0112.1. L’évaluation de la segmentation phonologique

C’est, à partir des années 1970, que la recherche d’Isabelle Liberman et de ses collaborateurs débute. Les premières publications apparaissent en 1974, orientées principalement sur la phonologie. La conscience de la réalité sonore de la langue s’accompagne, selon cette étude, de retentissements bénéfiques sur l’apprentissage du « lire-écrire ». Pour I. Liberman et D. Shankweiler, « ‘le mot est une structure phonologique et, lorsque nous le percevons, c’est à cette structure que nous accédons’ »117.

Par l’intermédiaire des unités linguistiques élémentaires, que sont la syllabe et le phonème, un contrôle se met en place afin d’apprécier l’importance de la conscience métalinguistique. L’évaluation consiste à dénombrer les syllabes et les phonèmes dans les mots. L’expérimentateur demande à l’élève de frapper autant de fois qu’il perçoit soit une syllabe, soit un phonème. Dans les ouvrages consultés, il n’est pas fait réellement mention des modalités de la passation: s’agit-il d’une image proposée à l’élève ou bien d’un mot énoncé par l’enseignant? Il est fort probable que la présentation d’une image soit retenue afin que le message, modélisé par l’enseignant, n’induise pas un résultat nécessairement meilleur que prévu.

L’hypothèse de la médiation de l’image sera retenue. Pour une évaluation de segmentation syllabique et phonémique, les activités obéissent à une progression selon trois temps:

  • Temps n°1 : répéter les mots-images118. On peut supposer l’existence de plusieurs niveaux de difficulté en fonction du nombre de syllabes ou de la composition sonore des mots. Clairement, le mot « chat » se dévoile comme plus accessible à une analyse des éléments sonores que le mot « crocodile ». Si nous adaptons l’épreuve, initialement en anglais, à la langue française, nous obtenons par exemple une liste de mots-images, présentés un par un et comportant des monosyllabiques comme chat, loup ou chien, des bisyllabiques comme château, panier ou encore vélo et enfin des trisyllabiques comme robinet, éléphant ou perroquet.

  • Temps n°2 : frapper les syllabes sur la table. Selon cette consigne, l’enfant frappe le nombre de syllabes, probablement en énonçant simultanément chaque syllabe. Ainsi il tape deux fois sur la table pour le mot « vélo », par exemple. Une variante de cette formule introduit le frapper dans les mains. Quel que soit le procédé retenu, l’objectif revient à découper le mot en différentes unités syllabiques.

  • Temps n°3 : frapper les phonèmes sur la table. Pour illustrer ce troisième exercice, proposons trois images de difficulté croissante : âne, car, girafe. Nous optons pour un dénombrement réalisé par le frapper des mains.

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Figure n°33Segmentation phonémique sur trois mots de difficulté croissante

Liliane Sprenger-Charolles119 rapporte les résultats précis de l’expérience développée par Liberman: le tableau, ci-après, donne pour chaque niveau de classe, les performances obtenues par les enfants.

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Figure n°34Analyse syllabique et phonémique (d’après Liberman et al., 1974)(% des enfants ayant atteint le critère de réussite)

Que ce soit sur les syllabes ou sur les phonèmes, la découverte du « lire-écrire » s’accompagne d’une amélioration considérable des performances métalinguistiques. A propos de la conscience syllabique, une maîtrise s’observe pour un élève sur deux dès la deuxième année de maternelle, c’est-à-dire en moyenne section. Ce niveau reste identique en grande section et s’accroît notablement en cours préparatoire. En ce qui concerne la conscience phonémique, le mouvement reprend le même schéma mais encore plus accentué: c’est, en dernière année de maternelle, qu’une première amorce se manifeste mais c’est surtout en primaire que ce domaine prend véritablement naissance chez une majorité d’enfants.

A propos de la segmentation phonémique, remarquons que l’activité proposée par Liberman n’est véritablement réussie qu’une fois l’apprentissage du « lire-écrire » largement entrepris. Par conséquent, selon cette expérimentation, elle ne permet pas de faire office de moyen préventif pour détecter les enfants pour lesquels la découverte pourrait s’avérer difficile. En somme, la justification de sa passation ne révèle qu’un attrait assez limité, celui d’offrir une explication à posteriori, une confirmation des lacunes repérées. Pour tel élève, son échec en apprentissage du « lire-écrire » sera démontré aussi par ses faiblesses en conscience phonémique. Cette remarque concentre avec elle une évidente déception si l’on se réfère à notre population de recherche. Nous avons rejeté, pour les enfants de notre étude, plusieurs explications infondées sur l’échec du « lire-écrire », comme l’insuffisance de maturité ou les défaillances de langage. La conscience métaphonémique, si elle s’avère postérieure ou simultanée à la compétence de lecture et d’écriture, pourrait également être exclue de l’analyse.

Notes
117.

LIBERMAN Isabelle et SHANKWEILER Donald, Phonologie et apprentissage de la lecture, Chapitre 1, pp 23-42, in L’apprenti lecteur de Laurence Rieben et Charles Perfetti, Op. Cit., page 26.

118.

Nous appellerons les mots-images, tout signifié présenté par une image et non formulé par l’adulte.

119.

SPRENGER-CHAROLLES Liliane, L’acquisition de la lecture: conscience phonologique et mécanismes d’identification des mots (perspective cognitive), in Les Entretiens Nathan, Op. Cit., page 114.