Conclusion

La conscience phonographique introduit, dès la plus jeune âge, une compréhension de la réalité instrumentale de la langue. La perception des données sonores, présentes dans la langue, ne se réalise plus seulement selon une référence quasi exclusive donnée à l’oralité ; elle tient compte, désormais, du contexte scriptural. En ce sens, la conscience phonographique s’apparente à une conscience phonique qui intègre quelques conventions basiques de l’écrit : le sens de la gauche vers la droite, la linéarité et l’ordonnancement. Dès le plus jeune âge, lorsque l’élève accepte les différentes unités acoustiques de la langue (syllabe puis phonème), la conscience phonographique offre la possibilité d’établir des liens entre l’oral et l’écrit : repérer, localiser, identifier des éléments sonores dans un mot sont alors des activités où les règles de l’écrit sont introduites. Le travail sur les liens entre langue orale et langue écrite renvoie à une volonté de rendre explicite le fonctionnement de la langue de sorte que l’enfant, libéré des contraintes fonctionnelles, accède plus aisément à la compréhension et à l’expression de ses idées. La clarté cognitive, autrement dit, la compréhension de l’objet d’apprentissage, rend en effet plus sensible l’apprenant aux finalités du « lire-écrire ». Stratégiquement, cette attention portée à la conscience phonographique, dès lors qu’elle s’effectue dès les premières pas de la découverte, n’est plus à mener ultérieurement. En cours préparatoire, la disponibilité cognitive de l’élève devient alors plus grande pour mémoriser les variables graphophonétiques et s’intéresser à la recherche de sens. Les activités de conscience phonographique, menées en école maternelle, libèrent ainsi une charge cognitive nécessaire à la réussite du « lire-écrire » en cycle 2.

Trop souvent, les débutants lecteurs scripteurs ignorent le fonctionnement exact de la langue, la nature des relations entre la langue orale et la langue écrite, la définition des concepts essentiels et leurs caractéristiques. Instaurer une compréhension de l’outil linguistique vise à combattre, paradoxalement, un regard exclusivement mécaniste en direction de la langue. Cette approche de la conscience phonographique apporte du sens à un code linguistique qui, habituellement, reste associé à une donnée qu’il suffit de retenir et d’appliquer sans réflexion minimum. En conséquence, ce n’est pas un acte de mémorisation que nous sollicitons en début de scolarisation, c’est d’abord un acte de compréhension à l’égard de la langue. Nous mémorisons efficacement les contenus que nous avons compris parce que s’instaurent alors une finalité de sens et un projet de mise en oeuvre et d’exploitation. Ainsi, lorsqu’en début de CP l’élève ne témoigne pas d’une conscience phonographique suffisante, deux origines pédagogiques (parmi d’autres non pédagogiques) peuvent expliquer ses difficultés : soit il n’est pas sensible à la réalité sonore de la langue et mise alors tout sur, par exemple, la recherche d’indices de sens dans un écrit, soit il a engrangé des contenus graphophonétiques dont il n’a pas saisi l’intérêt et la pertinence.

Nous avons montré l’existence d’une corrélation entre les compétences de conscience phonographique en fin de maternelle et la réussite dans le « lire-écrire » au terme du cours préparatoire. Si le dispositif expérimental se voulait modeste dans ses ambitions, il introduit néanmoins et présente en détails le concept de conscience phonographique au regard de l’apprentissage du « lire-écrire ». Tout en constatant la relation entre ce nouveau concept et le « lire-écrire », il serait possible d’aller au-delà sur cette orientation. D’un point de vue expérimental, nous pourrions rendre encore plus évidente la nature de ce lien en organisant un travail sur une plus grande échelle avec un corpus bien plus imposant. Il serait également possible de travailler auprès d’élèves handicapés afin de montrer l’impact de la conscience phonographique sur l’accès au « lire-écrire ». Nous pourrions enfin nous intéresser à une population d’adultes illettrés afin d’observer si des faiblesses se manifestent à ce niveau. Tous ces chantiers restent à mener afin d’asseoir encore davantage le bien fondé d’une approche pédagogique de la conscience phonographique.

