Le fait que le dénombrement phonémique, en tout cas dans la version pratiquée par les recherches actuelles, déborde le cadre de l’apprentissage du « lire-écrire » semble d’ailleurs être confirmé par les propos de Bryant lorsqu’il évoque qu’aucun non lecteur ne réussit l’épreuve126. Tout se passe comme si cette compétence de segmentation phonémique se situait au-delà de la compétence de lecture. Dans notre propos, il ne s’agit pas de mettre en doute les résultats présentés par les différentes recherches. Ils ont d’ailleurs été confirmés par d’autres chercheurs, auprès d’enfants mais aussi avec des adultes. Ainsi, sur l’expérimentation auprès d’adultes, Jean Emile Gombert fait part d’une épreuve de manipulation phonémique menée par Morais, Cary, Alégria et Bertelson sur une population d’adultes analphabètes et sur une population alphabétisée: « ‘alors que les premiers n’ont qu’un taux de 19% de réussite, 72% des seconds subissent l’épreuve avec succès’ »127. Ce résultat est en concordance avec l’épreuve américaine.
Il existe, dans l’exercice de dénombrement phonémique, une inadaptation flagrante. La métaphonologie consiste à introduire des spécificités de la langue et de montrer que les mots sont composés de sons pour comprendre et accéder ensuite à leur réalité graphique. Or, à l’écrit, cet exercice de segmentation des phonèmes ne se réalise pas comme à l’oral puisque le recours à la trace écrite simplifie considérablement la tâche. Si, à l’oral, l’élève se voit contraint de faire un inventaire complet de l’ensemble des sons, à l’écrit, la transcription s’accomplit élément par élément avec une sorte de vérification simultanée. Le scripteur écrit au fur et à mesure les graphèmes qui correspondent à l’énoncé entendu. En conclusion, les exercices de manipulation phonémique, réalisés sans support écrit mais uniquement mentalement, ne renvoient pas précisément à l’activité de lecture-écriture. Ils évoluent exclusivement dans le contexte oral de la conscience phonique, sans autoriser l’élève à introduire des données graphiques simplificatrices. Lorsque l’exercice porte sur les syllabes, le nombre d’unités linguistiques est suffisamment limité pour permettre sa réalisation.
Les activités de conscience métaphonologique, telles qu’elles sont pratiquées dans les expérimentations de Liberman et Demont, et en particulier celles qui mettent en scène le phonème, sont trop complexes pour mesurer les compétences nécessaires à la lecture-écriture. Si, dans ce domaine, nous voulons juger des prédispositions d’un enfant, il convient de ne pas proposer des exercices pour lesquels la difficulté va bien au-delà de l’acte lui-même de lire et d’écrire. Autrement dit, pour réussir les exercices de conscience phonémique, le fait de maîtriser l’écrit constitue une aide essentielle. En cela, nous soulignons que l’écrit apporte trois éléments importants : une linéarité (facilitateur pour la visualisation), une transcription de la gauche vers la droite (confirmant le début et la fin d’un mot), un ordonnancement des éléments linguistiques (imposant un ordre dans l’énoncé).
L’idée d’introduire ces trois éléments au sein même des tâches de conscience métaphonologique revient à défendre le bien-fondé d’une conscience phonographique. Non seulement ce concept établit une passerelle entre la langue orale et la langue écrite, mais il tente également d’installer un espace entre une conscience phonique toute acquise à la notion de son et une conscience graphique indexée au mode des lettres. Une autre ambition de la conscience phonographique revient à répondre au point faible de notre population de recherche, par la maîtrise du flux de langues, mouvement linguistique qui se manifeste entre l’oral et l’écrit. Désormais, il convient de développer ce concept de conscience phonographique.
C’est dans cette logique que le chercheur anglais développe un travail sur les rimes en évoquant la plus grande simplicité de cette démarche.
GOMBERT Jean-Emile, Activité de lecture et activités associées, Chapitre 3, pp 107-140, in Psychologie cognitive de la lecture de Michel Fayol, Jean-Emile Gombert, Pierre Lecocq, Liliane Sprenger-Charolles et Daniel Zagar, Edition PUF, Paris, 1992, 285 p, page 113.