c) la dépendance scripturale : le faussaire

Il est difficile de donner d’emblée une estimation du nombre d’élèves concernés par une dysharmonie conceptuelle de la découverte. Lorsque les pratiques pédagogiques se rapprochent d’un enseignement traditionnel misant sur la combinatoire et les relations graphophonétiques, on peut penser que la dépendance phonographique se retrouve chez quelques unités dans un effectif de classe (3 ou 4) et que la dépendance sémantico-contextuelle apparaît pour deux ou trois élèves. Quant à la dépendance scripturale, elle se manifeste plus rarement en raison de la faible place généralement accordée à l’exercice graphique. Nous estimons néanmoins, dans un effectif de classe, à un ou deux le nombre d’élèves qui seraient concernés par cette forme de dysharmonie conceptuelle.

La dépendance scripturale concerne ces élèves qui entretiennent avec l’acte d’écriture une relation privilégiée. L’exercice de transcription graphique constitue, pour eux, une activité particulièrement appréciée, non en raison de sa réalité de sens mais parce qu’elle porte, en elle-même, une existence formelle. A leurs yeux, la trace écrite offre l’immense intérêt de visualiser un acte personnel, de représenter une esthétique reconnue, de correspondre à une norme appréciée de l’adulte. Ecrire devient l’objectif prioritaire, un en-soi que l’élève cherche à conquérir. A cet effet, il observe minutieusement l’organisation de l’écrit sur une page de cahier, repère la position des mots, photographie les espaces entre les écrits, dénombre les carreaux et installe dans son esprit le décor à reproduire. Il existe quelque chose de profondément exigeant dans le souci d’imiter parfaitement un modèle, dans le respect des formes et des espaces.

Qu’on ne s’y trompe pas, comme pour les autres dépendances, la dépendance scripturale se présente d’abord comme une richesse, comme une victoire de l’élève sur ce difficile exercice d’écriture. Là encore, il peut arriver que l’adulte encourage l’élève à poursuivre cette voie et, lui-même, attiré par cette entrée, amplifie alors son investissement. Il s’y plonge comme si écrire, placé sur un statut identitaire, devenait une activité impliquant fortement le sujet. Au fond, il ne veut qu’écrire et le reste n’obtient pas le moindre suffrage ou reste secondaire. Très généralement, il est un des premiers de la classe, à rédiger son prénom  ou à transcrire un texte de deux ou trois courtes phrases: d’abord il utilise les lettres majuscules puis s’applique à se servir de l’écriture « attachée ». Plus vite que les autres il appréhende la linéarité de l’écriture, son sens de la gauche vers la droite et la mise en oeuvre d’un certain ordonnancement. L’attention qu’il porte à reproduire fidèlement les boucles, les traits qui montent et qui descendent, les points et autres signes, laisse souvent penser, à tort, que cet élève sait déjà écrire des lettres et peut-être des mots. En réalité, il imite une forme, il calligraphie avec adresse, presque avec génie. Son comportement reprend celui du faussaire qui, avec un talent certain, ne fait que mimer un objet sans s’intéresser au contenu.

Au fil de sa scolarité, la découverte dépasse la simple reproduction graphique. Elle s’enclenche sur la dimension alphabétique de la langue. Elle l’autorise alors à travailler plus efficacement mais toujours dans le sens d’une relation scripturale et kinesthésique avec l’écrit. Il mémorise des mots en les épelant, non pour se constituer un lexique mental, mais dans le but de transcrire plus rapidement, sans recourir aux allers et retours avec un modèle exposé. L’écrit n’apparaît pas comme un objet de sens, ni comme un objet de sons ; il est un marqueur sur lequel il travaille comme un sculpteur sur son oeuvre. La technique gestuelle lui apporte une satisfaction que la finalité de compréhension n’offre pas dans le moment présent. Il n’accède pas à l’idée que l’écriture serait seulement un instrument, un moyen au service des idées car pour lui le sens d’un acte d’écriture réside dans sa réalisation graphique.

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Figure n°119Profil d’une dépendance scripturale

Comme les autres dépendances, l’élève en situation d’exclusivité à l’égard du versant graphique de la langue se retrouve rapidement face à des difficultés. Il n’adopte pas un comportement de découvreur d’idées dans un écrit, il ne réussit pas la construction d’un petit texte ; il reste prisonnier d’un environnement scriptural qui l’enferme, qui finit par ne plus lui offrir de satisfaction. Si lui était pionnier dans la découverte des normes graphiques, bientôt ses camarades atteignent également un niveau aussi important. Il ne brille plus parce que l’écrit, au sens formel et normatif du terme, ne comporte plus de nouvelles données. Il en a fait le tour, pense-t-il, sans se rendre compte de l’existence de réalités différentes, phonique et globale.