2.1 La dysharmonie développementale de l’apprentissage

Cette première dysharmonie n’est pas à proprement parler spécifique de l’apprentissage du « lire-écrire » dans la mesure où elle peut concerner également d’autres savoirs. En fait, la dysharmonie développementale de l’apprentissage correspond à une priorité, donnée par l’élève, à l’étape de mémorisation sur l’étape de compréhension. Quelle que soit la notion abordée, son comportement se limite à un acte de mémorisation comme si retenir suffisait pour apprendre. Ce rapport au savoir est entretenu lorsque les activités proposées aux élèves sollicitent et encouragent une mise en mémoire systématique : retenir par coeur les lettres de l’alphabet, visualiser plusieurs mots pour pouvoir les retrouver automatiquement dans d’autres contextes, collectionner les relations phonographiques entre un signe phonétique et différentes graphies. La nature de l’activité importe peu car il semble, à l’image d’un réflexe systématiquement reproduit, que l’enfant s’en tienne à n’utiliser que le stockage de l’information, avec l’intention finale de l’émettre à l’identique dans d’autres situations.

Si des données exogènes, activités en classe et sollicitations parentales, favorisent cette voie du « tout-mémorisation », il n’en demeure pas moins vrai que des raisons, associées à l’enfant, offrent également un terrain de prédisposition. D’une certaine manière, l’activité de compréhension offre plus d’incertitude que l’activité de mémorisation au sens où mémoriser une notion c’est tout de même garder une réalité en soi ; une réalité qu’il est d’ailleurs aisé de reproduire indéfiniment. A l’inverse, le processus de compréhension s’accompagne d’une immatérialité, une forme de virtualité que l’esprit tente de combler. Il offre néanmoins, et c’est une grande qualité, la possibilité d’aller ensuite vers un acte de mémorisation solide et sensé. Au contraire, la mémorisation brise parfois l’accès à la compréhension en raison de son caractère rigide et enfermant. L’enfant s’en contente parfois et l’utilisation qu’il en fait, face à l’adulte satisfait, ne fait qu’amplifier son attrait pour la mémorisation.

L’élève en situation de dysharmonie développementale de l’apprentissage évite de procéder à des essais-erreurs dans le domaine du « lire-écrire ». Le tâtonnement est proscrit au même titre que les interrogations pour mieux saisir une notion. Le savoir ressemble à un objet formel à acquérir dans sa totalité, un produit fini qui s’approprie tel quel. Ces élèves témoignent de leurs connaissances en prenant à témoin l’adulte : ils récitent des contenus, attendent une reconnaissance, apprennent des séries de mots parfois sans raison. Leurs comportements se situent prioritairement sur un terrain quantitatif, celui du toujours plus de mémorisation. Concrètement, en termes d’évaluation et en référence à l’inventaire des compétences énoncé dans la précédente partie148, les compétences de mémorisation seront très présentes en comparaison des compétences de compréhension. Autrement dit, ces élèves produiront un score faible dans les exercices de consciences phonique, graphique et globale (étape de compréhension) et manifesteront de bonnes connaissances, mais plutôt livresques, par ailleurs (étape de mémorisation).

Très souvent, grâce à leur mémorisation, ils réussiront à tenir un parcours scolaire relativement satisfaisant en cycle 1 et en cycle 2 puis s’effondreront en cycle 3. Tant bien que mal, les élèves, concernés par la dysharmonie développementale de l’apprentissage, s’accrochent à déployer une énergie importante dans les deux premiers cycles par des actes de mémorisation de plus en plus fréquents et de plus en plus massifs. L’énergie cognitive, consacrée à cette mémorisation, occupe un espace grandissant au point d’éloigner encore davantage l’élève d’une compréhension, somme toute plus « confortable » à long terme. La mémorisation apparaît comme une opération cognitive attrayante à court terme mais terriblement épuisante à long terme. Elle entraîne l’élève vers une impasse en raison du coût cognitif toujours plus élevé qu’il doit payer. Nous nous risquons à prendre l’image de l’automobiliste qui mémorise un trajet : si la distance est limitée, le recours à la mémorisation demeure une arme efficace. Par contre, sur plusieurs kilomètres, il sera plus difficile, voire impossible, de s’y retrouver. D’autres moyens seront alors à mettre en oeuvre pour réussir. L’élève, en situation de dysharmonie développementale, reste accroché à un même traitement des données sans pouvoir le modifier.

En reprenant l’ensemble des compétences, 60 au total, dévoilées sur les approches phonique, graphique et globale, selon deux étapes développementales, représentons graphiquement le cas d’un élève en situation de dysharmonie développementale :

Figure n°113Illustration d’une évaluation des compétences dans le domaine du «  lire-écrire » pour un élève qui présenterait une dysharmonie développementale de l’apprentissage
Evaluation des compétences dans le « lire-écrire » Approche
phonique
Approche
scripturale
Approche
globale
Epreuves de compréhension 4/10 3/10 1/10
Epreuves de mémorisation 7/10 8/10 4/10

Comme l’indique ce tableau, cet élève présente des résultats satisfaisants dans les épreuves consacrées à la connaissance des dimensions phonique, graphique et globale de la langue. Bien que les scores atteints en mémorisation ne soient pas homogènes, on imagine aisément que les questions posées, ayant trait à une connaissance sur la langue, offrent l’illustration d’un élève non démuni. Différemment, il se montre moins performant en ce qui concerne les activités de consciences phonique, graphique et globale. Les compétences de cet élève existent bel et bien mais elles apparaissent en définitive très détachées les unes des autres. Son niveau de mémorisation sur la langue est très supérieur à son niveau de compréhension : il manifeste une dysharmonie développementale de l’apprentissage, plus attaché à accumuler des savoirs qu’à les comprendre.

Nous appuyant sur la schématisation de l’approche systémique du « lire-écrire », nous allons différencier les six champs de compétences déjà mentionnés : les compétences phoniques de compréhension (CPC) et de mémorisation (CPM), les compétences globales de compréhension (CGC) et de mémorisation (CGM), les compétences scripturales de compréhension (CSC) et de mémorisation (CSM). L’ensemble constitue une cible, un profil d’élève marqué par une hégémonie des compétences de mémorisation sur les compétences de compréhension. Le coeur de la cible, en grisé, apparaît sous-représenté en comparaison des surfaces périphériques.

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Figure n°114Simulation d’un profil de compétences sur une dysharmonie développementale dans l’apprentissage du «  lire-écrire »

Notes
148.

Dans le chapitre 2 de cette partie 4, les premières pages sont consacrées aux compétences de natures qualitative (compréhension) et quantitative (mémorisation). Soixante compétences sont ainsi pointées sur les entrées phonique, graphique et globale.