Un autre choix s’est imposé : l’introduction auprès des enseignants et autres pédagogues de nouvelles démarches d’apprentissage du « lire-écrire », inspirées des travaux sur la conscience phonographique mais amplifiées aux multiples dimensions de la langue. Si la conscience phonographique facilite la découverte de la langue, c’est au regard de sa dimension graphophonétique et uniquement celle-ci. Or la langue ne se limite pas à cette réalité ; rappelons-le, elle s’apparente à une mosaïque plus complexe à dominer que ne le suggère le seul travail sur la conscience phonographique. Puisque la langue exprime intrinsèquement une diversité conceptuelle et fonctionnelle, sa conquête ne peut se restreindre à une pédagogie « monocolore » qui ne relaierait qu’un seul versant. Nous nous référons ici à un dispositif d’enseignement décrit comme une organisation systémique et développementale. Le mot « systémique » renvoie à trois réalités présentes en permanence dans le contexte d’apprentissage : celle de la langue (objet d’apprentissage), celle de l’élève (le sujet apprenant avec son expérience singulière de la langue) et celle du groupe classe (sa diversité, impossible à réduire à un seul comportement). Chaque réalité s’appuie sur trois entrées que nous nommons phonique, globale et scripturale : la langue française est tout à la fois son (entrée phonique), sens (entrée globale) et lettre (entrée scripturale). L’élève peut avoir accumulé des compétences phoniques au détriment des deux autres entrées ; dans le groupe classe, certains enfants auront une expérience de l’entrée globale très inspirée d’une attention à la prise de sens tandis que d’autres auront des acquis scripturaux et que d’autres, encore, défendront la voie phonique. L’aspect systémique tente de fédérer une situation d’apprentissage où se combinent les intérêts contradictoires de l’objet, du sujet et du groupe. Ce dispositif à trois branches autorise aussi l’analyse d’un certain nombre de difficultés vues non pas comme des insuffisances mais plutôt comme des surinvestissements d’une entrée sur les deux autres. Nous aurons alors affaire à trois formes de dépendance appelées sémantico-contextuelle, phonographique et scripturale. L’aide pédagogique ne sera pas seulement pensée comme un manque à combler mais, spécifiquement, comme une rééquilibrage à opérer entre les trois entrées phonique, scripturale et globale. Concrètement, dans cette approche systémique du « lire-écrire », l’enseignant se préoccupera de travailler les trois entrées de telle sorte que l’une ne soit pas plus exposée que les deux autres. Non seulement les activités menées en classe s’inspireront des trois entrées mais l’objectif consistera également à montrer, chez les élèves, l’existence de ces trois entrées.

Si la référence systémique dévoile trois entrées, le qualificatif « développemental » introduit la présence de deux étapes successives. Ces deux étapes ne sont pas conceptuelles et n’ont pas de lien direct avec l’objet d’apprentissage ; elles se définissent comme des opérations cognitives privilégiées et ordonnées. La première étape est celle de la compréhension et la seconde celle de la mémorisation. Nous avons évoqué ces deux étapes à propos de la conscience phonographique qui se définit, elle-même, comme un acte de compréhension à l’égard du fonctionnement phonographique de la langue. Suivra ensuite la mémorisation des variables graphophonétiques comme, par exemple, les différentes graphies du son « O ». Pour les autres entrées, globale et scripturale, les deux étapes seront reproduites : il y aura une étape dite de « conscience globale » et une étape de « conscience scripturale » qui seront suivies, l’une et l’autre, par une étape de mémorisation. Autrement dit, le modèle systémique et développemental se compose de trois étapes de compréhension (la conscience de...) suivies, pour chacune d’elles, d’une étape de mémorisation.

Avec l’implantation de ce modèle pédagogique, nous soulevons ici l’influence du travail d’équipe dans un établissement scolaire. Pendant de nombreuses années, pas si lointaines que cela, la manière d’aborder un savoir dans une classe relevait pratiquement de la seule initiative de l’enseignant. Les choix pédagogiques lui appartenaient et nul ne pouvait en contester le bien-fondé dès lors qu’ils étaient argumentés dans le cadre d’une année d’enseignement. Dans cette optique, l’attention à une continuité des apprentissages sur toutes les années de la scolarité et la prise en compte d’une cohérence de la pédagogie du « lire-écrire » restaient secondaires, voire embryonnaires. Sur le cycle 2, des actions au service de l’apprentissage risquent, en conséquence, d’être présentées de façon contradictoire et préjudiciable pour l’apprenant, sans que personne n’ait possibilité d’agir. De ce point de vue, tout aussi néfastes sont les organisations pédagogiques sur le « lire-écrire » qui privilégient une seule entrée conceptuelle, que celles qui, au nom d’une soi disante diversité, les utilisent toutes sans relation les unes aux autres. La mise en oeuvre d’une pédagogie systémique et développementale du « lire-écrire » sollicite le recours à la concertation entre enseignants. En évitant de culpabiliser chacun, il convient de s’accorder sur un parcours d’apprentissage ouvert aux multiples réalités de la langue. Le lien entre les classes ne se conçoit plus comme une répartition conceptuelle des différentes composantes de la langue mais comme la poursuite, d’année en année, du caractère « mosaïque » de cet objet.

