule une proposition: « ‘une partie de ces acquisitions ne peut-elle s’effectuer directement sur des supports écrits, dans des activités impliquant l’écrit, la communication, la représentation?’ »72. Par ailleurs, Jean Marie Besse considère que l’enfant, dans notre société moderne qui privilégie le visuel, accumule à l’égard de l’écrit des conceptualisations que l’école n’a pas le droit d’ignorer: « ‘bien avant l’enseignement de la lecture, le jeune enfant commence à se former des représentations de la langue écrite, de ses fonctions et de sa structure ’»73. Isabelle Le Guay répond à cette critique des pré-requis : « ‘certains pensent qu’il n’y a pas de ’ ‘«’ ‘ pré-requis » spécifiquement liés à l’apprentissage de la lecture. Pourtant force est de constater qu’un retard de lecture résulte très souvent d’un retard d’acquisition de certaines notions’ »74.
En définitive, le courant psycholinguistique de l’écrit s’oppose donc à deux lieux communs. L’un concerne la maturité car elle est vue comme une inertie scolaire et l’autre renvoie à la précocité considérée en réalité comme l’expression cachée de la norme. L’évocation de la maturité n’est pas sans rappeler les observations des enseignants à l’égard de notre population, pour lesquelles rien d’opérationnel n’apparaissait. « ‘Il faut abandonner l’idée d’un commencement du travail cognitif concernant la langue écrite qui coïncide avec l’initiation scolaire à la langue écrite’ »75 écrit Emilia Ferreiro qui distingue fondamentalement « ‘le droit d’apprendre (à n’importe quel âge) tel ou tel contenu scolairement et socialement valorisé et l’obligation d’apprendre à un âge scolairement défini’ »76. Il est clair que la position des psycholinguistes de l’écrit tente de briser quelques habitudes bien ancrées dans le conservatisme éducatif pour, en finalité, introduire l’écrit dès le plus jeune âge. L’objectif revient à perfectionner, de plus en plus, le regard que l’enfant porte sur la langue écrite afin que son utilisation en soit de plus en plus élaborée. Jean Pierre Jaffré analyse nettement l’enjeu: « ‘dès qu’un enfant de 3 ou 4 ans se met à laisser des traces sur un support, à l’école maternelle ou chez lui, il est aux prises avec des données de l’écriture, qui se situent à des niveaux extrêmement divers’ »77. De toute évidence, l’approche graphique souhaite introduire l’écrit, en tant que structure graphique, dès les classes maternelles.
Un des questionnements autour de cette branche psycholinguistique se rapporte à la priorité donnée à la transcription graphique. Elle apparaît sous la forme d’une disposition allant contre l’implantation de la lecture. Autrement dit, existe-t-il une prise de position qui irait jusqu’à privilégier l’écriture sur la lecture? Si, jusqu’à présent, la lecture supplante largement l’écriture dans les pratiques scolaires, il faut voir dans la défense de l’écrit un moyen de rééquilibrer la situation et une volonté d’arriver à une égalité approximative dans le temps de découverte entre la lecture et l’écriture. Jacques Fijalkow illustre cette option: « ‘la conception proposée ne consiste donc, ni à respecter la tradition en mettant l’accent sur la lecture, ni à l’inverser en mettant l’accent sur l’écriture, mais à définir un nouveau rapport entre lecture et écriture’ »78.
Par rapport au champ du savoir proprement dit, la démarche préconise l’amélioration des représentations initiales (de l’enfant) vers une conceptualisation de plus en plus juste. En ce sens, les partisans de l’approche graphique élaborent une grille suivant un schéma en étapes. Cette démarche vise à comprendre les différents niveaux de représentation de l’écrit et donc de prendre nécessairement appui sur la connaissance de l’enfant. Par conséquent, son travail devient le guide, la seule vraie direction pédagogique vers où l’enseignant doit se diriger. Ce principe est lourd d’implications pratiques car il n’est plus question de s’en tenir à une démonstration magistrale. La clarté cognitive est, en fin de compte, la visée fondamentale de toute action d’apprentissage. Ce concept de « clarté cognitive »79, introduit par John Downing et Jacques Fijalkow, déplace le discours au coeur même du savoir de l’enfant, savoir qu’il convient d’appréhender, évaluer et perfectionner. Selon cette théorie de la clarté cognitive, « ‘apprendre à lire consiste essentiellement à découvrir les fonctions et les règles de codage de l’écriture’ »80 écrivent Gérard Chauveau et son équipe.