Au terme de cette recherche, nous prenons conscience de l’exigence professionnelle dans laquelle nous mettons les enseignants du 1ier degré et les pédagogues qui agissent sur le « lire-écrire ». La mise en lumière des compétences en matière de lecture et d’écriture se présente comme un dispositif d’enseignement complexe. En cycle 1, deux orientations s’imposent : la présentation de plusieurs entrées possibles dans le « lire-écrire », phonique, scripturale et globale et, pour chacune d’elles, une priorité accordée à l’étape de la compréhension qui vise des prises de conscience phonique, scripturale et globale. L’enseignement de la langue s’appuie, en conséquence, sur cette présentation systémique dans laquelle toutes les facettes de la langue sont appréhendées. En cycle 2, la poursuite des trois voies de découverte apparaît comme essentielle tout en menant désormais des temps de mémorisation. Ceux-ci seront organisés sur les trois voies après une phase de compréhension suffisante. La mise en avant de deux étapes successives de découverte s’harmonise donc avec les trois entrées conceptuelles : l’enseignement reste systémique mais devient aussi développemental. En cycle 3, gardant cette orientation systémique et développementale, il convient d’organiser des actions pédagogiques stratégiques de telle sorte qu’un élève puisse revenir des contenus non maîtrisés, voire les ré-apprendre.

La nécessité du travail d’équipe correspond, en conséquence, à une première limite importante de cette recherche. Nous en pointons une seconde, celle qui consiste à croire à l’influence du pédagogue, autrement dit à la toute puissance de la pédagogie. De nombreux champs des sciences humaines s’intéressent, bien évidemment, à l’enfant et à son éducation ; de la philosophie à la psychologie, les chercheurs nous offrent d’autres paradigmes pour aborder différemment l’enseignement. En ce qui concerne l’apprentissage du « lire-écrire », le pédagogue, aussi talentueux soit-il, avec une pédagogie, quel que soit son caractère innovant, ne peuvent pas tout. D’autres intervenants alimentent la réflexion et offrent des réponses qui apparaissent pertinentes. Notre recherche se positionne sur l’angle pédagogique et, en ce sens, elle témoigne aussi de sa propre restriction. Tout en pensant aux ressources possibles de la réflexion pédagogique, celle-ci ne saurait suffire en elle-même à la résolution de tous les obstacles qui se lèvent pour accéder à la conquête du « lire-écrire ». Nous pourrions, à cet égard, reprendre les propos tenus par Michel Soëtard sur un excès de la pédagogie : « ‘il faut insister à nouveau pour prévenir toute tentation de “spiritualisme pédagogique”, de “pédagogisme”’ »149. Pour autant, sur précisément le domaine du « lire-écrire » et en particulier sur le thème du trouble de la lecture et de l’écriture, abondamment abordé aujourd’hui, il convient pour tout enseignant de garder à l’esprit son champ professionnel. Pour combattre les difficultés dans le « lire-écrire » et agir dans le cadre de la prévention, il nous faut maintenir ce positionnement de pédagogue avec ses insuffisances et ses limites mais également avec tout son champ d’actions.

Enfin, nous terminerons cette thèse par les élèves. Ils ont grandement permis que cette réflexion se déroule grâce à leurs remarques personnelles, par l’expression de leurs propres difficultés, par une certaine générosité dans un contexte scolaire parfois sans bienveillance. Parmi eux, certains présentent de grandes difficultés ou manifestent un handicap reconnu. Ils sont scolarisés en SEGPA, en IME ou dans d’autres structures spécialisées. Pour eux, cette recherche se poursuit car il n’est pas certain qu’ils puissent profiter de la conscience phonographique ou de l’orientation systémique et développementale du « lire-écrire ». Nous soulevons ici une autre limite et, en même temps, une nouvelle ouverture à cette thèse. En effet, depuis plusieurs années, faisant suite à des actions de formation auprès des enseignants du 1ier degré, cette construction systémique et développementale semble montrer une efficacité plus importante. Dans les échos recueillis, se manifestent une clarification des actions menées par les enseignants eux-mêmes et, corrélativement, une meilleure compréhension des difficultés d’apprentissage rencontrées. Il n’en demeure pas moins que ce dispositif reste à expérimenter auprès des publics particulièrement en échec sur le « lire-écrire ». Autrement dit, le modèle systémique et développemental reste encore à formaliser dans un contexte ordinaire d’enseignement, non du point de vue théorique mais sur l’angle des activités concrètes. Il reste encore inexploré dans les établissements et les structures spécialisées, en particulier auprès de jeunes ayant dépassé l’âge habituel de l’apprentissage.

Actuellement, dans le cadre d’une SEGPA, une recherche collective est organisée afin de vérifier si la nature des difficultés dans le « lire-écrire »s’exprime sous la forme d’une double dysharmonie , à la fois conceptuelle et développementale. L’hypothèse serait la suivante : les adolescents, en rupture avec le « lire-écrire » présentent deux formes de déséquilibre, au regard de l’apprentissage : d’une part, ils mettent en oeuvre prioritairement des actions de mémorisation et non de compréhension et, d’autre part, ils surinvestissent une entrée conceptuelle au détriment des deux autres. L’association de ces deux dysharmonies rendrait très ardue toute tentative d’aide pédagogique pour l’enseignant et entraînerait une forme de rigidité cognitive de la part de l’apprenant.

Notes
149.

SOETARD Michel, Qu’est-ce que la pédagogie, ESF éditeur, Paris, 2001, 122 p, page 114