Cette définition soulève néanmoins une réserve dans la mesure où elle limite la clarté cognitive à l’activité de lecture alors que ses précurseurs évoluent dans une psychogenèse de l’écrit, c’est-à-dire dans une description des différentes conceptualisations de la production écrite.011Le concept de clarté cognitive s’applique parfaitement à notre population, perturbée lors du passage à l’écrit. A l’instar de l’orientation graphique, les élèves de notre recherche connaissent effectivement, pour le code, une difficulté de compréhension. L’obstacle se situe par contre sur le passage d’un langage au code écrit et, non pas, dans une construction de plus en plus élaborée de l’écrit. Les principes que développe cette orientation correspondent à notre population, hormis que le problème ne se pose pas sur la langue écrite mais sur le flux allant de la langue orale à la langue écrite. Il reste à cette enquête psycholinguistique une troisième piste, celle de la direction métalinguistique. Nous nous proposons, dès à présent, de l’étudier comme source de résolution.
FILY Dominique, Faut-il enseigner la lecture ?, Syros, Paris, 1997, 158 p, page 83.
FERREIRO Emilia, Remarques sur la précocité et les apprentissages précoces, pp 119-134, in Les entretiens Nathan, Actes 4, sous la direction d’Alain Bentolila, Editions Nathan, 1994, 239 p, page 134.
MASSONNET Jacqueline, JEANJEAN Marie-Françoise, Premiers pas dans l’écrit à l’école maternelle, pp 175-204, in L’enfant apprenti lecteur, Op. Cit., page 175.
INIZAN André, Apprendre à lire et s’y préparer à son heure et à son rythme, pp 43-50 dans « Les Cahiers de Beaumont », n°55, Janvier 1992, page 45.
BESSE Jean Marie, De l’écriture productive à la psychogenèse de la langue écrite, pp 43-72, in L’enfant apprenti lecteur, sous la direction de Gérard Chauveau, Martine Rémond, Eliane Rogovas-Chauveau, Edition l’Harmattan, collection CRESAS n°10, 1993, 220 p, page 69.
BESSE Jean Marie, L’écrit, l’école et l’illettrisme, Edition Magnard, collection Les guides Magnard, 1995, 118 p, page103.
BESSE Jean Marie, L’enfant et la construction de la langue écrite, Revue Française de Pédagogie, n°90, 1er trimestre 90, pp 17-22, page 17.
Le GUAY Isabelle, La préparation à l’apprentissage de la lecture : un préalable important, pp 19-29, Observatoire National de la Lecture, Op. Cit., page 25.
FERREIRO Emilia, Remarques sur la précocité et les apprentissages précoces, Op. Cit., page 122.
FERREIRO Emilia, Remarques sur la précocité et les apprentissages précoces, Op. Cit., page 132.
JAFFRE Jean Pierre, Graphèmes et idéographie, pp 93-102, in Pour une théorie de la langue écrite, Editions du C.N.R.S, Paris, 1990, 259 p, page 94.
FIJALKOW Jacques, Entrer dans l’écrit, Op. Cit., page 58.
DOWNING John, FIJALKOW Jacques, Lire et raisonner, Edition Privat, Toulouse, 1984, Edition de 1990, 223 p, page 60.
CHAUVEAU Gérard, REMOND Martine, ROGOVAS-CHAUVEAU Eliane, L’enfant apprenti lecteur, Op.Cit., page 15.